Beetlejuice, ou la quintessence de l’univers burtonien

Si l’on vous dit : un costume intégral fait de rayures noires et blanches, à faire pâlir d’envie n’importe qui (oui oui, y compris Robin Thicke) ? Des cheveux verts en pétard digne d’un Einstein en labo de chimie ? Un faciès laissant déjà entrevoir le célébrissime Joker ?  Si tout cela ne vous évoque toujours rien, il est grand temps pour nous de vous présenter Beetlejuice.

Comédie gothique à l’humour noir aussi grinçant que le rire qu’il provoque est franc, Beetlejuice est le second long-métrage de Tim Burton, qui nous donne réellement à voir l’univers si propre au réalisateur. Déjanté à souhait, dérangeant sans être malvenu, gore sans être violent, mais surtout délicieusement absurde, ce pur produit de second degré saura réconcilier les plus angoissés d’entre vous avec les films de fantômes.

On y suit les péripéties des jeunes époux Maitland, qui vivent heureux dans la maison de leur rêve jusqu’au jour où, voulant éviter d’écraser un chien…ils passent de vie à trépas. Mais la mort ne les sépare pas pour autant. Couple de fantômes avant l’heure, les voilà condamnés à hanter leur coquette demeure pour plus d’un siècle.

Leur mission : déloger de leur sweet home un couple de mondains new-yorkais exécrables à souhait, nouvellement installés avec leur fille Lydia. Ces derniers, très portés modern art, entreprennent une rénovation intégrale de la maisonnée, au plus grand dam de notre adorable couple désormais invisible au commun des mortels. La guerre du goût est déclarée : au menu, farces macabres de spectres traditionalistes contre provoc chic des avant-gardistes snobs.

Mais devant l’échec de leurs stratagèmes classiques, les Maitland décident de faire appel à un « bio-exorciste » freelance connu sous le sobriquet de Beetlejuice. Ce fantôme meurtrier, grossier à en faire rougir un charretier et libidineux comme pas un, est un menteur invétéré sur lequel repose désormais tous les espoirs du couple. A leurs risques et périls.

Le coup de maître réside en ce que ce personnage répugnant, que vous adorerez détester, donne son nom au film et pourtant…n’est présent que dix-sept minutes à l’écran. Mais sa présence nous est suggérée tout du long, et ce dès le début avec sa main lilliputienne émergeant de la maquette pour attraper une mouche au vol, avant de l’ingurgiter goulûment.

Micheal Keaton, survolté, est brillant en démon lubrique  – on sent le rôle jubilatoire, où la composition n’a de limite que l’imagination de Burton. Toujours plus indécent et publiquement incorrect, il s’approprie rapidement le faciès d’un clown zombie, jusqu’à devenir cette figure aujourd’hui culte. Notons que la musique de Danny Elfman, décidément génial, ajoute au délire ambiant. La fameuse scène du dîner, où les convives sont possédés sur le Banana Boat Song de Harry Belafonte, est quant à elle hautement jouissive.

La fameuse « touche Burton » se retrouve avant tout dans la thématique même du film : la vie après la mort. Deux héros expérimentent la mort et la surpassent, nous donnant ainsi à voir la vie depuis l’autre rive. Le royaume des morts nous semblerait presque plus joyeux que celui des vivants – en tout cas, il se trouve confronté aux mêmes déboires administratifs, comme on peut le constater avec le Bureau des Morts.

Le côté burtonien se retrouve aussi naturellement du côté de l’esthétique. Si les effets spéciaux sont à des années-lumière de ceux utilisés pour Big Fish ou encore Charlie et la Chocolaterie, la création ex nihilo d’un monde visuellement prégnant reste un des points phares des films de Burton. Un soin tout particulier est accordé aux décors et costumes, participant de l’atmosphère ambiante. Le serpent des sables a trait, quant à lui, au surréalisme ; et si les effets spéciaux peuvent paraître avoir vieilli aujourd’hui, on peut y voir une créativité naïve au budget limité, posant les bases de l’univers visuel que Burton développera par la suite au gré de ses films.

L’autre force majeure du film tient à son caractère aussi révélateur que particulier. Révélateur, car Beetlejuice fait figure de maître-étalon dans la filmographie de Burton ; et particulier, parce qu’il prend le parti de ne s’inscrire dans aucun genre, détournant codes sur codes. Il prend notamment le contre-pied des traditionnels films de fantômes des années 1980, alors en vogue. Par exemple, le thème de la maison hantée est repris, pour n’en être que mieux tourné en ridicule quand les tours vus et revus dans ce cinéma de genre échouent à effrayer les nouveaux habitants. Au lieu de s’enfuir en courant devant les manœuvres du couple fantôme, nos détestables Newyorkais, ravis, songent même à faire de leur maison « hantée » une attraction touristique. Pour terroriser ces citadins blasés que plus rien ne semble effrayer – on peut d’ailleurs les rapprocher du public des années 1980, immunisé contre les films de fantômes – les doux spectres Maitland vont demander l’aide de l’au-delà. Ils convoquent alors Beetljuice, connu pour son extravagante inventivité. Ce dernier n’hésite pas à employer les grands moyens pour parvenir à ses fins. On peut voir en lui l’incarnation du nouvel Hollywood, donnant dans le spectaculaire à grand renfort d’effets spéciaux, dernier recours pour que le public contemporain se laisse encore happer par le vieux récit de la maison hantée.

Bettlejuice est le résultat d’une dichotomie entre le film que Burton avait imaginé et celui voulu par les studios Disney. Si Burton semble se plier au format de la comédie familiale gentiment sombre et renoncer par là même à son conte cauchemardesque initial, il nous apparaît bien vite qu’il ne l’a pas fait sans une certaine subversion, subversion permise notamment par le ton comique résolument grinçant du scénario signé Warren Skaaren. En effet, Burton entrelace épouvante, burlesque et grotesque sous nos yeux, inaugurant un style inédit à l’écran. Ce long métrage, aujourd’hui hissé au rang de « grand classique », reste une œuvre à part parmi ses autres réalisations.

Subversif, intelligemment conçu et désopilant, Beetlejuice est donc une œuvre où s’affirme d’ores et déjà un univers gothique aussi puissant que délirant. Voilà un film à ranger aux côtés des plus subtils réalisés par Burton – et à aller voir ou revoir de ce pas.

Anaïs Levieil