Past Lives ou l’art de disséquer les cœurs

Derrière nos bonnes résolutions, le passage à une nouvelle année s’avère souvent être le moment de prendre du recul sur les décisions qui structurent notre existence. Avec une grande délicatesse, le premier film de la réalisatrice Celine Song, sorti en décembre dernier, nous donne, pendant presque deux heures, l’occasion de faire cela. Past Lives, c’est une parenthèse, parfois douce, parfois plus amère, qui pose de nombreuses questions et nous invite à y répondre, sans jugement : à quoi ressemblerait ma vie si je n’avais pas déménagé ? Que serais-je capable de faire par amour ? Qui est véritablement la personne faite pour moi, et existe-t-elle seulement ?

Avant de tenter de leur apporter une réponse, il s’agit néanmoins de revenir à l’histoire de Past Lives : celle de Nora et Hae Sung, deux amoureux d’enfance qui voient leur relation platonique s’étioler le jour où Nora, âgée de douze ans, quitte définitivement la Corée du Sud avec sa famille pour rejoindre le Canada. Le film, constitué de deux ellipses temporelles majeures, brosse alors avec finesse l’évolution respective la jeune femme, qui devient dramaturge aux Etats-Unis, et de Hae Sung, poursuivant des études rangées en Corée. Tout semble les éloigner, jusqu’à ce que ce dernier, à vingt-quatre ans, reprenne contact avec son ancienne amie via les réseaux sociaux, puis, à trente ans passés, monte dans un avion pour New-York afin de la revoir à nouveau.

Illustrant le concept philosophique coréen d’« inyeon », selon lequel nous serions nécessairement amenés à retrouver dans nos vies futures les personnes qui ont le plus compté pour nous, Past Lives joue avec mélancolie sur le poids des souvenirs et la place qu’ils occupent dans notre existence. La bande-son, soutenue par de beaux passages au piano, et les incisions rêveuses faites du quotidien, à New-York, Montauk ou Séoul, offrent au spectateur des fragments de vie tendrement mis en scène, révélant des dizaines d’émotions sous-jacentes, dépliées lentement, une à une – telles les huit-mille couches d’« inyeon » qu’il est dit nécessaires à deux personnes pour qu’elles puissent se marier.

Parce que, oui, entre la puissance de l’amour cristallisé, l’avide soif de découvrir le monde et de connaître le succès, mais aussi la crainte des remords et la charge des regrets, Past Lives nous livre avant tout une introspection pudique de toute l’intériorité de Nora et Hae Sung, qui ne saurait que trop bien nous ramener à nos propres histoires personnelles. On se retrouve aussi bien dans l’air déterminé de Nora, ayant tourné la page de son enfance en Corée et s’étant mariée à un écrivain, enthousiaste à l’idée de percer le champ littéraire américain, que dans le sourire timide de Hae Sung, qui n’a jamais vraiment réussi à faire une croix sur son amour passé, malgré plusieurs tentatives. Mais on se retrouve aussi, et surtout, dans les longs regards que les deux échangent sur le bord d’un trottoir, ou au large de l’East River, remplis de tendres non-dits qui ne peuvent éclore, figés dans un passé que l’on aime à se remémorer, mais qui, fatalement, n’adviendra plus jamais. On se retrouve parfois même dans les plis inquiets d’Arthur, le mari de Nora, inéluctablement mis face à une situation qui le dépasse, mais dans laquelle, malgré tout, il aimerait pouvoir s’impliquer. À ce titre, les scènes d’échange entre Arthur et Hae Sung donnent à voir d’émouvantes captations de cœurs meurtris par les circonstances de la vie, mais qui cherchent néanmoins à se rencontrer et s’estimer, avec respect et pudeur, dans un mélange touchant d’anglais et de coréen.

Bref, Past Lives, c’est le meilleur et le pire de l’amour, ce qui fait sa tragique beauté et toute sa complexité. Mais c’est surtout un chant nouveau, poétique, un premier jet autobiographique devenu chef-d’œuvre, qu’il est bon de regarder en ce début d’année, au moment où de nombreux questionnements taraudent encore nos esprits. Il n’est sans doute pas facile de les résoudre ici, mais, pour autant, si vous vous demandez encore si vous devriez voir ce film, la réponse est résolument : oui.

Marion Tschudy