Mes séances de lutte, de Jacques Doillon

         mes seances de lutte

          Nous sommes à la campagne, mais nous ne savons où, nous ne savons quand ; un lieu indéfini et vide où toutes les solitudes sont exacerbées. Il y a Elle (Sara Forestier), sans nom et sans âge précis. Son père lui a manqué d’amour et vient de mourir. Il y a Lui (James Thiérré), dont on ne connaît rien. Elle, sa famille ne la comprend pas, il y a entre eux un problème de communication ancré depuis de longues années. Lui est seul, négligé. Dans ce lieu de l’ennui, elle décide un jour de retourner chez lui, pour tenter de comprendre pourquoi l’ambiguïté présente entre eux n’a jamais abouti à rien de concret, pourquoi il ne l’a pas réconfortée la nuit où elle s’est réfugié chez lui. La raison est simple, triviale même : il bandait et il avait honte. Mais les questions ne s’arrête pas là : il s’agit de débusquer ce qui est caché, tensions et amours latents, avec le langage ou avec le corps. Ils décident – en réalité elle décide et il suit -alors de rejouer cette scène décisive, et s’installe entre eux, chaque jour, une séance de lutte physique et mentale. Ces séances de lutte sont l’histoire d’une exclusivité sentimentale et d’une épuration cinématographique, où le seul moment intéressant de la journée -et de la vie, il semblerait- est celui de la rencontre avec l’autre, répétée à l’infini. 

L’impasse circulaire du dialogue

          Si la lutte s’instaure, c’est que les caractères semblent incompatibles : lui est équilibré et ne recherche pas le conflit ; elle est névrosée, immature parfois. Il prône une philosophie de l’instant ; elle tient à son appareil photo pour que rien ne disparaisse. Alors ils métarelationnent et leurs conversations ne mènent à rien : il s’agit bel et bien de joutes rhétoriques qui n’apportent aucune information. Le langage est davantage conçu comme un terrain de jeu qu’un terrain d’action – ce qui classe d’emblée le film de Doillon comme un film élitiste, voir intellectualiste. C’est pourtant la sensualité qui domine : si le langage est le lieu préliminaire qui annonce le jeu et ses règles, il est aussi l’impasse, celui qui s’épuise et ne trouve pas ses solutions. Les scènes se répètent et se ressemblent sans que l’on sache où tout cela va mener. Comme si le film se construisait au fil des batailles, sans idée préconçue de la direction vers laquelle il va. La progression ne se jouera alors plus sur le terrain de la parole, mais dans l’acte physique, avec le passage de l’acte de lutte à l’acte d’amour, tout aussi violent ; et les vingt dernières minutes du film seront silencieuses, et les plus fascinantes.

Un jeu dangereux

          Elle est actrice de seconde main, mais joue bien, et elle va lui rejouer la scène fatale où elle entrait, l’air fatigué et désabusé, dans sa chambre, désirable malgré son pyjama beaucoup trop grand ; mais cette fois-ci il se lèvera et la prendra dans ses bras. Parfois, alors qu’on croit que la lutte devient sérieuse parce qu’elle devient violente, ils explosent de rire. Ce qui est sérieux par contre, ce sont les belles paroles qu’ils échangent avant la lutte : lui tente de la pousser à bout pour qu’elle sorte de son rôle, du contrôle total d’elle-même en lui parlant d’un sujet douloureux, son père. Avec un malin plaisir il observe la haine naître sur son visage et attend les coups. Elle, presque héroïne égocentrique de la Nouvelle Vague perd alors son contrôle habituel pour se muer en bête féroce. Mais il s’agit d’une lutte spéciale, où la haine est feinte et où le gagnant n’est pas le plus lourd, mais celui qui pèse le plus d’amour. Cette lutte au départ réglée à coups de jours fixes, quelques minutes par jour, est rapidement gagnée par la disparition du cadre qui laisse place aux pulsions (visites imprévues) et aveux de faiblesse : ils se jettent tels des loups affamés l’un sur l’autre. A toute lutte devrait répondre une victoire, mais là où il s’agit de se battre contre la tentation amoureuse -parce que montrer la détestation, pour celui qui a peur de soi et des autres, vaut mieux qu’avouer l’amour – les sentiments qui émergent signent un échec cuisant pour les deux combattants ; car il s’agit du lieu où plus l’on se bat et moins l’on ne peut vaincre. On se rend compte que le jeu est fini lorsqu’elle fond en larmes et lui dis le mot de la fin : “je t’aime”. L’émotion prend alors le dessus sur son obsession omniprésente du décryptage, sur l’analyse de ce passé qu’elle veut tant remuer dans une sorte de quête psychanalytique.

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Jésus et Freud, le même combat

          En réalité, il s’agit avant tout d’une lutte contre soi même. Il s’énerve contre son propre désir (il ne l’avait pas recontacté car il voulait qu’elle disparaisse de sa tête), elle s’énerve contre sa propre passivité habituelle. Puis contre leurs sentiments, parce qu’ils sont incontrôlables. Si beaucoup de choses les séparent, ils partagent la peur du désir. Ces séances quotidiennes de lutte ne sont d’ailleurs pas sans faire penser à des séances de psychanalyse -nous ne savons rien sur eux mis à part ce qu’ils se confient, alors même que la figure du père est omniprésente. Mais ce huis-clos extériorise trop pour devenir oppressant. Elle parle trop, il le lui dit, mais il l’écoute. Il essaie de la renforcer mentalement, pour qu’elle puisse se battre contre sa famille. Car ces ennemis là sont solidaires. Mais surtout, il s’agit d’un apprivoisement de l’autre, presque d’une prédation : “Quand t’arrêtes d’être furieuse, t’es jolie.”, lui dit-il. Le désir est palpable et nous suspend à chaque gifle comme à chaque baiser. Lui demande à Elle de se battre en pensant à son père : il s’agit bel et bien de l’opération freudienne du transfert ; mais c’est elle qui devient dans l’image finale très picturale la Vierge Marie qui pleure son fils. S’il est son père et si elle est sa mère, un nouvel équilibre se crée, où tout caractère malsain est exclu. Cette lutte est précisément un échec en ce qu’elle s’achève en un don de soi, à la fois pour l’autre et contre l’autre.

 Une caméra picturale

          Jacques Doillon opte pour un style non étudié, à l’image de son personnage masculin, privilégiant clairement le scénario au montage. Heureusement, Sara Forestier est subjuguante par sa bipolarité, tantôt adolescente négligée, tantôt créatrice d’une force titanesque et érotique. Mais ces plans naturalistes du début du film subissent une lente évolution, jusqu’à se théâtraliser (on pense notamment au plan rapproché d’Elle, yeux dans les yeux avec la caméra, qui prononce un monologue franchement érotique si ce n’est pornographique, extériorisant ses fantasmes les plus crus), à la limite de la récitation et d’une provocation faite à l’égard du public. A mesure que les vêtements s’ôtent, nous assistons à une esthétisation et une érotisation de la violence où les acteurs, lutteurs acharnés, se transforment en danseurs agiles à la souplesse inattendue. Comme s’ils avaient été choisis pour leurs corps, blancs, dont les muscles se muent et se détachent, désirables, et surtout marqués par les bleus, plaies et autres cicatrices de journées entières de lutte. Finalement, la lumière crue du jour devient lumière froide des éclairages nocturnes, donnant à la dernière scène une dimension mythique. Celle-ci est à elle-seule un chef d’oeuvre esthétique qui rappelle d’emblée les tableaux de Le Corrège ou Titien et la blancheur sublime des corps mise en valeur par le clair-obscur. La dernière image est sans doute la plus frappante, lui allongé en position christique, et elle telle la vierge Marie affligée par son fils blessé. A la nuance près qu’ici, celui qui pleure est celui qui a donné le coup.

L’archaïsme de la sensualité

          On a souvent parlé de Jacques Doillon comme un ancien soixantuitard qui valorise une liberté sexuelle totale. Mais il ne s’agit en aucun cas de provocation ou d’une lutte pour des idéaux : le huis-clos que forment les amants empêche toute revendication de ce genre. En cause aussi, l’atemporalité : là où tout est désitué et où aucun regard extérieur n’existe pour juger, nous ne pouvons être dans une optique de libération sexuelle en lien avec une époque. Ce monde intimiste filmé par une caméra réaliste a des accents d’irréalités, renvoyant à l’éternité de la lutte comme sport, mais aussi comme art ; ainsi qu’à la prédation nécessaire et primitive que demande l’amour. La peinture n’est-elle pas le premier lieu où sont représentées à la fois la lutte et l’amour des corps nus ? Il n’existe aucun contexte dans lequel nous pouvons lire ce film – si ce n’est l’utilisation de Skype et des téléphones portables. Le sexe est avant tout des mots crus, qu’on a pas peur de prononcer – à l’inverse de toute ce qui attrait aux sentiments, surveillé avec une attention minutieuse par les deux personnages-, comme s’ils tentaient de salir l’amour, le brutaliser par peur du sentimentalisme, mais qu’il devenait entre leurs corps un acte pur et innocent. Comme si pour nier l’existence de ses sentiments il parlait de baise et d’érection, pendant qu’elle parle de ses bons coups. Mais ce qu’ils veulent nous faire croire, parfois – un plan cul, c’est tout – personne n’est dupe. D’un tapis de jeu dans le salon de Lui, ils se retrouvent dans la forêt à s’ébattre dans la boue, comme symbole extrême d’un retour a la primitivité, qui signe le retour de la beauté. La nudité, quant à elle, n’est jamais choquante car jamais provocatrice ; et le sexe est avant tout un désir de fusion totale comme remède à la solitude. Finalement, les personnages ne sont pas réellement en colère l’un contre l’autre, ils n’ont pas de raison de se battre : il s’agit avant tout d’un geste de rage indéterminé qui se jette sur l’objet en face de lui, proche de la pulsion de vie ; geste hautement symbolique plutôt que significatif. Chacun son tour, en une parole divine, annonce l’énervement : et les corps suivent la danse. Bref, Doillon met à mal la dualité illégitime qui oppose entre l’esprit et le corps. 

L’acteur sacrifié

          Sortons de la fiction : cette idée de sacrifice de soi se pose aussi pour l’acteur qui joue un rôle, comme si Jacques Doillon écrivait une éthique du cinéma en s’interrogeant sur les limites poreuses entre réalité et fiction. Les acteurs se battent réellement, leurs bleus et blessures ne sont sûrement pas le fruit d’un maquillage réussi. Il s’agit de leur part d’une réelle performance physique, où malgré l’apparence d’une bataille pleine de rage où les corps sont jetés, malmenés, abandonnés, il s’agit d’une chorégraphie travaillée à la perfection, où les frolements et les jetés défient les règles de la souplesse. Cependant, l’illusion cinématographie se brise lorsque le spectateur en arrive à faire des conjectures sur des chutes éventuelles, des accidents qui pourraient avoir lieu. Lorsque nous nous inquiétons pour les personnages, nous nous inquiétons tout autant pour les acteurs. De quoi s’étonner avec les polémiques actuelles que ce film n’ait fait l’objet d’aucun scandale…

         Et c’est justement ce qui nous tient en haleine : on ne sait jamais ce qu’il va se passer la minute d’après, où cesse le jeu, où commencent les sentiments, où s’achève la colère, où émerge la complicité : l’amour est bel et bien dangereux, car ce sont des crânes qui frappent par terre. Si l’inéluctable n’arrive pas, et si les personnages finissent par devenir dépendants l’un de l’autre, c’est au profit d’une aliénation, celle d’un amour harassant, épuisant et toujours insatisfait (car après l’intensité, il s’agit d’obtenir l’éternité) ; un enfer sublime d’où on ne peut sortir indemne, mais seulement plein de bleus, et d’égratignures qui ne tarderont à devenir des cicatrices. Ils se retrouvent alors à la fin dans l’état le plus dépouillé : au fur et à mesure qu’ils se devinent et ne parviennent plus à se cacher, leurs habits s’ôtent, jusqu’à finir nus et indissociables, dans les larmes et les rires. Histoire de nous rappeler que l’amour est une belle comédie tragique.

           Finalement, il n’y a rien d’étrange dans ce film qui pourtant désarçonne. Le choc de l’image nous offre ce que les dialogues sont incapables de mener à bien : un rapport de force réel et symbolique, une lutte mentale extériorisée et physiquement symbolisée pour et par le cinéma. Qui nous est réellement donnée à voir, dans un beau filage de la métaphore tragique de l’amour comme combat de tous les jours.

CMD

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