Anatomie d’une chute, les affres d’un couple au travers des caméras

© Justine Triet
« PIMP » – Bacao Rhythm & Steel Band

Les casserolades n’auront qu’à bien se tenir… Les premières notes  de la bande originale sont celles, assourdissantes, des steel drums (instruments de percussion) de la musique à succès « P.I.M.P. » (ce qui signifie, en anglais,  proxénète). Mais rien ne lie la signification de ce titre au scénario d’Anatomie d’une chute : ici, il est question de l’accusation d’une femme du meurtre de son mari à leur domicile au coeur des montagnes, loin de tout témoin. Commence alors le procès, qui pose évidemment la question de la responsabilité, mais aussi celle, plus profonde, des causes de la défaillance d’un couple qui ne partageait plus qu’un enfant en commun. Ce fils, qui subit de plein fouet la mort de son père, pose son regard d’enfant sur cette relation violente, sur le fil. On donne à l’enfant cette nouvelle place de juge…Tout en évitant de prendre au sérieux ses dires. Alors, qu’est ce qui sera retenu comme preuve suffisante ? Justine Triet prend le sujet à bras le corps, et parvient à éviter les facilités cinématographiques du genre judiciaire.

Léane Ransay et Léo Guillemet, deux membres de l’équipe Cinépsis, ont eu la chance d’être invités par AlloCiné pour découvrir en avant-première Anatomie d’une chute, le film de Justine Triet auréolé d’une palme d’or au Festival de Cannes 2023. À cette occasion, ils vous livrent leurs impressions. 

Vu de… Léo Guillemet

Sous le projecteur sombre de Justine Triet surgit un drame policier captivant intitulé Anatomie d’une chute. Mais de quelle chute parle-t-elle ? C’est tout l’intérêt du film que j’ai interprété à travers deux lectures différentes.

La première se dessine sans ambages, en s’accrochant à la notion même de chute : celle du père, au centre de l’intrigue. Une chute au contour incertain : est-elle accidentelle, suicidaire ou provoquée ? C’est l’énigme que les différents protagonistes du film tentent d’élucider lors du procès, qui nous rappelle évidemment d’autres affaires très médiatisées dont la réalisatrice avoue s’être inspirée. Tout au long du film, nous sommes témoins de ce procès comme si nous étions dans la salle d’audience. Nous découvrons chaque nouvel élément de l’enquête et  les plaidoyers des différents camps au même rythme que les jurés, ce qui nous tient en haleine. Si bien, que notre cerveau est en constant questionnement pour répondre à cette question centrale : quelle est l’anatomie de cette chute ?

Ma deuxième lecture du film m’est venue dans un second temps. Au-delà de la chute du mari se profile une chute inattendue, celle de l’histoire elle-même, de son dénouement. On peut analyser également la chute inattendue de ce récit, sa finalité. Je ne vais pas parler de la fin pour ne spoiler personne, mais sachez que la magie du drame réside dans sa capacité à inciter le spectateur à conjecturer les causes sous-jacentes de cette chute tragique.

C’est d’ailleurs ce que j’ai trouvé le plus intéressant : le spectateur est actif et cherche une issue. À la fin on sort de la séance, on interroge notre voisin et on débat directement sur le film. C’est, selon moi, la preuve d’un film réussi et qui, malgré quelques longueurs, est extrêmement stimulant.

Vu de… Léane Ransay

A hauteur de chien, puis l’omniscience

Première séquence. Snoop, le chien d’assistance de l’enfant Daniel qui est malvoyant, est suivi par une caméra, située à hauteur d’animal. Commençons les choses au sol, pour mieux retomber… Ce chien n’est « pas un simple chien », mais un « super chien » (dixit le défunt et père Samuel, dans une scène de flashback) : une béquille, qui apporte au film un rare mouvement. Il nous guide dès les premières minutes, avec l’enfant Daniel, au corps inerte du père, dans la neige.

Juste avant cette découverte, Sandra, la mère et autrice à succès, accueille une étudiante avide de réponses à des questions qui n’intéressent pas la première. Elles bavardent, se servent du vin, se draguent-elles ? La question n’a pas le temps d’être posée : le spectateur suit cette première séquence au rythme de son oreille, déjà débordée par la musique retentissante. Si l’on se trouve à peu près dans la même situation que l’étudiante, qui ne comprend plus bien son sort, Justine Triet nous offrira finalement la possibilité d’une vision omnisciente : on ne sera plus guidés par des “regards depuis” (nous avons suivi un regard depuis le chien), mais par des “regards sur”, qui créent une certaine distance avec chacun des personnages. C’est là que la réalisatrice semble indiquer le sens de son film : la recherche de l’objectivité (« concentrez-vous sur les circonstances », dira plusieurs fois l’avocate générale). L’utilisation d’un grand nombre de plans fixes (en particulier sur Sandra), moins humains et parfois gages de vérité, entretient habilement le suspens du film.

Froideur

Justine Triet choisit avec son équipe d’aborder l’histoire de manière froide et distanciée. Par le blanc de la neige qui immacule le sol. Les échafaudages habillés de leur pare-gravats. L’informe manteau noir de Sandra. Le discours procédural du médecin légiste… Plus encore, on attendra la troisième partie du film pour apercevoir Sandra pleurer. Que dire de celle qui reste de marbre suite à la perte de son conjoint ? 

Finalement, l’utilisation massive du médium à des fins de dissection de l’histoire nous en détourne petit à petit. Tous les médias sont mobilisés : l’enregistreur audio de l’étudiante, la caméra à travers laquelle nous observons la déposition de l’enfant (on nous montre en contre-champs la machine filmante, petite et ridicule), d’autres caméras à travers lesquelles sont filmées les reconstitutions… Jusqu’à ce que Justine Triet choisisse à deux reprises la renverse contrôlée : la caméra bouge et se retourne, et ces mouvements qui donnent l’impression de plans “reporter” ne sont pas coupés au montage.

Cette maladresse n’en est pas une, puisqu’elle s’inscrit dans une succession de choix de défauts voulus (pixels visibles sur certains plans, affiche à l’argentique au cadrage douteux, ratés des notes de piano). Justine Triet cherche le vrai, et ose pour cela nous plonger dans ces éléments caractéristiques de l’art-et-essai.

L’enfant

Swann Arlaud, qui interprète l’avocat de l’accusée Sandra, est le premier à s’intéresser à l’enfant. Quel âge a-t-il ? Onze ans. Quelle crédibilité lui accorder? Comment protéger celui qui a “déjà été heurté” (parole de Daniel à l’avocate générale, alors qu’elle souhaite l’exclure des séances les plus délicates du procès) ?

Le film hésite. Alors que la cruauté de la vie s’effondre sur l’enfant à la coupe au bol, une chance lui est laissée de déterminer sa version des faits. Aucun traitement particulier ne lui sera réservé : du traitement exécrable que lui réserve le commissaire (son clignement d’œil appuyé lors de la reconstitution en est presque drôle…) aux mots durs de l’avocat de la défense, ce n’est que violence qui tombe au creux de son oreille. Seule Marge, bien que coincée dans son carcan de représentante de la justice, laisse espérer un peu d’humanité… 

Justine Triet réalise un travail d’orfèvre à l’image en assumant pleinement l’imperfection inhérente à sa méthode (techniques de caméra reporter déjà expérimentées dans La Bataille de Solférino). Elle nous présente une affaire qui ne se satisfait pas des facilités, mais qui prend soin de conserver la qualité de description de questionnements universels. Cela fait de cette palme l’une des plus accessibles (son démarrage en salle record pour une Palme d’or depuis 2008 me confirme !)… Une performance qui mérite donc son prix.

Par Léo Guillemet et Léane Ransay