Marion Monestier, monteuse

C’est bien dans la salle du monteur que le film s’articule, prend peu à peu vie dans un autre espace-temps qui lui est propre. Ce mois-ci, Cinépsis a pris le parti de s’intéresser à un métier dont on ne parlera jamais assez : le montage. C’est un travail tout à fait périlleux en ce qu’il doit, à mesure que les plans défilent, nous montrer quelque chose et faire sens. Avec plus de trente années de métier derrière elle, Marion Monestier, chef monteuse incontestée du cinéma d’auteur mais ayant aussi travaillé pour de nombreux téléfilms, nous livre le secret de toutes les petites énigmes qu’ils nous restaient encore à résoudre.

16128962_10211511256199714_1434059153_n

Racontez nous votre parcours, et votre rencontre avec le domaine du montage.

J’ai commencé mes études de cinéma à bac +1 puisqu’avant j’avais fait l’École du Louvre. Je suis rentrée à l’ESRA qui existait déjà depuis une dizaine d’années. L’enseignement était en 3 ans et ne comprenait aucune spécialisation. On avait des cours comme de l’Histoire de l’Art, de l’Histoire du Cinéma, et d’un autre côté on pratiquait. C’était le montage qui me plaisait beaucoup. Parallèlement à ça j’ai rencontré dans un bistrot près de chez moi un type qui était assistant réalisateur. Au cours de la conversation je lui ai dit que je faisais l’ESRA, il m’a dit qu’il pouvait me prendre en tant que stagiaire à la réalisation pour un film qu’il devait faire. Pendant le tournage j’ai sympathisé avec le réalisateur. Généralement le montage se fait en parallèle du tournage, mais ici le film était monté après. C’est à ce moment là que j’ai dit au réalisateur que j’aimerais aussi être stagiaire en montage sur le film. Il m’a présenté à la monteuse, Kenout Peltier, qui m’a dit ok. Elle m’a prise sur le film suivant de Mehdi Charef, Le Thé au harem d’Archimède. Et puis de fil en aiguille j’ai fait d’autres stages, etc.

À l’époque le CNC avait établi plusieurs prérequis afin d’avoir une carte professionnelle de chef monteur : il fallait faire au moins trois stages, cinq assistanats, un stage en laboratoire qui durait 3 mois. Il existait plusieurs options pour les laboratoires : LTC, Éclair, GTC : c’était les trois grands laboratoires au cinéma qui développaient le négatif. Il y avait beaucoup plus de contraintes pour les techniciens : quand un film se faisait, le CNC qui devait l’agréer exigeait que tous les techniciens aient une carte professionnelle. Maintenant la carte professionnelle n’existe plus donc n’importe qui peut monter un film.

Quelle était la différence en termes de pratique entre un stagiaire et un assistant monteur ?

À l’époque nous montions en pellicule. Le stagiaire faisait plutôt du rangement et de l’organisation tandis que l’assistant préparait la pellicule. On faisait ce qu’on appelle le montage aux marques. Le monteur avait la pellicule qui passait sur la table de montage et il décidait avec le crayon blanc à quel endroit il coupait pour commencer le plan et pour finir le plan. L’assistant récupérait la bobine de film où il y avait tous les plans de la séquence, il se mettait sur une machine (une synchroniseuse), puis il coupait tout en écoutant le son en même temps (puisque l’image et le son étaient séparés). Le stagiaire, lui, rangeait tout, récupérait les bouts d’images enlevés et les mettait sur un petit chutier, une sorte de morceau de bois avec des clous : tout ça était très archaïque. Il faisait aussi du rangement, suivant les numéros qu’il y avait sur le bord de la pellicule ; il recollait dans les bobines correspondantes. Il servait aussi à aller chercher dans l’enrouleuse un bout de plan, par exemple le numéro 1 sur 2000. C’était le stagiaire aussi qui numérotait.

Aujourd’hui nous n’avons plus de stagiaire, il n’y a pas assez de travail dans une salle de montage pour ça.

Comment s’organise concrètement l’étape du montage dans le processus d’une réalisation filmique?

Il existe deux possibilités : soit nous montons après le tournage (ce qui est quand même assez rare) donc nous montons dans l’ordre du scénario puisqu’on récupère le matériel dans l’ordre. Soit nous montons pendant le tournage. Les tous premiers jours il faut récupérer les plans. C’est l’assistant qui les récupère, qui met dans l’ordre, qui synchronise…et le monteur vient à peu près une semaine après le début du tournage et commence à monter dans l’ordre du tournage.

Ça n’entrave pas un peu le rythme naturel du film ?

Non pas du tout parce que nous montons la séquence comme elle est écrite, comme elle est tournée aussi. Par exemple : je récupère la séquence 50, je la relis dans le scénario avant de la monter. Après je monte la séquence 25 ; et une fois que tout est monté, que toutes les séquences sont mises dans l’ordre, je vois comment tout s’enchaîne et je rectifie moi-même. Tout ça se fait sans le réalisateur généralement. Le réalisateur arrive plus tard, il se repose une petite semaine avant que nous ne finissions ce premier montage. Quand il arrive, on revoit le film ensemble : il est content sur certains trucs et moins sur d’autres. Mais il n’a pas assisté au premier établissement du montage donc il a pris du recul et c’est pas mal.

Parfois, certains réalisateurs ne supportent pas l’idée de ne pas assister au montage et préfèrent tout contrôler à posteriori, c’est pour ça qu’il peut y avoir des cas où le montage se fait après le tournage. C’est selon moi une très mauvaise idée : il est positif d’avoir un regard extérieur, comme celui du monteur qui n’a pas assisté au tournage. Le regard du monteur est vierge de tout, il y a plus d’intuitif. Personnellement je déteste aller sur les tournages, je préfère rester en dehors de tout ça. Je propose même au réalisateur de faire venir des gens qui ne connaissent rien du film, qui n’ont pas lu le scénario afin de voir s’il y a des choses qui les gênent au niveau de la compréhension, de l’enchaînement du film.

Certains réalisateurs montent leurs propres films ?

Oui bien sûr, pleins ! Ils n’ont pas envie que quelqu’un d’autre coupe ce qu’ils ont filmé. Quand on regarde les films de ces réalisateurs on peut avoir l’impression que certaines scènes sont bien trop longues, et c’est précisément parce qu’il n’a pas eu quelqu’un comme le monteur ou le producteur, pour leur faire observer qu’il fallait couper à certains endroits.

D’ailleurs comment se passe une séance de cinéma pour un/une monteur/monteuse ? Êtes vous tout le temps attentive au rythme du film ?

Je me dis tout de suite par exemple : « Sur un raccord comme ça, ça aurait pu être mieux ». Et il y a des moments où l’on sait qu’il n’y avait pas le matériel adéquat…ou des plans trop longs. Récemment, j’ai vu un film. Il y a des moments où le réalisateur fait une sorte de va-et-vient entre les acteurs dans un plan-séquence. La première fois où il le fait ça va très bien, mais au bout de la deuxième fois, on finit par trouver ça insupportable. C’est une question de mise en scène bien sûr, mais aussi de longueur.

Le réalisateur tente plusieurs types de plans différents pour une même scène, et là c’est au monteur de décider quel plan choisir ?

Le monteur décide dans un premier temps et propose après. Mais il y a aussi ce qu’on appelle une scripte qui note sur les rapports si le réalisateur a dit quelque chose pendant le tournage comme : le réalisateur préfère cette valeur là pour une phrase. À ce moment là, quand je lis les rapports scripte, moi je sais qu’il faut que je monte ce plan. J’ai des indications et j’ai tout intérêt à les respecter.

 

 

D’ailleurs en regardant récemment un documentaire sur Xavier Dolan, on disait qu’une des scènes de Laurence Anyways, celle sur la chanson Fade To Grey, avait été entièrement tournée sur le rythme très précis de la musique. Comment, lorsqu’on est monteur, fait-on pour gérer cet impératif d’une chanson en adéquation avec la scène ?

D’abord il y a un playback sur le tournage même, puis le monteur a l’original, enlève le son du tournage, pose la musique et rythme. Le playback nous aide à nous y retrouver et à ce que les acteurs dansent sur le rythme de la musique. Parfois ils font un playback avant de se rendre compte qu’ils n’ont pas les droits de la musique, et qu’il faut trouver un autre morceau ou alors un musicien qui recompose une musique dans le rythme de la chanson qui était sur le tournage.

On peut très bien monter le film sans la musique tout en sachant que sur telle scène on mettra un morceau. Pour Bertrand Blier, avec qui j’ai travaillé, la musique est très importante. On écoute des musiques et on les cale et parfois des trucs tombent pile poil, des trucs incroyables, on éclate de rire ! Parfois on monte la musique par la fin parce qu’il y a de très belles fins, et on voit ensuite comment ça tombe avant. Tout ça pour dire qu’il n’y a pas vraiment de règles, les musiques ne sont pas toujours prédéfinies à l’avance, on peut choisir des morceaux à un moment où le film est déjà très abouti. Et puis il y a aussi des musiciens qui écrivent pour le film : dans ces cas-là, on met des maquettes, on ajoute des musiques qui collent bien et on montre au compositeur en lui disant « On veut ce genre de rythme de musique ». Le compositeur travaille en fonction de ces indications.

Quelle marge de manœuvre avez-vous dans le cadre de l’élaboration du film, et comment se répartissent les initiatives entre le monteur et le réalisateur?

Quand le montage se fait en parallèle du tournage, je suis en contact avec le réalisateur par téléphone. Le lendemain matin de la journée de tournage je vois les rushes de ce qui a été tourné la veille. Je prends des notes, je l’appelle et on avise ensemble. Puis, en fonction de ce que l’on s’est dit, je commence à monter la scène, mais c’est tout ce qu’on fait en terme de communication. Parfois, il y a des réalisateurs qui veulent voir un peu mon travail pendant le tournage, donc je peux leur envoyer un bout de montage par wetransfer ; mais c’est rare. En général, ils préfèrent ne rien voir et découvrir tout le film dans sa globalité après le tournage. Souvent, un montage pour un film classique dure le double de la durée du tournage : donc par exemple un tournage va durer deux mois, le montage va durer quatre mois. Ca veut dire que j’ai eu d’abord mes deux mois de montage pendant le tournage, et il nous reste à peu près deux mois pour tout rectifier. Il y a donc une bonne partie du montage qui est supervisée par le réalisateur ; après tout, c’est son film.

Au niveau de l’entente, je n’ai jamais connu de gros conflits d’intérêts ou de problèmes d’ego avec les réalisateurs. Ma politique est la suivante : c’est le film du réalisateur, il a tous les droits. Quand il me dit de faire quelque chose et que je sais que ça ne marchera pas, je le lui fais quand même pour lui montrer que ça ne marche pas, mais je n’irais jamais lui dire « Tu vois je te l’avais dit ! ». Il faut être très diplomate. Le gros problème que l’on a en tant que monteur, c’est que très souvent on fait tampon entre le réalisateur et le producteur. Si l’un et l’autre ne s’entendent pas sur ce qu’est devenu le film, il faut prendre parti et en défendre un. Moi, je suis plutôt du genre à défendre le réalisateur parce que c’est un projet artistique.

Vous avez assisté au passage assez historique de la pellicule au numérique, comment avez-vous vécu ce changement radical de votre outil de travail ?

Je l’ai plutôt bien vécu parce que j’avais 33 ans. Je me suis adaptée grâce à des stages de formation. C’était difficile au début, en plus je suis nulle en informatique, on l’était tous. Aujourd’hui les jeunes ne savent même pas ce qu’est la pellicule et sont totalement familiers à l’informatique. Alors ils achètent leurs logiciels et commencent à monter. Bien sûr, quand je dis qu’ils savent monter techniquement, ça ne veut pas dire forcément artistiquement.

Autrefois, il y avait plus de femmes que d’hommes dans le métier. Aujourd’hui, ce rapport de proportion s’est inversé tout simplement parce que le montage avait une valeur beaucoup plus artisanale avec la pellicule. C’était presque un travail de couturière, il y avait une finesse du geste. Les femmes monteuses qui avaient à l’époque une soixantaine d’années, ont dû arrêter quand le numérique est arrivé. Forcément dans les années 90, très peu de gens avaient touché un ordinateur de leur vie. Certains réalisateurs comme Pascal Thomas, Patrice Leconte, Philippe Garrel, Bertand Blier ont longtemps continué à monter en pellicule mais c’est de plus en plus rare.

On réfléchissait beaucoup plus avant de couper, la pellicule impliquait un travail énorme de rectification si jamais nous avions fait un mauvais choix. Le numérique offre aujourd’hui une telle marge de manœuvre dans le découpage du film que les gens n’intellectualisent plus leur action en amont. Les monteurs, dont je fais partie, qui ont travaillé en pellicule, ont gardé une habitude de réflexion différente des monteurs qui n’ont connu que le numérique. La chose la plus indispensable en montage, c’est le recul. Quand je monte un court-métrage je propose de laisser passer une semaine avant de reprendre le travail, car je sais que l’on verra forcément des choses que nous n’avions pas remarquées au début.

Considérez-vous qu’il y a une façon de monter propre au cinéma français?

Non, pas vraiment. En France, tout le monde ne monte pas de la même façon. Un film de Luc Besson et un de Philippe Garrel, ça n’est pas la même chose. Les films de Besson, sont très découpés, tandis que chez Garrel ou Rappeneau par exemple, le rythme est assumé. Je dirais que tout dépend du réalisateur et du genre de cinéma dont on parle. La nationalité du film ne veut rien dire : Almodovar ou Ken Loach peuvent avoir un montage très similaire à ceux de films d’auteurs français.

Vous enseignez/avez enseigné dans des écoles telles que La Fémis ou Louis Lumière, quelle est votre ligne « pédagogique »? Que doit absolument retenir un élève afin de maîtriser le savoir-faire du « bon » montage?  

Pour moi, une bonne méthode pour organiser son montage consiste à : regarder les rushes et prendre des notes, regarder les rapports scriptes, prendre du recul. Il ne faut pas hésiter à garder une version antérieure afin d’avoir toujours le choix entre plusieurs alternatives… Une chose plus amusante : quand un acteur n’est pas bon il faut quand même le monter. On a souvent tendance à mettre un mauvais acteur en off. Par exemple dans un champ contre champ avec plusieurs personnes, s’il y en a un qui n’est pas bon on ne le met pas : on l’entend mais on ne le voit pas. C’est une très mauvaise habitude, un acteur à partir du moment où il est filmé doit apparaître dans le film. Après on s’arrange : il y a des moments où il est un peu meilleur que d’autres donc il faut travailler, et puis aussi on peut faire rentrer en compte la postsynchronisation.

Bien sûr, certaines personnes ont un sens plus inné du montage. Il faut avoir une affinité avec le rythme et surtout comprendre comment fonctionne un espace, un lieu. Le montage doit cerner le déplacement des personnages, qu’il y ait une cohérence géographique. D’ailleurs, dans Amour de Haneke, dès les premières vingt minutes du film, on comprend où est le salon, où est le couloir, la cuisine en fonction de la chambre etc. Si le film n’est pas monté en fonction de ça, on ne sait plus où on est et c’est extrêmement perturbant. Voilà une autre des raisons pour lesquelles il ne faut pas aller sur le tournage, parce que dans ce cas on sait comment est fait le lieu ; et une fois arrivé au montage on se dit «  De toute façon, la cuisine est là ». Alors que si on ne sait rien ; on se force à comprendre où est la cuisine, pourquoi le personnage est derrière le bar à ce moment là, si on n’a pas vu le bar avant : mettre un plan large avec le bar au début de la séquence…

Quelle différence fondamentale y a-t-il entre le montage d’un téléfilm et celui d’un film ?

Je considère déjà qu’il n’y a pas de différence artistique entre les deux, ça reste le film d’un réalisateur. Ce sont juste les moyens qui diffèrent, et puis les pressions : il y a la pression de la chaîne pour les téléfilms… En télé on a peu de temps, et très souvent de plus en plus, ils tournent à plusieurs caméras, ce qui veut dire qu’il y a deux fois plus de matériel. Donc, quand l’on a deux fois plus de matériel, on aimerait avoir plus de temps de montage, ce qui n’est pas possible.

Dans le cinéma, même avec plusieurs caméras, il y a plus de délai.

Quand on regarde les films d’aujourd’hui, on a l’impression d’une intensification du rythme des images qui défilent à une vitesse grand V (sauf peut-être pour certains films d’auteurs). Les films semblaient être beaucoup plus lents autrefois. Comment expliquez vous cette mutation? La déplorez-vous ?

Disons qu’encore une fois, c’est plus une histoire de genre que d’époque. C’est un rapport au cinéma différent. Certains pensent que plus les plans sont courts, plus ça va plaire. Et puis il y a la culture des jeux vidéo, une espèce de rapprochement voulu entre cette énergie et un montage très découpé.

Mais finalement tout n’est qu’une histoire de pourcentage : aujourd’hui plusieurs centaines de films sortent chaque année et beaucoup sont des films d’action. Pourtant, certains films contemporains sont encore assez lents. À l’inverse, j’ai vu l’autre jour un vieux film de Frank Capra au rythme très soutenu.

16106942_10211511257599749_973823512_o

 Si vous deviez faire un arrêt sur image…

Une scène de Barry Lyndon, quand Marisa Berenson est dans sa baignoire et que Barry Lindon vient lui demander pardon. C’est une scène extrêmement émouvante, d’une très grande beauté.

 

Votre pote de fiction

Tootsie, dans Tootsie de Sydney Pollack. 

Votre connard préféré au cinéma

Swan, dans Phantom of the Paradise de Brian de Palma.

Quand vous étiez petite vous regardiez…

Nous n’avions pas de VHS, j’allais au cinéma en famille (surtout dans mon adolescence) voir les films de Philippe de Broca ou de Rappeneau. J’ai encore en mémoire Les Mariés de l’an II : comédie vivante, charmante, très bien rythmée.

 Vous avez ri devant…

Les Valseuses de Bertrand Blier, quand ils se font poursuivre par les gens de l’immeuble, ou quand Dewaere a peur de devenir impuissant parce qu’il s’est fait tirer une balle pas loin du sexe. 

Vous avez pleuré devant…

Beaucoup devant une scène de L’Amour à mort d’Alain Resnais quand Sabine Azéma pleure devant la tomate mozza qui lui rappelle tant son défunt mari Pierre Arditi.

La BO de tous les temps…

Celle du film In the Mood for Love de Wong Kar-Wai

 

Paola La Mantia