La nature est impitoyable ; elle ne consent pas à retirer ses fleurs, ses musiques, ses parfums et ses rayons devant l’abomination humaine (…) elle ne lui fait grâce ni d’une aile de papillon ni d’un chant d’oiseau ; il faut qu’en plein meurtre, en pleine vengeance, en pleine barbarie, il subisse le regard des choses sacrées ; il ne peut se soustraire à l’immense reproche de la douceur universelle et à l’implacable sérénité de l’azur. Il faut que la difformité́ des lois humaines se montre toute nue au milieu de l’éblouissement éternel. L’homme brise et broie, l’homme stérilise, l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre.
– Victor Hugo, Quatrevingt-treize.
Victor Hugo, dans Quatrevingt-treize, peignait déjà dans le dernier chapitre (intitulé « Cependant le soleil se lève »), ce contraste saisissant entre la nature humaine et le spectacle abominable de la guerre humaine, cruelle, impitoyable et si laide face à la splendeur de la nature. Malgré ces désastres humains, les larmes, les morts, « le soleil se lève » néanmoins. Dans son film, Terrence Malick semble peindre à son tour cette même réalité. La confrontation d’une nature, toujours sublime, face à la laideur de la Seconde guerre mondiale. Le film met en scène la guerre du Pacifique, et l’entreprise de l’armée américaine pour reprendre l’île de Guadalcanal aux Japonais. Pendant près de trois heures, le spectateur se perd dans l’horreur d’une guerre qui n’a pas lieu dans des tranchées moroses et fades, mais dans un décor exotique et paradisiaque. Le paradoxe entre laideur humaine et la beauté immortelle de la nature est dès lors renforcé par ce contraste saisissant. Un paradoxe sublimé par la musique de Hans Zimmer qui accompagne le film d’une aura tragique et épique.
L’homme tue, mais le lys reste le lys
Le film s’ouvre sur un décor idyllique, une harmonie entre un soldat déserteur, Witt, et le village malaisien dans lequel il s’est réfugié. Comme l’ensemble des films de Malick, la nature respire dans chaque plan et s’impose au regard du spectateur. La nature est un protagoniste à part entière dans ses films. Tout semble paisible, entre les musiques traditionnelles du village, les rires des enfants et le sourire du soldat Witt, qui contemple avec envie la simplicité de la vie de ces habitants. Il a d’ores et déjà la position d’un observateur, d’un intrus au cœur de ce paradis terrestre, loin de la guerre. Sa conscience émerge également, cette voix off qui décrit les pensées du personnage au spectateur et lui permet déjà d’entrer intimement au cœur de son intériorité. Terrence Malick introduit au cinéma le « stream of consciousness » ou « courant de conscience;», une narration originellement littéraire qui plonge le lecteur dans le monologue intérieur de son protagoniste. Ce ne sera cependant pas un seul monologue intérieur que le réalisateur présentera, mais plusieurs monologues associés à chaque soldat. Dans ce premier monologue du soldat déserteur, des réflexions sur la mort sont déjà présentées malgré le cadre bucolique, alors qu’il songe au visage de sa mère, et de sa tranquillité face à celle-ci. Un thème qui sera au coeur du film.
Comme dans la majorité des films de Malick, cette entrée dans la conscience est agrémentée par des images saisissantes du passé, des souvenirs, comme matière sensible, qui s’entrechoquent avec les images du présent. Mais, qui permettent au spectateur d’entrer intimement dans la vie des différents protagonistes, dans leur conscience, de nouer avec eux des réflexions philosophiques quant à la condition humaine largement questionnée dans ce film.
Cet instant paradisiaque qui ouvre le film semble incarner la calme avant la tempête. Au loin, les deux soldats déserteurs voient un navire militaire poindre dans l’horizon. Un horizon bleu qui semblait protecteur et chaleureux, devenant soudainement source d’inquiétude et de menace. Une ellipse temporelle a alors lieu : les deux protagonistes présentés sont enfermés dans ce bateau, déserteurs attrapés et destinés à être renvoyés en enfer. Une ellipse violente, qui peut rendre confus le spectateur dans un premier temps : de la lumière vive du dehors, le réalisateur entraîne le spectateur sans transition, sans seuil, vers l’obscurité du dedans. Une tension entre lumière et obscurité qui sera par ailleurs omniprésente dans le film. Un jeu constant entre beauté et laideur, vie et mort, lumière et obscurité.
La première bataille sur la colline contre un bunker lourdement armé est marquée par cette tension. L’action débute, les premières explosions retentissent, l’enfer commence. Les soldats courent de tous côtés, essayent d’avancer vers les bunkers au sommet de la colline sans mourir. Mais, la mort est partout. Cette mort cruelle qui fauche les soldats indifféremment. Les hurlements résonnent, de nombreux soldats meurent, ces soldats avec lesquels le spectateur était devenu presque intime en pénétrant à tour de rôle dans leur conscience meurtrie et inquiète par la mort. Leurs appréhensions deviennent réalités, alors qu’ils meurent, et le spectateur est témoin de cette douloureuse réalité de la guerre. Mais, alors que l’action bat son plein, ce qui fait la différence avec tous les autres films de guerre, est cette rupture soudaine du rythme. Dans la violence de la guerre, des moments de suspens réflexifs sont permis. Le spectateur pénètre dans chaque conscience, comme ce soldat qui revisite les souvenirs de sa femme, à laquelle il pense, au milieu du massacre. Il la visualise, elle, ce souvenir fantasmé qui flotte devant lui. Elle apparaît comme un mirage au milieu du sang et des cris, cette femme blonde qui réinstaure un élan de douceur, en touchant délicatement les rideaux de leur maison, en se lavant avec lenteur ses cheveux, en effleurant la peau de son mari. La tension est là : la lumière des souvenirs et l’obscurité du présent, l’intensité de l’action et le suspens de la réflexivité des protagonistes.
De même, une telle tension est introduite entre la violence sanguinolente des scènes de combats, et au milieu du chaos, la nature, toujours belle, toujours grandiose, toujours vivante. Elle respire entre les plans, elle semble contempler le carnage avec indifférence. Éternelle, elle ne se préoccupe pas de la finitude des hommes qui meurent en elle. De même, la seconde confrontation à la fin du film entre américains et japonais qui a lieu dans une rivière est soumise à la même tension : les vies des hommes sont menacées. Et, au-dessus d’eux, la vie naturelle continue : les animaux les contemplent avec indifférence, comme personnifications d’une nature cruelle. Ils sont les premiers habitants et les premiers témoins. Tous les films du réalisateur sont soumis à ces inserts animaliers lourds de sens. Comme l’écrit Victor Hugo : « la nature est impitoyable ; elle ne consent pas à retirer ses fleurs, ses parfums et ses rayons devant l’abomination humaine ». Les hommes s’entretuent, mais l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre.
Une douloureuse contingence
La contingence, c’est ce qui aurait pu être, comme ne pas être. Sartre dans La Nausée déclare ainsi : « L’essentiel, c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité ». Et, dans ce film, rien n’a jamais paru plus contingent que la vie de ces hommes, leur présence sur cette île, leur naissance et leur mort. Dans la guerre, comme l’un des soldats le déclare, qui tu es n’a aucune importance : « peu importe à quel point tu es entraîné et à quel point tu es le gars le plus dur. Quand tu te trouves au mauvais endroit, au mauvais moment, tu vas lui faire face ». Ainsi, tel soldat aurait pu vivre, s’il était allé à droite, plutôt qu’à gauche ; tel autre aurait pu mourir, s’il n’était pas en commande. Ce film montre l’horreur de la guerre, et l’impuissance des hommes face à leurs sorts. Ils doivent avancer, sans pouvoir maitriser leur propre destinée. Celle-ci est littéralement contingente, peut s’éteindre, comme se perpétuer. Une question de hasard, une question de chance, qui décide de qui meurt et qui survit finalement ? Ce sont des interrogations qui parsèment le film et les consciences de tous les soldats. Eux qui réalisent peu à peu que leur existence n’est pas une nécessité, qu’il n’y a finalement pas d’autres mondes où ils pourraient être. La contingence est accentuée dans la mise en scène même : lors de la seconde confrontation dans la rivière, le soldat en charge, perdu, désigne au hasard ceux qui doivent aller voir d’où viennent les tirs, ceux qui fatalement, doivent en un sens se sacrifier. Il les désigne sans grande réflexion : un « Toi » ferme et une monstration en un geste qui condamne. Tout n’est que contingence, il aurait pu choisir d’autres soldats, mais le hasard a fait qu’il les a condamnés, eux.
Au-delà de la guerre, surtout, la contingence fait partie de la condition humaine. Parce que ce n’est pas uniquement un film sur la guerre, mais un film sur la condition humaine avant toute chose, comme tous les films de Terrence Malick. L’homme face à la mort, ou l’homme face à sa propre contingence. A la non-nécessité de son existence. Face à cela, l’homme a toujours cherché à combler cette peur et cette confrontation par la pensée de l’absolu, du nécessaire et de l’universel. Le cinéma de Terrence Malick est par ailleurs révélateur de cette croyance en un être Universel, en un Dieu. Le soldat Witt pourrait incarner cette croyance, lui qui croit en un autre monde, en la lumière, alors qu’un autre soldat plus dogmatique, le considère comme un « magicien », puisque capable de continuer à voir la lumière au milieu de toute cette obscurité, capable de croire malgré l’horreur et l’atrocité de la réalité humaine.
En effet, une grande majorité des soldats ne croient plus, sont soumis à l’intense désillusion de l’existence humaine. Comment croire, face à ce spectacle tragique de la Mort en rafale ? Le Sergent Welsh par exemple se dit ainsi que « Tout est un mensonge. Tout ce qu’on entend, tout ce qu’on voit. Il en dégueule de partout. Ça n’arrête pas, un mensonge après l’autre. » Face à tant d’incertitude, les consciences de tous les soldats sont emplis d’interrogations philosophiques, des questions sans réponses qui flottent dans l’image. Des questions emportées dans la mort. Ainsi, le soldat Train se demande d’où vient « ce grand mal », celui même qui détruit ses frères. Il se demande, en voix-off : « D’où est-ce qu’il est venu ? Comment est-ce qu’il s’est faufilé dans le monde ? Quelle graine, quelle racine l’a fait pousser ? Qui fait ça ? Qui nous arrache la vie et la lumière ? (…) Est-ce que cette noirceur est en toi, aussi ? As-tu toi aussi traversé cette nuit ? » Ou le grand énigme du Mal en l’homme, du Mal infligé à l’homme. Pourquoi les hommes ont-ils ainsi été arrachés du jardin d’Eden, condamnés à manquer le souvenir d’un Paradis perdu ?
Et parmi les grandes questions humaines, il y a l’amour aussi. L’amour qui est questionné par le soldat Bell : « L’amour. D’où vient-il ? Qui a allumé en nous cette flamme ? Aucune guerre ne peut l’éteindre, la soumettre. J’étais prisonnier. Tu m’as libéré. » Un amour qui donne la force au soldat Bell de perdurer un combat dont le sens s’épuise au fil du film. Un espoir, une lumière, un paradis qui lui sera également retiré : sa femme lui écrit une lettre dans laquelle elle lui déclare avoir trouvé un autre homme, ne supportant plus la solitude. La contingence s’impose : l’on peut aimer, comme ne plus aimer. Tout est éphémère, fini, volatile. Un dernier paradis perdu pour le soldat Bell, la fin de l’espoir, de la lumière : en quoi croire quand même l’amour ne peut plus vous sauver ?
Une éloge de Dieu, ou la Nature
Il y a Dieu dans le cinéma de Malick : sa caméra représente un point de vue doué d’ubiquité, un point de vue omniscient et universel, qui passe de conscience en conscience. La caméra n’a aucune limite, temporelle ou spatiale : elle peut voyager dans le temps, entre les souvenirs des soldats et leur présent ; et elle peut voyager dans l’espace : la caméra filme par exemple lors de la première confrontation les bunkers dissimulés, ces mêmes bunkers que les soldats américains cherchent tant à atteindre. Dieu, neutre et indifférent, qui contemple ce spectacle sans agir pourtant. La caméra, neutre, pourrait être Dieu, qui filme de la même façon japonais et américains : les deux camps sont profondément humanisés. La douleur et la peur face à la mort est filmée de façon égale. C’est bien la condition humaine et son observation qui prime. L’usage de la steadycam donne également un aspect flottant à l’image, tandis que parfois, ce qui est donné à voir au spectateur semble être les images mêmes perçus par les soldats face à la mort : un sublime plan sur le ciel, jonché par les herbes entourant l’homme mourant. Le spectateur meurt avec le soldat et contemple avec lui, une dernière fois, la grande majesté du ciel bleu, ou l’appel de Dieu, l’appel de l’au-delà. Le ciel est omniprésent dans son cinéma, ce ciel qui ouvre sur l’infini. Il semble que même le toit d’une maison puisse pouvoir disparaître pour laisser apparaître le ciel : quand les maisons n’ont alors plus de toits, c’est l’appel de Dieu dans toute sa beauté qui est exaltée. L’Universel qui est sublimé. En effet, au début du film, une transition utilisant la transparence entre deux images donne le sentiment que le toit de la maison s’efface progressivement pour laisser apparaître un grand ciel bleu.
L’invisible est également un élément clé du film. Cela pourrait être l’invisible de Dieu, présent partout, dans la Nature, dans chaque homme. L’invisible, qui rend tout plus inquiétant : lors de la première confrontation, l’ennemi est invisible. Les tirs et les explosions surgissent du hors champ. Les soldats, comme le spectateur ne voient jamais les « machineguns » qui pourtant dans le champ, ont des conséquences bien visibles. De même, lorsque le sergent meurt, le spectateur ne perçoit pas sa blessure. Un gros plan est réalisé sur son visage, dont le regard vogue dans le ciel. Un hors champ qui est ici est plus important encore : il regarde la Mort, incarnée par ce hors champ absolu.
De plus, dans ce film, toutes les voix se mêlent créant une sublime polyphonie. Des voix intérieures profondes qui se mélangent, si bien qu’il semble qu’un seul homme parle. Un article sur La ligne rouge de Télérama déclare : « Les monologues intérieurs des personnages finissent par se confondre, pour ne former qu’une seule voix. Une seule âme aux milliers de visages. » Pour combattre la contingence de l’existence, il semble que les soldats s’unissent ainsi dans une même voix. L’un des soldats se demande ainsi : « Peut-être qu’il y a une âme universelle dont chaque homme a une part. Tous les visages d’un même homme. Un être universel. » De même, le soldat Bell, lorsqu’il songe à sa femme, à celle qu’il aime, les envisage comme un tout : « Nous. Nous, ensemble. Un seul être confondu, comme l’eau qui coule, je ne te distingue plus de moi. » En ce sens, l’on pourrait considérer que Malick nous susurre que Dieu est tout, et que nous sommes nous en Dieu. Selon une doctrine panthéiste, Dieu est l’intégralité du monde, et rien ne se trouve hors de celui-ci. L’immanence et non la transcendance domine alors. Spinoza, dans l’Ethique suggère ainsi qu’il n’y a qu’une substance dans l’Univers. Il s’agit de Dieu, autrement dit, la Nature. Dieu se confond avec la totalité de la nature. Il n’y a rien en dehors de la nature, substance indivisible, infinie, nécessaire et sans cause. De ce fait, tous les hommes appartiennent à la nature et en ce sens font partie tous ensemble de l’être universel : la Nature. Cette Nature sublimée dans tous ses films, celle qu’il exalte, celle qui le captive. Dans la Ligne Rouge, il s’agit de la nature tropicale qui submerge les soldats. La lumière de la Nature éclaire les soldats et de nombreuses contre-plongées vers les cimes des arbres dans la forêt laissent entrevoir les feuilles des arbres transpercées par la lumière du ciel.
La Ligne rouge, au-delà d’être un grand film, est un poème visuel et sonore, qui pousse le spectateur à réfléchir sur sa propre condition humaine. Le spectateur peut s’identifier à chacun des personnages : il pénètre même à l’intérieur de la pensée des hommes qui en apparence, semblent les plus barbares et les plus inhumains. Tous pourtant appartiennent à la même danse humaine et tragique. Une danse qui conduit jusqu’à la ligne rouge, qui dans le roman de James Jones duquel est inspiré le film est définie comme la ligne qui sépare les vivants et les morts. Cette ligne rouge, ou ce seuil, est traversé lorsque la conscience s’évanouit, lorsque les soldats quittent un à un le champ du film et pénètrent dans le hors champ absolu. Par exemple, lorsque le sergent meurt, il ne sera plus jamais dans le cadre. Sa sortie de l’écran coïncide avec sa mort, et plus aucun soldat ne le regarde. La ligne rouge a été franchie.
Lucile Castanier
Sources :
https://www.youtube.com/watch?v=wjLKG8tNtOw