« Fumer tue » – et si la cigarette faisait vivre le cinéma ?

« Tu veux une cigarette ?

J’ai arrêté.

Ok.

Pourquoi ? T’en as une ? »
Mr White et Mr Pink dans
Reservoir Dogs

A l’époque où l’actrice Audrey Hepburn brillait de son mythique fume-cigarette dans Diamants sur canapé, la consommation de tabac ne s’arrêtait pas aux portes de la salle de projection. Dans le public comme dans les films, elle était encore banalisée et parfois même esthétiquement idéalisée.


Mais aujourd’hui encore, malgré la loi Veil de 1976 interdisant la publicité pour le tabac à la télévision et à la radio et la loi Evin de 1991 prohibant toute forme de mise en avant de sa consommation dans les lieux publics, le monde du cinéma continue de s’en servir comme motif artistique et scénographique.


On ne compte plus le nombre de cigarettes, cigares, paquets et autres accessoires de tabac utilisés dans l’industrie cinématographique et qui forgent non seulement le caractère dramatique d’un personnage, l’ambiance d’une scène, d’un décor ou d’une action mais aussi l’imaginaire même du spectateur. Cette « belle » tabagie, présente dans une myriade de films français mais aussi dans les plus gros blockbusters hollywoodiens, est devenue un signe fort de liberté, d’affirmation de soi et d’un « je-m’en-foutisme » assumé à la Mia Wallace dans Pulp Fiction. Que ce soit pour souligner le charisme d’un personnage tel un Michael Corleone dans Le Parrain II ou pour en révéler le côté sombre, torturé et énigmatique d’un Thomas Shelby dans Peaky Blinders, le tabac est devenu un motif mythique universel.


En bref, vous voulez rendre votre parrain de la mafia encore plus puissant ? Donnez-lui un cigare et il sera envoûtant, viril, patriarche. Vous souhaitez rendre votre personnage féminin encore plus émancipé et subversif ? Faites-le fumer une cigarette longue et le tour est joué. Adrien Gombeaud dans son ouvrage Tabac et cinéma, Histoire d’un mythe va même plus loin : le tabac est à la fois une incarnation du mal, de la figure de la « crapule » comme chez Disney, où la cigarette de Cruella dans les 101 dalmatiens fait partie intégrante de son caractère repoussant ; une marque de fabrique pour représenter les femmes fatales et leur sensualité telle Sharon Stone dans Basic Instinct ou Romy Schneider dans Max et les ferrailleurs, et un symbole de professions aussi dévorantes que l’addiction elle-même comme le montre un Peter Falk dans Columbo ou un Jean-Paul Belmondo dans Flic ou Voyou.


La cigarette est donc un accessoire tragique (on pense à la dernière clope du condamné Lino Ventura dans L’Armée des ombres), parfois élégant, parfois répugnant. Cependant, on peut se demander pourquoi elle est devenue aussi indispensable, au-delà de son utilité artistique. Et comme toujours, cela est étroitement lié à une histoire de profit et de marketing.


Tout commence en 1927 qui marque le début du cinéma parlant. British American Tobacco lance sa première campagne en mettant en scène les figures alors les plus en vogue d’Hollywood. L’acteur principal Al Jonson du Chanteur de jazz, le premier film parlant qui bouscule les codes du cinéma international, explique que les cigarettes Lucky Strike améliorent la qualité de sa voix. S’ensuit la montée d’un business mondial jusqu’aux années 1990 où l’industrie du tabac explose durant le Festival de Cannes avec les marques Philip Morris et Altadis, cette dernière parrainant carrément la remise du prix dédiée aux jeunes cinéastes « Un Certain Regard ». La raison de cette omniprésence nous paraît aujourd’hui évidente. Comme le déclarait le fabricant Philip Morris en 1989 : « Il est raisonnable de penser que les films et les personnalités ont plus d’influence sur les consommateurs qu’une simple affiche d’un paquet de cigarettes. ».


Une influence à laquelle les institutions et les organismes de santé publique ont, aujourd’hui, beaucoup de mal à se confronter. Selon une étude de La Ligue contre le cancer en 2021, des adolescents âgés de 10 à 14 ans, souvent exposés à des films contenant des scènes de consommation de tabac, ont 2,6 fois plus de risques de commencer à fumer que des jeunes moins exposés à de telles œuvres cinématographiques. Le danger réside donc, non pas dans la présentation de marques à l’écran, mais bien dans la banalisation d’un comportement et de gestes propres au tabagisme face à un public souvent très jeune. Pourtant, face à ces chiffres alarmants, ce ne sont pas les marques de tabac mais bien les professionnels du cinéma qui crient au scandale : Comment ? Interdire le tabac dans les films ? Mais qu’en est-il de la liberté artistique ou du fait de représenter le monde tel qu’il est ? Adrien Gombeaud résume très bien cela dans son étude : « on ne peut pas faire un film d’époque sans cigarette. Un film de guerre sans un soldat qui fume dans sa tranchée n’aurait pas de sens ». De même, un biopic sur Serge Gainsbourg ou Catherine Deneuve sans cigarette serait incompréhensible.


Alors lorsque la ministre de la Santé Agnès Buzyn s’insurge devant l’Assemblée nationale contre la promotion du tabac dans le cinéma français en 2017, on se retrouve dans une impasse : que faire d’un véritable accessoire de cinéma, certes artistiquement utile, mais indéniablement dangereux ? Comment lutter contre la première cause de mortalité en France sans provoquer une révolte générale des cinéastes ? Mystère. Du moins, nous savons pertinemment que le tabac est bien loin de tirer sa révérence et qu’il existe d’autres sphères dans lesquelles l’Etat pourrait agir. Comme le revendique Frédéric Goldsmith, délégué général de l’Union des producteurs de cinéma (UPC), « Un film n’est pas là pour refléter la société telle que l’Etat voudrait qu’elle soit », la lutte contre le tabagisme « ne peut pas passer par une atteinte à la liberté de création ».

Marie-Sarah Quemere.