Clueless ou Emma : chacun son classique

De Highbury à Beverly Hills, c’est le pari que fait Amy Heckerling lorsqu’elle décide de faire d’Emma, le roman de Jane Austen, un teen-movie. Le résultat, Clueless, un classique parmi les classiques, une comédie adolescente qui enchante vos mardi soirs sans intérêt. Cette fois-ci, « Au-delà du filtre rose » revient sur Clueless et vous dévoile les secrets du succès de ce film. 

Petit budget, grand succès 

Alors oui, Clueless, c’est une rom com et un teen drama. La combinaison parfaite. Cher, fashionista téméraire, accompagnée de sa meilleure amie Dionne, naviguent les eaux troubles de leur lycée de Beverly Hills. Trop focalisée sur ses tentatives d’entremetteuse, Cher néglige ses propres sentiments, et confond intérêt et attirance… ça ne vous semble pas familier ? 

Encore une fois, quatre vingt dix minutes intenses en rebondissements. Et pour interpréter ça, Paul Rudd et Alicia Silverstone à leurs débuts, encadrés par Stacey Dash et Brittany Murphy. Que demander de plus ? Clueless rassemble quelques perles qui iront – ou non à mon grand désespoir – loin. Tout cela est écrit et scripté par Amy Heckerling, la réalisatrice qui réussit habilement à intégrer du slang des années 90, sans pour autant dénaturer l’humour et l’ironie austinienne que la sphère littéraire chérit tant. 

Clueless, un fashion moment 

Ce qui a garanti le succès du film, sans aucun doute, c’est le talent de Mona May. La costumière-styliste qui a su insuffler dans chaque tenue, une attention rafraîchissante.  À une période où les marques ne prêtent pas de sample pour Hollywood, Mona May chine en friperie un ensemble de pièces de designer qu’elle combine dans une garde-robe qui fait encore rêver. Plus de 60 tenues pour Cher et 45 pour Dionne qui se complètent à l’écran et frôlent avec habileté le too much

Parmi les looks les plus iconiques, le public retiendra l’uniforme écossais jaune de Cher, symbole du film – qu’on a d’ailleurs retrouvé plus de 10 ans après dans le clip Fancy de Iggy Azalea avec Charli XCX. Le véritable sacre pour le film, c’est en 2018 lorsque Donatella Versace s’inspire de Clueless dans sa collection d’Automne. On retrouve ce style preppy avec un mix and match de tissus écossais bleu electrique, rouge sang et toujours ce jaune acide iconique : Versace Fall 2018 Ready-to-Wear Fashion Show | Vogue

Photo: Yannis Vlamos / Indigital.tv

Ce soin pour les costumes et pour la mode se retrouve aussi dans Emma et ses nombreuses adaptations cinématographiques. Je pense tout particulièrement à l’adaptation de 2020 de Autumn de Wilde, avec Anya Taylor Joy et Johnny Flynn. Alexandra Byrne a même gagné un Oscar en 2021 pour les costumes d’époques revampés un peu comme ceux de Milena Canonero pour Marie Antoinette de Sofia Coppola, mais cette fois-ci adieu le rose et le bleu pastel et bonjour les tons plus ocres. On se souviendra notamment de la tenue jaune acidulée que porte Emma lors d’une promenade avec Harriett qui rappelle celle de Cher. Et d’ailleurs ? Qu’ont d’autres en commun Emma Woodhouse et Cher Horowitz? 

Une adaptation fidèle ? 

Jane Austen qualifie son héroïne Emma  de « handsome, clever and rich » – belle, astucieuse et riche – et ça s’applique parfaitement à l’héroïne de Clueless. Cher, comme Emma, sont pourries gâtées par leur père et vivent une vie adolescente insouciante. Elles se retrouvent toujours dans des situations délicates avec pour seule arme leur naïveté déconcertante – presque touchante. Leur hobby commun, jouer les entremetteuses : Cher apparie deux professeurs ensemble, et Emma organise la rencontre entre sa gouvernante et Mr Taylor, un voisin veuf.

L’intrigue de Clueless et d’Emma se concentre sur le personnage Tai/Harriet. Cher et Emma font de cette nouvelle arrivante leur protégée – ce qui se traduit par la quête d’un prétendant adéquat, quitte à nier les propres sentiments de Tai/Harriet. Apparaît alors le personnage d’Elton – même nom dans les deux, pratique – séducteur qui se laisse faire pour mieux pouvoir approcher Cher/Emma. Quelques scènes gênantes plus tard, l’appariement est un échec, le premier pour nos héroïnes présomptueuses. 

C’est ce qui pousse Cher/Emma à se concentrer sur leur propre sort. Bien qu’elles jurent ne pas être intéressées par leur propre situation, elles finissent par s’imaginer tout un futur avec le fameux Christian/Frank. Or, ces sentiments ne sont pas réciproques, Christian est un ami de Dorothée pour reprendre les termes du film et Frank Churchill est déjà fiancé. 

Alors que font Cher et Emma ? Elles se réfugient dans leur confident, ami, Josh et Mr Knightley. Demi frère par alliance dans Clueless, et beau frère dans Emma, ils accompagnent l’héroïne dans ses tribulations, n’hésitent pas à pointer sa naïveté et à jouer le frère moqueur mais serviable. Chevaliers servants, ils trouvent toujours une solution. Il faut au moins la moitiée du film/roman pour qu’ils réalisent leurs sentiments mutuels qui se couronnent par une fin heureuse. Ne m’accusez pas de divulgachage, le film est sorti il y a plus de 25 ans et le roman date de 1815, c’est vous qui n’avez pas d’excuses. 

Dumb Blonde/Smart Boy : comme un semblant de déjà-vu

À vouloir réutiliser les topos de la littérature classique dans un style hollywoodien, Clueless semble foncer dans le mur des stéréotypes. Apparaît alors le motif plutôt discret de l’intrigue, c’est le trope cinématographique du couple dumb blonde/smart boy. Et si Legally Blonde avait habilement fracassé ce trope, Clueless peine à y échapper. 

À l’écran, Cher parait superficielle, moquée car incapable de s’exprimer lors d’un débat sur l’actualité. Pourtant, avec 98 sur 100 en géométrie et une moyenne générale de B, Cher est une très bonne élève. Néanmoins, le film s’efforce de nous rappeler qu’elle est bien clueless, perdue, désemparée, incapable de comprendre le monde qui l’entoure. Cher ne saisit pas que Christian préfère les hommes, qu’Elton la préfère ou qu’elle aime Josh, elle ne fait même pas attention lorsque les autres personnages se moquent d’elle. Elle finit par être perçue à tort comme une blonde impuissante, gâtée et déconnectée du monde réel. Pourtant, il faut se rappeler de son âge, et c’est le cœur même de l’œuvre de Jane Austen, Emma comme Cher sont des adolescentes. Elles font des erreurs et alors ? Réduire Cher à sa capacité à débattre sur l’immigration aux Etats-Unis, c’est être à côté de la plaque. 

C’est la sous-estimer, car elle est incollable en pop culture, sait se défendre auprès de ses professeurs et s’amuse à employer le plus de vocabulaire raffiné possible – histoire de bien scotcher Josh-. Vous en connaissez beaucoup des ados de 16 ans qui assistent leur père avocat ? J’en connais peu qui seraient ravis de passer le weekend à éplucher des relevés téléphoniques pour trouver une preuve. 

Cher représente une forme de féminité adolescente exacerbée, mais accomplie. C’est une héroïne puissante qui sait ce qu’elle veut, et connaît ses forces et ses faiblesses . Or, trop peu de personnes peuvent prétendre à la même chose. 

En contre-champ , apparaît également le smart boy, sous estimé, love interest ultime, Josh. Le demi-frère, étudiant, écolo, privilégié, qui regarde CNN et lit Nietzsche au bord de la piscine. Lorsqu’il porte son semblant de moustache au début du film, Cher se moque, mais c’est pour mieux le taquiner.  Figure masculine sensible, Josh est exclu de l’univers pétillant de Cher, et c’est apparemment ce qui séduit. Du cliché de la “not like other girl”, on passe à l’évidence du “not like other boy” dans une figure dark academia remédiée par le soleil de la Californie. Le duo semble antithétique au début du film – tout à fait inattendu même -pourtant il apparaît comme une évidence. Réduit à un trope cinématographique, le couple condamne Cher à un stéréotype naïf qui nie la profondeur du personnage. 

Une avancée timide 

Clueless est relativement avant-gardiste en termes de représentation dans un teen-movie pour l’époque. Dionne est l’exemple parfait, meilleure amie Afro-Américaine avec sa propre intrigue parallèle, elle est un modèle pour Cher qui sans cesse nous répète « how cool she is ». Ce n’est pas tout, en 1995, Clueless nous offre un love interest gay qui n’est pas stéréotypé. Admiré par Cher pour son goût pour l’art et son look à la James Dean, Christian passe du crush au meilleur ami sans jamais être diminué, et jusqu’au bout il est apprécié par tous. Est ce que c’est suffisant ? Non. Surtout parle d’adolescents richissimes qui peuvent dépenser plusieurs centaines de dollars dans une chemise et font le trajet jusqu’au lycée en 4×4. 

Aujourd’hui, cela nous semble peu, mais pour un teen drama de 1995, Clueless fait déjà beaucoup. Sortiront plus tard d’autres perles comme Mean Girl, 10 things I Hate about You ou même Easy A, qui ne suivront hélas pas l’exemple. Clueless accentue les traits mais nous livre une description plutôt précise d’un microcosme lycéen de la bourgeoisie californienne sans pour autant tomber dans le manque de diversité – rien à voir avec The O.C ou New Port Beach pour les francophones,  série californienne qui entre 2003 et 2007 s’illustre pour son casting très uniforme. 

Comportement toxique et performance

Clueless, comme les autres rom com, est un lieu de performance du genre et Cher connaît son rôle mieux que quiconque. Hyper féminine, adepte de la retail therapy, pas très douée en conduite, Cher est un stéréotype ambulant. Sans cesse, elle performe son genre féminin, elle répète des principes et les applique à la lettre pour attirer le garçon de son choix – peut-on d’ailleurs choisir l’objet de ses sentiments ? Cher appuie bien sur le fait qu’il faut toujours avoir quelque chose au four lorsqu’on a de la visite, quitte à faire brûler la pâte à cookie. 

Pourtant cela semble bien artificiel, elle tombe dans l’excessif, dans une performance forcée et artificielle. Dionne nous apprend que Cher recherche un sens de contrôle, à tout organiser, et maîtriser, y compris ses propres sentiments. Ainsi, dans sa zone de confort, dans l’intimité familiale, son masque tombe. Ces détails font écho avec une idée de compulsivité des sentiments chez Cher. Elle passe la première heure du film à répéter qu’elle ne supporte pas les lycéens, qu’elle a des standards élevés et à rejeter chaque adolescent qui se jette dans ses bras. Cher confie son cœur à des figures masculines inoffensives, Christian qui préfère les hommes et Josh son demi-frère. Ses extraits avec le recul font écho avec la notion d’hétéronormativité compulsive, c’est peut-être lire beaucoup dans le film. 

Ce qui me dérange alors, dans Clueless, c’est tout simplement la structure familiale recomposée qui est massacrée par le couple Cher-Josh. Comment sortir avec son demi-frère par alliance ? Surtout lorsque la première heure du film appuie bien sur le fait que Josh fait partie de la famille Horowitz, qu’il est comme un frère pour Cher. Ce n’est peut-être pas pire que les 17 ans de différence entre Emma Woodhouse et Georges Knightley, mais ce détail de l’intrigue frôle l’inceste. Le message reste que Cher ne supporte pas les garçons de son âge et trouve l’amour chez un étudiant – d’au moins quatre ans son aîné – qui s’avère au passage être son ancien demi-frère. Réécriture tout aussi maladroite, Clueless propose une situation finale douteuse presque malsaine.

Clueless est une adaptation d’Emma remédiée par le Hollywood des années 90 : elle est truffée de pagers, baggys et tee-shirt tie and dye, au point de presque devenir une period piece pour les spectateurs d’aujourd’hui. Amy Herckerling nous propose des personnages attachants aux dialogues iconiques dans une intrigue intense qui correspond aux attentes des adolescentes, cœur de cible du film. Alors, si vous n’avez pas le courage de lire Jane Austen, regardez Clueless. En bonus, vous gagnerez une obsession pour le tartan et une nouvelle liste de vocabulaire à apprendre. 

Si vous souhaitez vous plonger dans une analyse encore plus détaillée de Clueless et de l’ombre de Nietzsche qui plane sur le film, je vous conseille cet article de Philosophy Now.

Par Jeanne Streng

Sources : 

https://www.imdb.com/title/tt0112697/?ref_=ttmi_tt

https://www.interviewmagazine.com/film/amy-herckerling

https://www.forbes.com/sites/scottmendelson/2015/07/21/clueless-at-20-what-hollywood-should-learn-from-the-pop-culture-classic/?sh=44d15583336c

https://nypost.com/2015/07/05/an-oral-history-of-the-cult-classic-that-is-clueless/

https://www.flavorwire.com/527875/how-clueless-illuminates-the-timeless-genius-of-austens-emma

© Toutes les illustrations appartiennent à la Paramount Pictures via Tumblr.

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