Juste la fin du monde : une catabase silencieuse ?

« Faire le voyage pour annoncer ma mort. L’annoncer moi-même et paraître pouvoir me donner et donner aux autres l’illusion d’être, jusqu’à cette extrémité, mon propre maître ». Les premiers mots de Louis résonnent alors qu’il est sur la route qui le mène à sa famille. En fond de cette première scène, la chanson de Camille, Home is where it hurts. Titre révélateur qui annonce un long et lourd dimanche de retrouvailles. 

Après 12 ans d’absence, Louis, dramaturge de 34 ans, atteint du sida, retourne chez les siens pour annoncer sa mort prochaine. A travers ce retour dans le passé, c’est l’histoire d’un drame familial qui nous est conté, l’éclosion d’un secret qui n’est jamais dévoilé. Retrouvailles désenchantées, Juste la fin du monde de Xavier Dolan, adapté de la pièce de théâtre de Jean-Luc Lagarce, nous plonge dans nos retranchements, nos peurs, au cœur de nos familles imparfaites et parfois destructrices. 

Dépeindre et exulter les identités 

A la manière d’un pygmalion, le cinéaste sculpte le regard de chacun des personnages. Dès les premiers plans du film, ceux-là sont présentés à travers des caractéristiques propres : la mère, Martine, interprétée par Nathalie Baye, peint ses ongles, l’air désinvolte, tandis que Suzanne, incarnée par Léa Seydoux, la jeune sœur de Louis, hurle à qui veut bien l’entendre que son grand frère est arrivé. Antoine, interprété par Vincent Cassel, l’aîné de la fratrie, reste en retrait, ne dit mot. Les expressions des uns et des autres sont mimées, comme s’ils avaient besoin de chercher leur place. Alors qu’ils devraient être liés par la joie de se retrouver en ce dimanche familial, ils s’enferment dans leur propre rôle.  Le paradoxe s’illustre par les mouvements de caméra : ces personnages sont enfermés dans le cadre -et dans leur solitude- : on ne les voit jamais ensemble. Tout au long du film, les relations restent tendues, les personnages n’arrivent pas à entrer en communion les uns avec les autres. Alors qu’avec Mommy, le précédent film du réalisateur, les personnages étaient constamment dans le même cadre, montrant ainsi l’affection qu’ils se portent, ici au contraire, la présence d’un tiers, en l’occurrence de Louis, est vécue comme une agression. L’intrusion de Louis dans la maison de son enfance remet en question le rôle des personnages au sein de la famille : tout un chacun semble se positionner en fonction de ce fils prodigue, quand tous éprouvent de la colère à son égard. 

Le regard, parole silencieuse 

Une colère justifiée et destructrice : tout le monde en veut à Louis d’avoir été absent, mais chacun se garde bien de le dire. Parce que ce qui compte dans ce film, ce ne sont pas les soliloques maladroits, les insultes, les murmures, mais les non-dits : ce qui se cache derrière un geste, un regard, l’expression d’un visage. Les silences sont étouffants et lourds de sens. Par exemple, lorsque Martine s’entretient seul à seul avec son fils, ce dernier reste muet. Elle, loquace, déverse des flots de paroles mêlées à des reproches. A la manière d’un procès, cette mère à l’allure frivole endosse pourtant la lourde absente de Louis auprès des autres membres de la famille depuis douze longues années.  C’est elle qui les rassure, les protège. Elle alarme Louis de tout ça, lui somme de faire des efforts, de davantage donner des nouvelles. Et Louis, au lieu de se défendre, la regarde d’un  œil vitreux d’où s’échappe des larmes. Des larmes presque invisibles, mais qui suffisent  à sa mère pour justifier son absence. 

L’absence à venir de Louis, seule Catherine, la femme d’Antoine -interprétée par Marion Cotillard-  la comprend. Figure étrangère, inconnue de Louis jusqu’à ce dimanche, Catherine est celle qui sait sans avoir besoin de parler. Pourtant, dans la partition de Catherine, les phrases sont avortées, butées : c’est comme si elle donnait une sonorité au silence. Et c’est à partir de là que l’on se rend compte que sa parole est un silence sonore. Ainsi, au début du film, alors que les autres personnages tentent de s’exprimer -à tort et à travers- pour attirer l’attention de Louis, mais aussi pour masquer la gêne de ce moment, Catherine échange longuement un regard avec Louis. Coupés des logorrhées des autres, une respiration commune se forme entre ces deux acteurs. Par le bleu vitreux des yeux de Louis, Catherine devine : elle devient la gardienne de son secret. C’est la seule qui le voit et l’entend pour ce qu’il est. Et toutes les voix des autres deviennent une abstraction quand ils se regardent car ils construisent, battement de cil par battement de cil, leur connivence commune à travers le secret de la mort de Louis. 

Les autres, calfeutrés dans l’égoïsme et le désir de s’octroyer un moment avec Louis, parlent pour combler le silence, étouffer le poids de la présence de Louis. Antoine ne cesse d’injurier sa sœur, alors qu’il est incapable et paralysé de dire à Louis ce qu’il ressent. Dans le texte théâtral de Lagarce, c’est ce qui frappe sans doute le plus : la nervosité et la prolixité de tous les personnages qui expriment des choses profondément superficielles, nerveuses, et presque inutiles. 

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L’absence de confrontation entre Antoine (Vincent Cassel) et son frère (Gaspard Ulliel) 

Un huis-clos étouffant 

Pour faire taire ce flot de paroles illusoires, Louis s’évade. C’est comme s’il était déjà absent du monde réel. Ainsi, quand il s’entretient avec sa sœur Suzanne, il se réfugie dans les réminiscences de son adolescence. A travers les retours en arrière, on découvre une atmosphère chaude, sensuelle, qui tranche avec les tons froids de cette journée. On découvre aussi un passé heureux, l’idylle d’un premier amour, les chansons, les soirées de liberté dont Louis fut l’unique détenteur. L’enfant prodigue est en escapade perpétuelle dans une maison où personne ne l’écoute vraiment, où on l’interrompt au moindre balbutiement. Peut-être parce qu’ils ont trop peur de le laisser parler, qu’il révèle enfin la raison de sa venue ici, pas anodine. 

C’est donc dans la chaleur moite et orageuse d’une journée d’été que le spectateur s’immisce dans une famille comme tout le monde, avec ses maux, au passé tumultueux et aux plaies encore vives. Dans ce huis-clos théâtral, on suffoque. Par l’utilisation de plans serrés voire très serrés, le réalisateur capture le regard des personnages comme unique témoignage de leur fonction dans le film. Le sens de la vue symbolise les relations entre les personnages et l’issue que va prendre la fin du film. Alors que Louis est constamment marqué par des ombres qui engloutissent son visage, le personnage de Catherine est lui, irradié de lumière, pour témoigner de sa lucidité et de sa bienveillance à l’égard de son beau-frère. La lumière est ainsi révélatrice de la psyché des personnages. Alors qu’il fait très chaud -Martine et Antoine mentionnent plusieurs fois une canicule -, les tonalités de la caméra sont bleues et brunes. Seule exception : le moment des adieux de Louis à sa famille. Adieux définitifs donc, même si Louis partira sans avoir fait éclore son secret. Et c’est peut-être là que réside la puissance de ce film : ce moment d’acmé où les personnages semblent se révéler. La lumière chaude vient irradier les visages des personnages, comme pour les encourager à se dire enfin les choses. Mais cette lumière vient aussi les noyer dans les désillusions : le dimanche a été perçu par la majorité d’entre eux comme un échec. En effet, au moment où Louis passe le pas de la porte, tous se réfugient dans l’arrière de la maison, dans l’ombre, tandis que Louis se dirige vers le dehors, d’où émerge la lumière.

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                               Les adieux entre Louis (Gaspard Ulliel) et sa mère (Nathalie Baye)

Entre dysharmonie et ressentiments, le chef d’œuvre de Lagarce adapté par Xavier Dolan sera récompensé au Festival de Cannes en 2016, où il obtient le Grand prix. Non sans mérite, puisque se traduit avec ce film le désir de communiquer sur l’incommunicable, de se défaire des insoutenables non-dits, que Louis emportera avec lui vers le faisceau incandescent d’une vie marquée par l’absence des siens.

 Par Capucine Lemauf 

Sources: 

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