The Snowman : ou comment fondre comme neige au soleil

 

« I remember that winter because it brought the heaviest snow that I had ever seen. Snow had fallen steadily all night long and in the morning I woke in a room filled with light and silence. The whole world seemed to be held in a dream-like stillness. It was a magical day,…and it was on that day, I made the Snowman. »

Voilà les seuls mots que vous entendrez avant quelques vingt-six minutes de pure magie. Puisque tout passe par la sensation, on s’est dit qu’il n’était pas nécessaire de vous pondre un long article sur le sujet. Mais la matière s’y prêtant, arriva ce qui devait arriver : l’encre a coulé (symboliquement certes, mais tout de même). Pour autant, on vous autorise à regarder avant tout le film ; et si le cœur vous en dit, parce que vous aurez été aussi subjugué que moult personnes avant vous par le charme discret de ce film, alors peut-être, lirez-vous ce qui suit.

The Snowman raconte l’aventure d’un petit garçon qui peu avant Noël façonne un bonhomme de neige. Mais tout excité, le garnement ne compte pas en rester là : sur les douze coups de minuit, il se lève et découvre que son œuvre a pris vie. S’ensuit alors une visite de la maison et une folle épopée dans l’obscurité dissimulatrice de la nuit. En réalisant l’adaptation du fameux livre de Raymond Briggs paru quatre ans plus tôt, Dianne Jackson reprend les mêmes codes et réalise à partir de ce storyboard sans dialogue un film d’animation muet avec les dessins de l’auteur. La musique ainsi que les scènes de la moto et de la visite au Père Noël seront quant à elles rajoutées au synopsis.

Revenons sur ces quelques phrases d’introduction. A la seule lecture, elles pourraient aussi bien être du petit garçon qui se réveille un matin enneigé et décide de faire un bonhomme de neige, tout comme il pourrait s’agir de l’évocation du souvenir déclencheur du processus de création chez l’auteur. Puis vient l’écoute. Prononcés d’une voix grave et traînante, envoûtante, on devine qu’il s’agit des mots de l’auteur-dessinateur : Raymond Briggs himself. Sa voix donne le ton de ce film d’animation, sur lequel le temps ne semble avoir aucune emprise.

Intemporel, ce film l’est : c’est l’histoire d’un enfant lambda, James, auquel chacun de nous peut s’identifier – ne serait-ce qu’en se remémorant les journées enneigées où c’était à qui ferait le plus gros bonhomme de neige du voisinage. Ce dernier devenait l’ami d’un jour, parfois plus quand les températures s’y prêtaient, ami imaginaire nécessairement éphémère. Est porté à l’écran le processus menant à l’avènement d’une nouvelle amitié. L’excitation la veille précédant l’arrivé d’un ami invité ; le tour de propriétaire où James fait découvrir l’environnement quotidien d’un homme au bonhomme de neige ; la phase de déguisement avec les vêtements du père et le maquillage de la mère, scène où l’on joue à être des adultes avant de vite délaisser ce costume trop incommode, voire pesant ; les jeux sans cesse réinventés dans la chambre d’enfant ; pour finalement braver l’interdit d’une folle escapade en moto – et tout ça toujours dans la peur de se faire prendre, puisqu’il s’agit de ne surtout pas réveiller les parents. Si nous avons bien là une histoire d’aventure enfantine, dire cela ne suffit pas. Car oui, c’est avant tout l’histoire d’une amitié, d’une amitié intense et fugace mais d’autant plus forte, qui laissera un souvenir marqué au fer rouge – ici symbolisé par une écharpe que le jeune garçon conservera une fois son ami évaporé dans la nature. Notons le beau produit dérivé que nous présente au passage un « mannequin »  pas anodin. Un an plus tard, c’est cette autre star nationale qui prêtera sa voix à l’introduction, pour un rendu tout aussi hypnotique : je vous le donne en mille – j’ai nommé…Bowie, David Bowie (version de 1983).

Un autre thème me semble être ici abordé au détour d’un jeu de reflections (non, pas de réflexivité, pas encore). A quatre reprises, le bonhomme de neige se trouve confronté à son image, à la réflexion de soi. Dans un premier temps, il voit son visage déformé dans une boule de Noël suspendu au sapin. Puis il se saisit d’une figurine sur le gâteau du réveillon représentant un alter ego miniature : il s’extasie tel un enfant commençant à saisir sa réalité propre. Puis l’image de soi est démultipliée lors de la session maquillage : la coiffeuse de la mère rend compte d’une perception de soi multiple, d’une même entité mais sous des angles pluriels – trois plus exactement (Freud aurait sûrement quelque chose à ajouter ici). Enfin vient la vision de sa personne dans sa globalité : c’est le miroir de la penderie paternelle qui permet au bonhomme de se voir de tête en pied. On pourrait dire que découvrir autrui rend possible une meilleure compréhension de soi-même en nous tendant un miroir, d’où l’apport majeur de l’amitié dans la constitution de notre personnalité.

Ce film, c’est aussi une mise en scène des premières fois. Histoire d’une nouvelle amitié donc, d’une première relation nouée de son propre chef en dehors du cercle familial, histoire d’une première escapade seul dans la nuit, histoire d’une première perte. C’est un conte initiatique que Briggs nous donne à voir, ce qui saura ravir petits et grands. Parce qu’intemporel, ce film d’animation l’est aussi en ce qu’il se regarde à tout âge : peu importe si vous le revoyez à chaque Noël comme les petits Anglais ou si vous le découvrez du haut de vos vingt et quelques balais. Pas besoin d’avoir baigné dans la culture roastbeef populaire depuis le berceau pour savoir apprécier ce conte où l’enchantement opère anyway.

Une fois embarqué dans l’histoire, on en vient à oublier l’absence de paroles ; on en ressort comme d’un rêve éveillé, qui aurait permis retour en enfance où l’on croyait si fort en la magie de Noël que rien de tout ça ne nous aurait paru improbable. …Et c’est parti pour une lente balade à travers les monts enneigés – direction le pôle Nord, lieu d’habitat du Père Noël, aussi dit Father Christmas (autre titre de Briggs). Ce n’est pas tant l’histoire qui compte que le ressenti quasi indicible qui nous saisit : on redécouvre une forêt vierge de toute trace humaine, on est émerveillé lors du travelling au-dessus des toits de Brighton, on se réjouit de rencontrer une baleine lors de notre traversée de l’océan, on marque une halte pour admirer les aurores boréales du pôle.

Notons que l’économie des mots laisse place à la musique, qui remplit l’espace avec d’autant plus de majesté. Tous les dessins sont animés au son des compositions originales de Howard Blake, lequel dirige pour l’occasion l’orchestre symphonique de Londres. Outre l’entêtant Walking in the Air  interprété par Peter Auty, alors enfant de chœur de la St Paul’s Cathedral, qui nous emmène planer avec les deux amis d’une nuit, la musique vient tout du long exacerber les sentiments portés à l’écran par les dessins aux pastels et crayons de couleurs, préférés par Dianne Jackson aux techniques traditionnelles tel que le gouachage. De l’impression de douceur et d’innocence qui s’en dégage résulte le fait qu’on se laisse entraîner par le visuel d’une part, et par le sonore de l’autre. L’adéquation entre musique et action est totale. Par exemple, la dernière scène est en do mineur, ce qu’on traduit inconsciemment par le sentiment que quelque chose ne va pas. On penserait – presque – à l’âge d’or du muet où la maîtrise de la bande-son était alors nécessaire de bout en bout afin que le message soit correctement perçu.

Mais quelle place tient la neige dans ce film ?

Enfonçons tout d’abord des portes ouvertes en disant qu’elle est constitutive du personnage principal. Maintenant, si l’on y prête attention, on remarque que bien que tout le décor en soit recouvert, la chute de neige, elle, ne traverse pas tout le film. Il neige au réveil de James le premier matin, comme l’annonce l’introduction, mais aussi lorsque les deux amis prennent leur envol pour leur virée plein Nord, et ce jusqu’à leur retour au petit matin. La neige qui tombe est donc synonyme de nouveauté, c’est un nouveau chapitre qui s’ouvre : elle marque la séparation entre le premier et le deuxième mouvement du film. Lorsqu’il ne neige pas, le manteau blanc qui recouvre le paysage symbolise et souligne par là même plusieurs éléments de l’histoire. Il renvoie à la solitude de James qui sort en courant de chez lui mais qui, une fois la première excitation passée, se trouve bien seul pour jouer dehors ou faire une bataille de boule de neige. On peut aussi y déceler le champ des possibles lorsque l’enfant se tient face à son jardin vierge de toute trace de pas : le terrain de jeu et de création est sien. Un changement de focale opérant un élargissement de plan renforce cette impression de champ toujours plus vaste, immense voire infini. N’oublions pas que la neige vient symboliser le caractère inviolé d’une nature silencieuse, qui continue de vivre tandis que les hommes se terrent à l’intérieur des foyers. Cette réappropriation de l’espace nous amène finalement à la dernière utilisation qui en est faite : l’espace enneigé devient synonyme de convivialité. Lors de l’acmé du périple à savoir l’arrivée de nos deux acolytes au Pôle Nord, ils font irruption dans une fête de Noël. Entouré de neige aussi bien par terre qu’en bonhommes, James se transforme et s’épanouit. Sa solitude semble bien loin. L’osmose entre l’ami de neige et le petit garçon est alors complète.

Pour autant, l’amitié n’est pas le propos central du film, pas plus que ce dernier n’est un conte de Noël. Du propre aveu de l’auteur parfois agacé par la mièvrerie qui entoure les fêtes, le sujet premier du livre – puis du film – ne le prêtait pas à devenir un must see on Christmas Eve. C’est de la mort dont il s’agit. Quant à la symbolique de la neige dans cette optique là, rappelons seulement qu’en Chine, le blanc est la couleur des morts, et que le froid fige à l’instar de la Grande Faucheuse. Plus qu’un rituel initiatique, c’est avant tout la première confrontation d’un enfant à la disparition d’un être cher. Le propos est ici tout autre : loin des traditionnels contes de Noël, il s’agit d’introduire la notion de mortalité auprès des enfants. Briggs dira d’ailleurs à la radio que « the idea was clean, nice and silent. I don’t have happy endings. I create what seems natural and inevitable. The snowman melts, my parents died, animals die, flowers die. Everything does. There is nothing particularly gloomy about it. It’s a fact of life. » Voilà qui a le mérite d’être clair. Le dernier plan montre un James affligé par le chagrin, qui se raccroche à son écharpe – signe qu’il n’a pas rêvé cette aventure et que le souvenir demeure malgré tout.

On préfèrera rester sur notre rêverie enfantine et nos souvenirs enneigés – certains y trouveront peut-être même une madeleine de Proust – pour s’abandonner avec délectation à la douce nostalgie qui nous prend face à tant de beauté. Si on verse une larme, promis c’est une poussière.

Et tout comme l’appréciation esthétique de cette œuvre se passe de mots, il est pour moi temps de délaisser la plume – soit, le clavier – pour laisser le film parler par et pour lui-même (pour ceux qui ne l’ont pas vu avant de lire l’article. Petits rebelles).

Anaïs Levieil