L’écran de cinéma comme parc d’attractions : exemple de Zootopie

Zootopie, Byron Howard, Rich Moore, 2016

Qu’est-ce qu’un blockbuster, sinon un film prêt-à-être-aimé ? Derrière un dessin animé à aussi gros budget que Zootopie (production Disney, 2016), ce sont des centaines de mains, des milliers d’ongles qui frétillent sur leur souris d’ordinateur, en vue de nous scotcher à un écran pendant deux heures. L’équipe à l’œuvre derrière Zootopie a réussi l’exercice avec brio : dans l’ensemble, ce dessin animé est jubilatoire et jouissif.

Je vous propose de nous pencher sur ce film et la façon dont l’espace y est mis en scène et théâtralisé, afin de comprendre comment il peut provoquer un sourire si large qu’il en fait mal à la mâchoire (je me permets de partir du principe que mon lectorat a la mâchoire sensible).

Ville ou parc d’attractions ?

La ville fictive de Zootopie abrite de nombreuses espèces animales différentes. Proies et prédateurs cohabitent de façon harmonieuse et paisible – du moins en théorie – et l’espace est organisé en fonction de cette diversité de la population. À chaque district, les spécificités climatiques (“Toundraville” pour les animaux polaires, la “Place du Sahara” pour un ersatz de savane) et l’échelle qui convient. On passe des grands immeubles futuristes de “Downton” au quartier format XXS de “Sourisville”. On se croit à Dubaï, à New York ou encore à Saint Pétersbourg : Zootopie, c’est la ville qui contient toutes les autres, une combinaison de styles et de périodes qui correspond au fantasme de cosmopolitisme du film. La différence et l’exotisme y sont mis en spectacle au service de l’illusion d’une infinité de possibilités. On le rappelle, “tout le monde a sa place à Zootopie” !

C’est un lieu qui est fait pour susciter l’émerveillement. On le voit bien lors de la scène d’arrivée à Zootopie, lorsque la lapine, Judy Hopps, découvre tout ce que la ville lui réserve, du Shakira à fond dans les oreilles et les yeux écarquillés – réaction supposée de tout spectateur devant des images aussi éblouissantes – qui nous amène à penser que la lapine principale du film est en train de nous emmener à Disneyland, nous épargnant le prix du billet d’entrée.

La visite se fait à bord d’un train qui sillonne la ville à toute vitesse, serpentant parmi des éléments merveilleux qui s’animent parfois à son passage (avec les geysers de neige), et de brusques changements d’ambiance. Bien plus qu’un trajet, ce passage sur les rails est une véritable attraction à thème !

Et si l’on poursuit l’analogie, la ville de Zootopie ressemble à un parc d’attractions : il s’agit d’un lieu à l’urbanisme euphorisant, un endroit prévu pour être heureux. L’originalité, ici, c’est que l’espace ne soit pas aussi restreint et enclavé qu’un parc à thème (dont l’entrée est payante) mais que la fête s’étende et s’impose à l’ensemble de la ville.

Dans l’émission passionnante qui m’a inspiré cet article, le terme de “ville féérique” est employé pour désigner ces espaces à la frontière entre villes et parc d’attractions, considérés comme deux laboratoires architecturaux qui s’influencent mutuellement. Les expositions universelles du XXe siècle ont pu ainsi être des expérimentations à taille géante de la course au spectaculaire, au frisson et à la sensation en pleine ville.

En 1900, Paris devient de façon éphémère une ville-collage, reproduction artificielle et miniature du monde avec les différents pavillons nationaux, et même la reproduction du Tyrol en carton-pâte. C’est aussi le principe de l’attraction It’s a small world à Disneyland, qui nous propose de voyager sans avoir besoin de nous déplacer : le monde miniaturisé est à portée des yeux. Dans le cas de Zootopie, il suffit de lancer la lecture du film pour connaître les bienfaits du dépaysement.

Exposition universelle de 1900 à Paris, Rue des Nations

Certains détails visuels de Zootopie peuvent même passer pour des clins d’œil à des “happening” urbains ayant réellement existé. Le terme est anachronique, mais bien adapté aux trottoirs roulants que l’on pouvait emprunter le long des artères parisiennes pour une promenade en accéléré… dont on peut voir une déclinaison aquatique en plein cœur de Toundraville.

Extrait de Zootopie, trottoir flottant à Toundraville

Dans Zootopie, le merveilleux se donne à voir au sein même du bâti et des infrastructures publiques, ce qui participe à en faire un espace jubilatoire. Les images fourmillent de détails, il y a plus à observer que de temps pour le faire, ce qui donne envie de s’attarder dans l’immersion et dans la contemplation du monde fictif, comme cela peut être le cas avec les illustrations de Claude Ponti.

L’espace au service du scénario

Pendant la durée du film, la visite des différents quartiers est surtout un moyen pour faire subir à notre cœur la moulinette du spectre des émotions correspondant aux changements d’ambiance. On passe ainsi du réconfort de “Bunnyborrow” aux frissons provoqués par le “Quartier de la forêt tropicale”.

Chaque quartier est un microcosme aux codes définis et immuables : utopique pour les habitants, mais hostile à la limite du cauchemardesque pour les étrangers. L’apparente cohabitation heureuse cède vite le pas à une représentation plus réaliste de Zootopie, agglomérat de ghettos animaliers, où règne l’entre-soi. Cette prise de conscience est un élément important du scénario : elle correspond au moment du récit d’apprentissage où le personnage principal perd sa naïveté et regarde le monde bien en face pour pouvoir y agir, éventuellement s’y battre. Judy Hopps découvre enfin son réel objectif : faire en sorte que la ville de Zootopie redevienne telle qu’elle la fantasmait.


Les avancées du scénario sont corrélées aux déambulations géographiques, à commencer par la première arrivée à Zootopie elle-même, qui va permettre de déclencher l’action. Lapinville, où l’héroïne a grandi, est un endroit où il n’y a pas beaucoup de perspectives d’évolution ; c’est le schéma type de la ville natale, limitée au cocon familial et aux expériences enfantines ; le personnage va devoir lui tourner le dos pour grandir. Dans Zootopie, le changement spatial est nécessaire à l’action, et dicte les émotions au spectateur. Chaque coin de rue, avec ses caractéristiques et ses obstacles propres, va permettre aux personnages de révéler de nouvelles facettes d’eux-mêmes, et de se révéler à eux mêmes, d’avancer.

L’exemple caricatural de ce type de scénario, serait Dora l’exploratrice. Dans chaque épisode, la carte est une matrice d’obstacles et de déplacements qui va permettre de dérouler le fil linéaire d’un scénario “parfait”, reproductible à l’infini : on décline les caractéristiques de l’espace, et l’action suit. Pour citer un film un peu mieux vu par la critique cinématographique, ce type de scénario correspond à la manière dont est construit Le magicien d’Oz : les personnages surmontent tous les obstacles que leur réserve la route de brique jaune. Bien que nettement moins systématique, Zootopie suit le même modèle : on ne ressort pas indemne de la visite d’un parc d’attractions.

Le magicien d’Oz (adapté du roman éponyme), Victor Fleming, 1946

Entre féérie et propagande : la ville utopique comme espace de démonstration

Mais dites-moi… avec tout cet émerveillement face aux pépites visuelles de Zootopie, ne serait-on pas tombé en plein dans le piège ? Cette ville, on l’a vu, est bien avant tout une vitrine, dont la jolie façade sonne un peu creux.

À la manière du festival ou du bal masqué, la ville utopique opère un renversement de valeurs (limité, dans le temps ou dans l’espace) qui en fait un espace de démonstration : la ville sert de preuve, au service de la propagande d’une idéologie. Pour le gouvernement de Zootopie, c’est l’idéologie “venez comme vous êtes” qui est prônée (et mise à mal, mais je ne vous en dis pas plus, je ne veux pas vous spoiler un film aussi agréable à regarder). À l’intérieur de l’espace fictif du film, la ville de Zootopie fonctionne comme une publicité pour la discrimination positive à échelle géante. L’aspect ludique de l’espace, qui séduit de façon plutôt consensuelle, est peut être d’autant plus efficace en termes de propagande : on ne remet pas en question ce qui nous plaît, ou du moins plus difficilement. La ville utopique, ville-modèle qui voudrait synthétiser toutes les autres, peut ainsi aussi chercher à écraser toutes les autres, en les éblouissant. C’était en quelque sorte l’un des objectifs des expositions universelles dont j’ai parlé, immense course à la puissance, dans une perspective qui est aussi, ne l’oublions pas, celle de la colonisation.

Quant à Zootopie, on pourrait se demander si ce n’est pas le meilleur placement de produit qui soit : 1h48 de publicité implicite pour les parcs Disneyland.

Salomé Hallensleben

Bibliographie

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