Eternal Sunshine – Mes moires

Eternal Sunshine of the Spotless Mind : poésie, éthique. Cinéma. Art.

Méandres. Méandres et dédales. Mais, peu à peu, fil après fil, la lumière se fait, et l’architecture filmique éclaire le chaos des sentiments, le chaos d’une vie, le chaos d’une existence.

« Change your heart/Look around you » : telle est la musique qui adoucit le dernier souvenir de Joël, dernier souvenir de sa première folie avec la folle Clémentine, escapade nocturne en bord de mer, dernier souvenir avant que son passé, avant que son destin, ne soit effacé, à la suite d’un désespoir amoureux, qui se démêle, progressivement. Telle est aussi une des interprétations possibles de ce film extraordinairement riche de Michel Gondry. Purifie-toi, remonte le fil de ta vie, débrouille tous tes souvenirs entrecroisés et soumets-les à ton jugement critique, à ton analyse, psychanalytique et morale ; et alors, seulement, tu pourras reprendre contrôle de ton destin et refonder ton existence sur des bases à nouveau saines. Introspection et libération.

C’est là que Gondry rejoint en partie Proust. « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. », s’exclame le narrateur du Temps Retrouvé. L’art n’est pas imagination débridée et évasion du monde réel ; c’est une évasion par provision, une observation à distance du monde à travers un miroir de concentration, un prisme de Newton, par laquelle on découvre des franges inconnues de notre monde, ou plutôt oubliées, effacées par l’habitude et l’inattention. C’est seulement après cette révélation du monde par l’art que l’on peut s’y projeter pour y exister. C’est le narrateur d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs qui désire vivement revoir les falaises qu’Elstir a peintes, alors qu’elles lui avaient déplu quand il les avait vues, alors que l’art n’avait pas ouvert son regard ; c’est Joël retrouvant le bonheur de sa vie avec Clémentine en revoyant ses souvenirs défiler dans cette machine.

Cette machine, c’est le cinéma. Comme la littérature pour Proust, le cinéma pour Gondry tisse des liens entre les images, et leur donne une profondeur insondable, des échos permanents, qui échappent à la raison et à l’ordre pour verser dans la poésie et l’imagination. La mémoire de Joël, comme l’art de Gondry, construit un réseau entre ces différentes images, remodèle celles-ci, les combine, les fusionne, les détruit. La mémoire, c’est du montage. Et la matière brute, c’est le souvenir, c’est l’image.

Cette scène du train que l’on voit au début du film, qui semble être la première rencontre de Joël et de Clémentine, banale à première vue, ne prend de sens que lors de la répétition des mêmes dialogues, transposés dans le cadre du souvenir de leur véritable première rencontre, avant l’effacement de la mémoire. La répétition, nœud temporel, nœud psychologique, interroge profondément le spectateur, dérouté par un film qui sabote la linéarité classique. On comprend que le film interroge le statut de l’image par rapport aux autres images, qu’il interroge les liens qui unissent les différents membres du réseau mémoriel et filmique. Ce qui compte n’est pas le déroulement linéaire diégétique, c’est l’auto-analyse des souvenirs, la remontée dans le temps, pour mieux remonter à la surface du monde réel. La mise en relation permet cette purification, permet l’action et la création dans le monde. Le cinéma, main tendue qui nous fait tendre à nouveau vers l’espoir.

Un ordre qui jaillit du désordre, un monde qui jaillit du chaos : le cinéma se fait re-créateur d’une existence personnelle, libérée d’elle-même par elle-même, une fois mise en relation avec son inconscient. Acte libérateur, acte libertaire. Gondry ne choisit pas la linéarité, ne choisit pas l’ordre ; bien vite, les images cessent d’être banales, cessent d’être uniques, cessent d’être imposées à nos yeux. Dans une narration classique de la transparence, nous prenons en principe les images que nous voyons défiler pour acquis, comme si elles faisaient partie d’un ordre naturel, l’ordre du film. Ici, le cinéma montre ses coutures en nous les montrant ouvertement. Pur artifice qui déjoue la nature, et qui brise l’illusion de l’ordre naturel. Répétitions : retour sur la construction même du sens de l’image, appel au spectateur et à son jugement critique. C’est Proust devenu libertaire, devenu sartrien ; l’art, en dévoilant ses propres principes de construction, se fait voir et nous fait voir le monde. Le désordre créateur de Gondry démonte l’ordre et l’autorité d’une narration classique.

Rien n’est à tenir pour acquis, tout est résultat d’un processus. Gondry dissèque le cinéma pour nous révéler sa force, qui peut être autorité ; Gondry nous ouvre les yeux pour que, de nous- mêmes, nous ne restons plus à genoux devant la sacro-sainte autorité du mythe.

 

Maxime Lerolle

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