Jeu vidéo et cinéma : quand le spectateur s’empare de la manette

USA - 2h20 - sortie 28 mars 2018 - 2018 - Réalisateur: Steven Spielberg - Scénaristes: Ernest Cline - Zak Penn - D'après l'oeuvre de Ernest Cline - LEGENDE PHOTO: Tye Sheridan - AVEC: Tye Sheridan: Wade Watts / Parzival -

N’avez-vous spectateurs, spectatrices, jamais eu l’impression de parfois trouver plus de cinéma en allumant votre console que lors de votre dernière visite en salle ? Le constat est clair : les jeux vidéo proposent des cinématiques de plus en plus époustouflantes, jusqu’à proposer de véritables films interactifs à leurs consommateurs. Les Game Awards 2020 confirment aisément cette accaparement d’une esthétique toujours plus lisse et réaliste, portée par des consoles aux moteurs graphiques qui permettent à la gourmandise des développeurs de s’exprimer à l’écran. En regardant de plus près les différents prix, on peut s’amuser à retrouver des formulations bien connues des cinéphiles : meilleure bande-originale, meilleure performance d’actrice (pour Laura Bailey, dans le rôle d’Abby)… On se croirait à peu de choses près à une cérémonie des Oscars. Et le grand lauréat de la cérémonie des Game Awards , The Last of Us part II – développé par Naughty Dog sous la direction de Neil Druckmann – met bien en évidence par sa technique de tournage, son esthétique et sa narration les rapports de plus en plus ténus entre jeu vidéo et cinéma.

C’est d’abord le septième art qui s’empare du thème du jeu vidéo à travers des longs-métrages. On peut d’abord penser au réalisateur David Cronenberg, qui propose à son spectateur d’embarquer dans une session de jeu en mise en abyme dans eXistenZ (1999). De même, Spielberg réalise le rêve de nombreux joueurs en leur offrant un monde virtuel aux perspectives infinies dans Ready Player One (2018). Entre inspirations et adaptations (Silent Hill par Gans en 2006, Hitman par Gens en 2007, Assassin’s Creed par Kurzel en 2016…), le cinéma s’est intéressé de près à son homologue du petit écran. Le jeu vidéo, en offrant une suite d’images animées suivant une trame narrative, ne se différencie pas tant que ça du septième art. Surtout, on observe une intégration de plus en plus forte des codes cinématographiques dans la réalisation et la narration de certains jeux, jusqu’à faire de l’objet-manette la seule différence entre un joueur et un spectateur. 

Le cas Quantic Dream : quand la caméra capture des images pour en faire un jeu

Pour en faire une brève présentation, Quantic Dream est un développeur français de jeux vidéo fondé en 1997 à Paris, à l’origine de nombreux jeux caractérisés comme des « films à la narration interactive ». Les jeux de type Fahrenheit, Heavy Rain, Beyond: Two Souls, et plus récemment Detroit: Become Human, se fondent sur un storytelling particulier – qui a d’ailleurs forgé leur succès – en offrant une multitude de choix aux joueurs, chacun ayant une incidence sur l’histoire du jeu. La véritable caractéristique clé du studio – qui a depuis été rejoint par nombre de ses pairs – reste qu’il développe ses jeux comme on réaliserait un film. Benjamin Diebling, réalisateur chez Quantic Dream, décrit son métier par ces quelques mots : « Je suis réalisateur dans le jeu vidéo. (…) C’est comme dans le cinéma, je cast et dirige des comédiens sur un plateau de tournage, excepté que notre plateau, c’est un plateau de motion capture. En tant que Shooting Director, je donne donc le cap aux acteurs sur le plateau, en respectant la volonté du Game Director. ». Diebling illustre cette nouvelle manière de faire du jeu vidéo à travers la motion capture, technique permettant d’enregistrer les positions et rotations d’objets ou de membres d’êtres vivants, pour en contrôler une contrepartie virtuelle sur ordinateur à travers un modèle 3D. Depuis quelques années, la multitude de marqueurs posés sur le visage des acteurs et leur tenue grise intégrale et très moulante permet un rendu très proche du physique et des gestes réels du comédien. Cette méthode de tournage a permis au studio de caster et de proposer à l’écran des acteurs extrêmement connus, à l’instar d’Elliot Page et Willem Dafoe, réunis dans le jeu Beyond : Two Souls. Le joueur, grâce à cette technique, se voit contrôler le personnage d’Elliot Page, et réalise le grand rêve du spectateur : interagir sur l’action à l’écran. La motion capture est loin d’être exclusive au jeu vidéo, se voyant utilisée dans des films tels qu’Avatar (Cameron, 2009) et Planète des singes, où les traditionnels masques et déguisements sont remplacés par des capteurs de mouvements.

Film ou jeu vidéo ? La question se pose, et l’intégration des codes du cinéma dans les jeux récents mérite d’être nuancée : Diebling précise qu’à l’inverse d’un film et d’un tournage classique, tout s’imagine lors du tournage d’un jeu en mocap (motion capture). Les accessoires sont minimalistes et multi-usage, la combinaison est neutre, seule la voix des acteurs résonne entre les murs… C’est donc au Shooting Director de porter et accompagner ses comédiens dans un univers qu’ils doivent complètement imaginer à partir de simples illustrations et concept arts. La description de l’environnement est précise, et les comédiens doivent faire dans le détail malgré la quasi-absence d’éléments visuels. Bryan Dechart et Amelia Rose Blair sont revenus en interview sur leur expérience d’acteurs lors du tournage de Detroit: Become Human. Dechart indique ainsi en parlant de Diebling : « Il nous donnait toutes ces informations qui aidaient vraiment à transformer cet espace vide en quelque chose de vivant », et Rose Blair ajoute : « Personnellement, je plaçais des signaux ou déclencheurs émotionnels autour du plateau dans mon esprit, donc j’avais quelque chose de très optimiste dans un coin très précis, et ma peur la plus profonde juste derrière moi pour que, quand je regarde autour de la pièce, cela déclenche des émotions spécifiques basées sur ce que je devais faire dans la scène. ». Dechart compare ainsi leur expérience à celle d’un comédien au théâtre, qui doit faire de la scène et du peu de décors un univers complexe dans lequel évoluer. C’est donc une manière très spécifique de jouer qui est de mise, et qui permet au réalisateur de se concentrer sur chaque segment de jeu, les prises ne durant jamais plus de trois à quatre minutes. Le travail se veut précis, et la narration basée sur l’effet papillon, à partir de laquelle ces jeux fonctionnent, oblige l’ensemble de l’équipe de tournage à filmer entre 25 et 40 pages de dialogue par jour sur des segments répétitifs, à des exceptions près, pour permettre une multitude de choix et d’expériences au joueur. Autant dire que même si les codes du cinéma ont été adoptés ici, les différences restent énormes et le jeu des acteurs, filmés à 360° par un ensemble de caméras, s’en voit chamboulé. 

Will Poulter : l’homme qui naviguait entre cinéma et jeu vidéo

Will Poulter, bien connu des plateaux de cinéma comme de ceux des films interactifs, permet de comparer plus précisément l’expérience de l’acteur dans ces deux performances. Entre le film Bandersnatch (David Slade, 2018) tiré de la série Black Mirror, et le jeu Little Hope faisant partie de la Dark Pictures Anthology initiée par Until Dawn en 2015, les différences sont peu nombreuses et floutent les frontières entre cinéma et jeu vidéo. L’expérience de choix multiple du spectateur comme du joueur permet de contrôler le film qui se déroule face à lui, depuis sa télécommande ou sa manette. La seule véritable donnée qui change, c’est la prise de vue réelle face à la motion capture.

Plus que le seul fait d’être filmé dans un contexte de motion capture, Will Poulter affectionne une nouvelle manière d’expérimenter en tant qu’acteur, grâce à la multitude de storylines que propose ce film-jeu : « C’est un récit avec plusieurs branches et des tonnes de résultats possibles, et bien entendu tu dois t’adapter au choix des joueurs, donc il y a beaucoup plus de choses à tourner, à un rythme plus rapide. (…) Quand j’ai tourné Bandersnatch, c’était la première fois que je faisais un film ou un projet télé qui devait s’adapter au choix des spectateurs, et je crois que c’était un des premiers de son genre ». Poulter souligne la seule véritable différence entre un film et ce genre de jeux : la multi-narration. Le cinéma classique propose une histoire que le spectateur suit depuis son siège, son corps ancré dans le velours le temps de la séance. Le jeu, lui, présente ici la notion d’interaction et permet à un « spect-acteur » de prendre place dans son canapé. C’est définitivement cette interaction entre l’oeuvre et le spectateur-joueur qui définit la frontière latente entre ces deux mondes, mais alors où placer Bandersnatch? Là serait la question.

Le jeu vidéo, en empruntant ses codes visuels au cinéma, n’offrirait-il pas finalement au joueur la possibilité de construire son film ? Ne ferait-il pas qu’ouvrir le champ des possibles, autant pour l’acteur que pour le spectateur, par sa multitude d’expériences et ses nuances narratives ? Il semblerait que l’art audiovisuel ait enfin trouvé comment faire de ses spectateurs passifs de véritables spect-acteurs actifs par la médiation de la manette, objet de contrôle de l’image et de la narration à l’écran. Le futur du cinéma se trouverait-il alors dans le jeu vidéo ? En parlant de Detroit: Become Human, Bryan Dechart souligne que pour lui : « (…) les animations de ce jeu ou d’autres sortis l’année dernière sont incroyablement raffinées et visuellement impressionnantes, et c’est au final mieux que beaucoup de films que j’ai pu voir… Dans le sens de l’aspect visuel, audio et narratif. ». Il ne s’agit pas réellement de mettre en confrontation jeu vidéo et cinéma, mais plutôt que ces deux formes d’art audiovisuel puissent se tirer vers le haut, vers une innovation visuelle et narrative qui diversifie toujours plus l’expérience du spectateur. Si Quantic Dream et ses compères ont pris l’habitude de filmer de vrais acteurs pour en faire des personnages de leurs jeux, le cinéma commence doucement lui aussi à s’inspirer des techniques narratives du jeu vidéo à travers l’exemple d’une narration à choix multiples que porte Bandersnatch. Il serait dommage de condamner les échanges de codes entre les arts, et ce serait mentir que de dire que le cinéma s’est créé à partir de lui  seul, sans s’inspirer des codes esthétiques et techniques du théâtre ou de la photographie. Le jeu vidéo apporte plus qu’il ne prend, et le cinéma peut tout autant s’en inspirer dans une période où la notion de spectateur se voit revisitée: entre plateformes de streaming, « ciné-canapé » et salles fermées, les films se doivent de s’ouvrir à la diversité. 

Finalement, une façon de penser le cinéma et les jeux vidéo serait de considérer ces derniers comme des manières différentes de communiquer. Will Poulter décrit assez bien la façon dont il faudrait envisager ces médias selon leur forme spécifique : « J’aime beaucoup l’idée d’un média artistique interactif et immersif, avec comme raison d’être l’opportunité d’avoir le message du film ou du jeu dans ses propriétés interactives: il y a l’opportunité d’avoir un message porté d’une manière unique et très impactante. La force du message peut être intensifiée plus tu le rends interactif et immersif, et c’est vraiment excitant de voir à quel point la technologie peut divertir un public, mais aussi fournir une expérience pleine d’informations: cela peut aussi amener à des changements positifs dans la société ou aboutir à des actions sociales. ». À l’heure des let’s play en live sur Twitch, peut-on vraiment reprocher au jeu vidéo d’étendre les discours politiques et sociaux, et plus largement les expériences audiovisuelles en dehors de la salle ? À l’époque des salles fermées et des discours enflammés et médiatisés, laissons la chance aux jeux vidéo – si souvent peu considérés – de permettre au spectateur-joueur d’ouvrir un peu plus les yeux sur notre société.

Baptiste Charles

Sources :

Le jeu vidéo, c’est du cinéma ? Victor Bonnefoy (2020)