Eyes Wide Shut

Eyes Wide Shut Kubrick Nicole Kidman Tom Cruise

Eyes Wide Shut, la dernière œuvre de Kubrick avant sa mort tragique, sorti en 1999, nous parvient avec une réputation injustifiée et controversée. C’est d’ailleurs sûrement l’un de ses films le plus sous-estimés, le plus mal compris et reçu. Très attendu et considéré comme « le plus sexy jamais réalisé », avec en tête d’affiche un couple culte d’Hollywood, notre film a finalement déconcerté par la complexité des thèmes qu’il aborde. Pourtant, Eyes Wide Shut, empreint de sexe, de luxure, de rêve, de fantasme, de la place de la sexualité dans le couple, de fidélité où les manifestations du désir sont omniprésentes, prend la forme d’une analyse psychanalytique parfaite dans les tréfonds d’un couple à un instant t de son histoire. Le film de Kubrick basé sur une nouvelle du Viennois Arthur Schnitzler, Traumnovelle ou en français, La Nouvelle Rêvée, raconte l’histoire d’un couple, Bill et sa femme Alice, qui vont être amenés à re considérer la valeur de leur union au regard des désirs et fantasmes que chacun porte en lui. L’influence de la psychanalyse est indéniable dans les écrits de Schnitzler qui fréquentait une société viennoise juive très influencée par Freud, qui a donc imprégné l’œuvre kubrickienne. Il est ici intéressant d’analyser cette relation emblématique entre Tom Cruise et Nicole Kidman à l’aune des réflexions freudiennes sur le désir et le fantasme.

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« Tu te rappelles l’été dernier à Cape Cod ? »

Rentrons alors directement dans le vif du sujet. Le film début réellement lors de la scène de l’aveu d’Alice à son mari au sujet de l’officier. Alice raconte un fantasme assumé qu’elle a éprouvé lors de leurs dernières vacances.

« Cet après-midi-là nous avons fait l’amour, nous avons fait des projets d’avenir, et pourtant, à aucun moment, il n’a jamais quitté mes pensées, je me suis dit que s’il voulait de moi ne serait-ce que pour une nuit j’étais prête à tout abandonner »

Ce récit raconté par Alice, a pour fonction de débloquer en elle des frustrations trop longtemps dissimulées. Mais cet aveu a l’effet d’une bombe pour Bill qui est soudain bouleversé et privé de tout repères. Que sait-il des désirs de sa femme ? Connaît-il les siens ? Il se perd alors complétement dans le but d’assouvir ses propres désirs. Mais cela se manifeste alors d’une manière complétement différente, à travers des fantasmes croissants, bien plus masculins que ceux de sa femme : être séduit par deux femmes en même temps, ou encore par la fille d’un de ses patients, recevoir l’invitation d’une prostituée qui lui propose de monter chez elle, pour enfin, se retrouver dans une soirée qui prend des airs d’orgie organisée par une communauté secrète, et tout cela en une nuit ! Tous ces évènements paraissent finalement presque irréels, de l’ordre d’un mauvais rêve éveillé après un aveu de sa femme un peu trop déroutant.

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Même si les fantasmes de notre couple s’expriment en eux de façon divergente, pourtant quelque chose de commun persiste chez les deux personnages : Leurs désirs, omniprésents, et qui définissent l’essence même du film, ne se réalisent pas. Il reste de l’ordre du fantasme imaginé, presque rêvé chez Alice, et malgré les situations toutes les plus hallucinantes les unes que les autres, dans lesquelles se retrouvent Bill celui-ci ne passe jamais à l’acte, ne commet pas l’adultère. Il fait le choix de se mettre face à ses fantasmes sans pour autant les réaliser. En effet, ce qu’il y a de particulièrement freudien ici, c’est d’appréhender la sexualité en termes de désir et non en 
termes d’acte. Le terme « Wunsch » traduit en français par le désir, signifie l’idée d’un souhait, d’un vœu formulé mais non réalisé. Aussi, le fantasme est défini par Freud en 1887 dans ses échanges avec Wilhelm Fliess, en tant qu’une activité psychique qui consiste en une construction imaginaire d’un scénario, véritable mise en scène des modes de satisfaction généralement libidinale.

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Le danger vient finalement du fantasme, de l’irréel, du rêve, de l’imaginaire et non de l’exécution de celui-ci, de l’acte même de l’adultère. Kubrick actualise le désir en tant que tel, en tant que toujours hypothétique, toujours en puissance mais jamais en acte. Finalement et paradoxalement, le fantasme est beaucoup plus menaçant que l’actualisation de celui-ci. L’étrangeté de ce film est alors de parler de quelque chose d’inexistant matériellement parlant, car rien ne se passe réellement. Tout l’enjeu du film se trouve uniquement au stade psychique, intellectuel des personnages. La subtilité de ce film est alors de raconter la crise d’un couple qui s’aime, mais qui après 9 ans de mariage se désirent moins ; en termes de ressenti, d’émotions, d’imagination mais jamais d’actions concrètes. Le film est d’ailleurs centré sur le couple : aucun autre personnage n’existe réellement dans l’histoire. Pour citer Frédéric Raphael, co-scénariste d’Eyes Wide Shut : « Le sujet du film est le désir. Kubrick refuse de s’occuper de la mécanique de la copulation. Au lieu de ça il veut saisir des émotions, attraper l’impalpable. » Ce film est alors une porte ouverte vers la possibilité de pénétrer dans l’intimité d’un couple, de partager l’ambiguïté et la crainte du désir, du fantasme de l’autre.

« L’important c’est que nous soyons réveillés maintenant »

Le film s’ouvre alors sur une fin plutôt optimiste qui suggère de se réveiller, de sortir de ses rêves et fantasmes, pour retrouver ce qui compte réellement, la vie et… faire l’amour !

« – Nous avons quelque chose d’important à faire le plus vite possible
– quoi ?
– Baiser. »

Lily GANTELMI D’ILLE