Les scènes de karaoké au cinéma, ou pourquoi j’aime les fausses notes

Karaoké – Les Cinq diables

Que l’on soit ou non adepte de l’exercice du karaoké hors des salles (ce n’est pas mon cas), il est de ces casseroles qui se livrent au grand écran et qui nous prennent immanquablement aux tripes.

On attend que la musique démarre, silence gênant, le ton est donné. Rires timides, regards fuyants, voix basse… : la plupart du temps, c’est un supplice.

Cette scène, qui peut avoir au premier abord une fonction simplement divertissante ou de transition entre les grands moments du film, couve en réalité un potentiel émotion immense.

Elle peut être salvatrice ou impitoyable, il s’agit du moment où une personne brave tous les regards critiques pour affronter le seul connu au milieu de la foule. L’audience est souvent aussi importante que la performance, quelque chose d’indicible se joue entre les deux : on se découvre, on se déchire, on se retrouve…

Et dans la salle obscure, qu’on le veuille ou non – souvent non – , la scène du karaoké nous embarque totalement.

When Harry met Sally, L’innocent, Mommy, 500 days of Summer… Plus on y pense et plus il y en a, mais pour le bien de cet article, on a choisi d’en évoquer seulement trois.

Total Eclipse of the Heart – Les 5 diables, Léa Mysius (2022)

[La scène : Pět ďáblů / Five Devils – YouTube]

Bien que très simple, ce moment du film est l’un des préférés de la réalisatrice Léa Mysius. Elle raconte qu’au moment du tournage de cette scène, une vingtaine de membres de l’équipe pleurait derrière l’écran. Quelque chose de beau venait de se produire.

Lors d’une soirée alcoolisée, le malaise est ambiant autour de la table où est assise la famille. Les regards désapprobateurs autour se font sentir. Joanne et Julia quittent la table en se tenant la main. A leur montée sur scène, les joues de Joanne (Adèle Exarchopoulos) sont baignées de larmes, elle tourne en rond, son regard ne se fixe sur rien, elle s’arrête… Alors Julia (Swala Emati) s’empare du micro. Les plans se concentrent sur elles, seules l’une face à l’autre, c’est un moment très fort : tout le monde dans le bar est mal à l’aise mais plus personne ne voit l’audience. Adèle Exarchopoulos le dit elle-même, le but n’est pas de chanter juste, il s’agit d’un moment de la vie de Joanne où elle réalise beaucoup de choses.

La fantasmagorie est totale lors de cette scène où le passé ressurgit : les sentiments inavoués des deux femmes, le mari qui reste assis, sévère, tel un fantôme et l’enfant Vicky, qui demandera plus tard à sa mère « est-ce que tu m’aimais avant que j’existe ? ». Il s’agit en effet d’un moment de réalisation pour l’enfant, qui comprend alors qu’elle n’est pas le centre du monde, ni de celui de sa mère.

Les cinq diables est un film au réalisme magique qui parle avant tout aux sens, qui sont autant de diables, et permettent à Vicky d’apercevoir la noirceur du monde. Les frontières entre réel et magie ne sont plus tout à fait distinctes à ce moment où personnages et audience ne savent que ressentir sinon un soudain trop plein d’émotion. Tout le monde dans la salle de cinéma laisse couler une larme entendue, lourde et appréciée.

Losing my religion – Aftersun, Charlotte Wells (2023)

[Aftersun (2022) – Karaoke – YouTube]

Certes le morceau que l’on retient d’Aftersun est la version remasterisée de « Under Pressure » qui donne lieu à une scène finale impeccable, mais il convient ici de plaider la cause de Losing My Religion interprétée par Sophie (Frankie Corio), qui  survient à un moment pivot du film. Alors à la moitié de leurs vacances dans un resort turc, la relation entre le père et la fille s’étiole à la lumière de la supposée dépression que Callum (Paul Mescal) ne sait plus lui cacher.

Ne cherchez plus la signification du film, elle réside dans cette séquence.

Le père se met une pression monstre car il regrette de ne pas être en mesure d’offrir tout l’or du monde à sa fille, tandis que tout ce qu’elle souhaite, c’est de passer du temps en sa compagnie. Toute la profondeur et les problématiques du film sont ici concentrées : l’embarras et l’affirmation de soi de l’adolescente, les liens qui se désagrègent entre père et fille, la perception de la part d’ombre chez ses parents pour un enfant…

C’est une scène qui est autant à propos du père, resté assis dans les gradins, qu’il est à propos de sa fille qui attend en vain qu’il la rejoigne sur scène. Ici le karaoké est une véritable scène de déchirement entre la jeune fille qui affronte seule l’audience, au milieu de laquelle son père demeure assis, mutique.

Dieu merci, il nous accorde une danse plus tard dans le film.

More than this / Brass in Pocket / (What’s so funny ‘bout) peace, love and understanding –  Lost in translation, Sofia Coppola (2003)

[Karaoke Scene – Lost in Translation – Bing video]

Il est de ces moments ineffables où tout se transmet, Sofia Coppola l’a compris en intitulant son beau film d’après un vers de Robert Frost : « Poetry is what gets lost in translation ».

Bob (Bill Murray) & Charlotte (Scarlett Johansson) sont chacun dans une impasse dans leur vie (et au Japon, qui plus est) lorsqu’ils se rencontrent. Sofia Coppola rend à merveille le sentiment d’isolation extrême qui peut nous prendre dans un grand centre commercial ou une chambre d’hôtel.

La scène du karaoké, lors de laquelle Charlotte, Bob et leurs amis s’égosillent sur plusieurs morceaux, est plus qu’un simple moment feel good dans un film sur la solitude et l’ennui.  A partir de cette séquence, l’amitié entre les deux personnages devient infiniment plus fine. Charlotte est joueuse, perruquée de rose, et Bob se livre de manière très touchante avec un regard empreint d’apaisement.

Extrêmement mélancolique, cette scène nous rappelle que la perte de sens n’est pas irrévocable, et qu’il est possible de le retrouver dans les moments les plus cocasses. Au milieu d’une mégalopole ultramoderne ou d’un complexe hôtelier austère, il suffit de pousser une porte et d’imposer une piètre prestation à l’audience qui saura nous écouter de bon cœur.

Quelle que soit leur histoire, le moment de leur vie où ils sont rendus, la personne à qui ils offrent cette performance, les chanteur.euses de karaoké ont vraisemblablement une plaie à panser, qu’ils nous donnent à entendre (et je ne parle pas des fausses notes). Ce trémolo est un cadeau, ces scènes à l’apparence légère sont précieuses et nous accompagnent en souvenir pendant longtemps.

Le karaoké capture un moment de basculement dans les vies des personnages, lors duquel ils se révèlent aux yeux, bienveillants ou non, d’un public connu ou non. Leur vulnérabilité ici offerte nous touche inéluctablement, et trouve à chaque fois une façon nouvelle de nous faire frissonner de gêne et d’émotion. Il y a une pudeur à ces scènes qui leur est propre, et qui a un pouvoir d’ébranlement énorme dans les salles de cinéma.

Que l’on soit un.e chanteur.euse talentueux.se ou franchement nul.le, les frissons sont les mêmes, on se projette dans cette personne qui se livre. Tout le monde se tait, on est plus que jamais conscient.e de la salle, de la présence des autres personnes assises autour de nous, on se tortille dans notre siège pour vaincre malaise et bouleversement. Le constat final, qui est parfois difficile à avouer, est le suivant : ces fausses notes ressemblent aux nôtres.

Et vous, quelles scènes de karaoké vous ont bouleversé ?

– agi 🙂