En corps : à l’épreuve du chaos

Raymonda, Giselle, Juliette, la bayadère, la belle au bois dormant : les héroïnes de ballet classique nous font froid dans le dos parce qu’elles symbolisent irrémédiablement le mal être, la souffrance, la perte. A travers les films phares qui incarnent ces tragédies, comme Black-Swan, les cinéphiles ont appris à appréhender et concevoir la danse comme un fardeau à supporter, comme manifestation d’une existence dramatique. Avec le nouveau film de Klapisch, En corps, on nous invite à porter un regard neuf sur cet art.  Ainsi,la jeune héroïne de cette histoire échappe au destin funeste auquel elle croit. 

De l’ombre à la lumière : récit d’un chagrin 

En corps, c’est d’abord l’histoire d’une jeune danseuse de ballet  qui se blesse malencontreusement à la suite d’une mauvaise chute. En pleine représentation sur la scène de l’opéra de Paris, Elise voit celui avec qui elle partage sa vie depuis deux ans embrasser une autre sous ses yeux. Blessure sentimentale qui conduit à une blessure physique : tout semble dès lors s’écrouler pour la jeune femme. Désemparée, on lui affirme qu’elle ne pourra sans doute plus jamais danser de sa vie. Or la danse, pour elle, est une nécessité: c’est ce qui la fait respirer, exister, vivre. C’est l’essence même de son être. Après cette nouvelle, elle doit donner une autre directive à son destin.Une ancienne danseuse, jouée par Souheila Yacoub, accompagnée par Pio Marmai, son compagnon, la prend sous son aile et lui propose un séjour dans un lieu quelque peu spécial. L’endroit en question, un petit coin de paradis au fin fond de la Bretagne, est tenu par Josiane, jouée par la pétillante Muriel Robin. Repère ostracisé des artistes, Elise trouve  la rédemption dans cette vieille bâtisse aménagée en scène vivante.Aidée d’une marraine fée incarnée par le personnage de Josiane, elle se fait épauler sans pour autant être ménagée.L’une de leurs premières scènes de dialogue est marquée par la complicité : Josiane s’est blessée à la jambe il y a de ça plusieurs années, sans jamais parvenir à guérir. Finalement, celle-ci a trouvé un apaisement à sa douleur et un épanouissement grâce au lieu qu’elle dirige d’une main de fer, mais aussi grâce au bonheur que cette femme apporte aux autres. Plus qu’une âme charitable, le personnage de Muriel Robin est teinté d’ironie, laissant transparaître la bienveillance rayonnante qui émane de ce dernier. Apprenant à se réinventer, elle accueille des artistes d’horizons différents. 

D’abord cantinière pour la troupe de danse établie, l’atmosphère environnante va très vite pousser Elise à redanser. Emportée par les autres, mais surtout par elle-même : c’est à travers cet art qu’elle prouve aux autres son existence. Cédric Klapisch, le réalisateur du film, a souhaité faire transparaître le vécu d’une danseuse à qui tout n’est pas dû, qui connaît les souffrances du corps mu par cette tumultueuse discipline. Ici, il ne s’agit pas de montrer un art aseptisé, mais bien de faire vibrer le corps à la manière d’un élan vital : l’éclosion d’une boule de feu grandissant passionnément. 

Renaître par la danse à travers l’œil aiguisé de Klapisch 

Energie et passion sont au cœur de l’histoire d’Elise. Cédric Klapisch ne cache pas son amour pour la danse, dont il nous fait part à l’écran pour la première fois. Cette passion est incarnée par Elise à travers le dur cheminement vers la résilience. La caméra ne ment pas : elle sublime les paradoxes de cet art et mélange à la fois la peine qu’elle éprouve et son amour pour la danse. Finalement, c’est par la souffrance que la passion éclot véritablement : quand elle danse pour la première fois après sa chute, la douleur s’efface. Elle retrouve l’origine des sensations éprouvées : la lutte incessante contre la faiblesse. Hofesh Shechter, danseur et chorégraphe israélien –qui incarne son propre rôle dans le film– explique que la danse reste une lutte contre ses démons. Tout est question d’équilibre pour la jeune femme: elle doit retrouver son centre, seule avec son corps, pour mieux se reconquérir et même simplement se trouver. Les personnages secondaires dans le film expriment chacun une passion qui agit comme un antidote. Par exemple, Loïc, incarné par Pio Marmai, s’exprime par la cuisine : avec grâce, il transmet des saveurs nouvelles, enrobé de bonhomie et de bienveillance. C’est exactement ce qu’a voulu montrer le réalisateur en filmant des scènes de répétition entre danseurs. Il rend hommage au sens du collectif promu dans la danse, trop de fois oublié. 

A travers le portrait d’Élise, de son corps cassé, En corps met en lumière les questionnements face à l’échec : comment faire pour rebondir quand on a le sentiment d’avoir tout perdu ? En corps est une déclaration d’amour à la danse mais aussi à la vie. Loin d’être teinté de pathétique, voire de pathos, ce film métamorphose l’échec en renaissance. A la manière d’une seconde naissance, Elise éprouve de nouvelles sensations avec la danse moderne : elle découvre aussi l’amour pur et léger avec l’un des danseurs de la troupe (au grand dam de Yann, son kinésithérapeute, joué par le superbe François Civil). En somme, avec la danse classique, elle devenait féline, animale, extravertie ; avec la danse moderne, elle est ce qu’elle incarne dans sa vie quotidienne. Et c’est ce qui émeut le spectateur : la jeune femme prend des risques. Elle ose faire éclore sa personnalité, et jouir d’une liberté retrouvée. 

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Elise (Marion Bardeau) et Sabrina (Souheila Yacoub) lors d’une démonstration de gestes de ballet classique

Une ode à la fraîcheur 

Finalement, l’histoire d’Elise, c’est l’histoire de chaque homme qui réside en nous : des êtres qui, persuadés d’aller dans une direction prétendument immuable, se retrouvent démunis face au changement. Alors que la jeune danseuse vit sa chute comme un échec, le spectateur, par un effet réflexif, l’encourage à poursuivre une tout autre voie : celle de la danse contemporaine. Dans une scène de dîner avec sa meilleure amie, Elise se surprend à faire l’éloge de cette danse qu’elle jugeait jusqu’alors impure. Au contraire, elle y trouve une concrétisation de ses maux, affirmant : « il y a quelque chose de plus bestiale, animale, on est ancrés dans le sol, plus proche du corps terrestre ». Le goût de la danse, plus qu’une passion, est une nécessité. Nécessité d’être en phase avec sa personnalité, puisque, comme Marion Bardeau l’affirme dans une entrevue, quelque chose de l’ordre du sacré s’affirme sur scène: on ne peut qu’être honnête et ne pas chercher à anticiper le moment, même s’il est synonyme de désordre. Il faut accepter le chaos pour l’embrasser pleinement, à la manière des paroles de la mère d’Elise qui résonnent dans sa tête à la fin du film : « profite de toutes les vies que la vie pourra te donner ». En corps réussit à faire puiser en chacun de nous l’espoir d’un chamboulement, propice à l’épanouissement d’une multitude de vies vécues sous le prisme du hasard. 

Par Capucine Lemauf 

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