Interview avec un monteur : François Gédigier

Si le montage est un art, François Gédigier le maîtrise à la perfection, en tant que monteur majeur et reconnu du cinéma français. Il a reçu le césar du meilleur montage pour trois de ses films, qu’il s’agisse de la Reine Margot, ou de Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau, et Barbara plus récemment, de Mathieu Almaric. Il a également travaillé avec Alain Resnais et Lars Von Trier. Homme de l’ombre, il est pourtant l’élément clé et dernier de la création d’un film, celui qui donne vie et sens. Cinépsis est allé à sa rencontre pour parler de son parcours, de son métier et de cet univers particulier du montage au sein de la production cinématographique.

Quel est votre parcours, comment en êtes vous venu au montage ?

« Un peu par hasard. Quand j’étais au lycée, j’ai commencé à travailler au Lucernaire, un petit théâtre impasse d’Odessa qui n’existe plus aujourd’hui. J’y étais assistant pour les lumières et j’y passais ma vie. Très vite, je me suis retrouvé sur scène avec un petit groupe. J’ai dit : le théâtre c’est ma vocation, je veux être acteur ! Et j’ai laissé tomber le lycée. J’ai ensuite joué dans les films d’un ami qui étudiait à l’Insas à Bruxelles. Mais j’étais très mauvais ! Le trac, qui me servait au théâtre, me paralysait au cinéma. Par contre, j’ai été fasciné par toute la machinerie du plateau. Tout le monde semblait savoir ce qu’il était en train de faire, avait sa fonction. J’ai donc essayé de travailler sur les plateaux, en faisant de la régie. Mais je passais mes journées à transporter des accessoires, loin du plateau. Plus tard, une amie assistante monteuse, Michèle Darmon, m’a pris comme stagiaire sur Diva de Jean-Jacques Beineix (1981). C’est la première vraie porte que j’ai trouvé. À l’époque, il y avait besoin d’un stagiaire pour numéroter l’image et le son avec un tampon. Il fallait ranger les chutes, classer les rushes… J’étais ravi d’être là. Puis, grâce à Marie-Josèphe Yoyotte qui avait repris le montage de Diva, j’ai été appelé pour être stagiaire sur La Chèvre de Francis Veber, un film monté par Albert Jurgenson, qui, à l’époque, était « le » grand monteur français : il avait monté des films aussi divers que Les Aventures de Rabbi Jacob de Gérard Oury et Providence d’Alain Resnais. C’est avec lui que j’ai commencé à comprendre ce qu’était le montage. J’étais donc assistant la journée, et le soir,et le week-end, je montais des courts métrages. C’est comme ça que j’ai pu rencontrer certains des réalisateurs avec lesquels j’ai travaillé par la suite. ».

Quelle est la différence pour vous entre le montage pellicule et numérique ?

« Le premier film que j’ai monté en numérique, c’est Le Temps et la chambre de Patrice Chéreau. A l’époque il y avait très peu de mémoire dans la machine. Il fallait vider la première moitié des rushes pour monter la deuxième partie du film, et les pixels étaient énormes. Heureusement, le film était en noir et blanc. Au moins, ça ne bavait pas dans tous les sens. J’ai appris sur le tas. Le virtuel a quand même mis quelques années à s’installer. Le dernier film que j’ai monté en 35 a été Ceux qui m’aiment prendront le train, sorti en 1998. Ça coutait très cher d’avoir à la fois des projections de rushes en 35  mm et le montage virtuel. On a donc choisi de monter en 35. Alors qu’est-ce que le numérique  a changé ? L’équipe s’est réduite. Désormais, il est quasiment impossible d’avoir un stagiaire rémunéré sur un film. Même l’assistant ne voit plus vraiment ce qui est en train de se faire. Avant, quand l’assistant rangeait les chutes, il voyait ce qui se passait au montage, comment les choses évoluaient. Il disait  :  «  Tiens, ils ont coupé la fin du plan  ». On apprenait comme ça. J’essaie toujours quand même d’avoir un assistant ou une assistante en permanence avec moi, mais c’est de plus en plus difficile. Qu’est-ce que ça change d’autre  ? C’est formidable pour le son, parce qu’on peut avoir autant de pistes qu’on veut. On peut dire que c’est formidable pour l’image aussi, parce qu’on peut faire tous les trucages qu’on veut mais… Je ne suis pas sûr que ça soit un avantage pour les films. En pellicule, avant de faire un fondu, même un fondu au noir, on réfléchissait d’abord parce que ça coûtait énormément d’argent. Et pendant tout le temps de la copie travail, on avait deux traits au crayon blanc qui nous disaient que ça allait fondre au noir. Il fallait l’imaginer. Maintenant, hop  !, on fait un ralenti, on fait un fondu enchaîné  ! Au lieu de résoudre les problèmes par la structure, on a vite tendance à s’en débarrasser par des trucages.

En virtuel, je préfère travailler seul dans un premier temps. Si le réalisateur est présent, on devient une machine à cliquer et on n’a plus le temps de penser pour soi. En 35  mm, on faisait des marques au crayon sur la pellicule, on disait tel plan va être le numéro un, tel plan va être le numéro deux, l’assistant les coupait à la table d’assistant, il les plaçait sur le chutier, il les mettait dans l’ordre, il effaçait les marques, il les collait, ça revenait sur la table de montage, et on découvrait la séquence. En fait, c’était ça, le vrai montage virtuel, parce qu’on imaginait la masse des plans les uns par rapport aux autres, les durées, et puis après on s’occupait des détails. Maintenant, on colle un plan, puis un deuxième et, tout de suite, on veut que ça marche entre les deux, au lieu de découvrir une séquence entière. Il faudrait arriver à travailler comme avant, mais c’est difficile de résister à la machine  ! J’ai à nouveau monté en 35 pour Philippe Garrel en 2015, mais maintenant c’est fini pour de bon, la pellicule sonore n’est plus fabriquée.

Il est primordial selon moi que le monteur voie les rushes comme un spectateur : j’évite d’aller sur les lieux de tournage, je ne veux pas savoir ce qu’il y a en dehors du cadre, et de fait, je peux ainsi trouver des solutions qui brisent la géographie réelle des lieux, mais qui constituent des solutions efficaces, plus dynamiques. De même rester à l’écart du tournage m’empêche d’être influencé par l’ambiance qui y règne. »

Quelle est la difficulté du montage ?

« Il m’est arrivé souvent par expérience de vouloir brûler les étapes, d’aller trop vite . Bien sûr il y a des séquences qui demandent un véritable acharnement. Mais en fait une grande partie du travail de montage se fait “à l’usure”. C’est parce que du temps a passé entre deux projections de travail que les solutions apparaissent. Le premier montage n’est jamais le bon, surtout s’il suit à la lettre le scénario. L’image raconte toujours plus vite que les mots, on peut s’apercevoir que le début du film est finalement trop explicatif, que l’ordre des séquences va à l’encontre de la dynamique. »

Quel est le montage dont vous êtes le plus fier ?

« Fier , je ne sais pas mais tous les films de Patrice Chéreau ont une énergie qui me plait, Intimité en particulier. Barbara de Mathieu Almaric est un plaisir de montage. Dancer in the dark, de Lars von Trier, je me suis occupé de toutes les parties musicales. Elles ont été tournées avec cent caméras fixes. Pour la scène du train il y en avait en fait cent soixante-quinze  : un jour de tournage avec les caméras sur le train, et un jour de tournage avec les caméras au sol, au moment où l’on voit les gens danser ou quand on voit le train passer. Ce qui fait 17 heures de rushes pour une prise d’une chanson de 6 minutes. C’était une idée de Lars von Trier et de son âme damnée, un ami qu’il connaît depuis l’école et qui a des idées de ce genre-là  ! Ils se disaient que les cent caméras fonctionneraient comme les yeux à facettes d’une mouche… »

Combien de temps dure en moyenne le montage d’un film ?

« La moyenne est de quatre à six mois. Pour La Reine Margot, un an, mais le tournage a duré six mois. Le film avait été vendu à Weinstein et donc, après Cannes, je me suis retrouvé dans une «  preview  » à New-York. C’est comme une étude de marché. Les spectateurs remplissent des formulaires, répondent à des questions sur le film qu’ils viennent de voir. Le lendemain matin, dans le bureau des producteurs, il y a les pourcentages sur ce qu’ils ont aimé ou pas, compris ou pas. En fonction de ces critères, j’ai commencé à remonter le film avec leur monteur spécialisé dans le travail de couper les films européens  ! Parce qu’ils pensent que c’est mieux pour les États-Unis. Très vite, j’ai appelé Patrice Chéreau, pour lui dire que je ne pouvais pas continuer ce travail qui allait contre ce que nous avions fait ensemble. Nous avons donc proposé, Patrice et moi, de nouvelles versions du montage. On coupait certaines scènes, on ajoutait certains plans. C’est devenu comme un jeu. Au fur et à mesure que le film sortait en Europe, il a dû y avoir cinq, six, sept versions différentes  ! Pas forcément raccourcies, mais avec des changements. D’ailleurs, on a encore retravaillé sur le film en début 2013 pour Cannes Classics, où une restauration du film a été présentée. C’était très agréable de pouvoir y retravailler presque vingt ans après.

Être monteur, c’est être perfectionniste : c’est un travail obsessionnel, un travail de constant rabachage. »

Quels sont les monteurs qui vous ont inspirés ?

« Yann Dedet est l’une de mes principales inspirations, il a notamment travaillé, en tant que monteur sur les films de Pialat ou Truffaut. Il a beaucoup inventé sur le montage, qu’il s’agisse des faux-raccords, des ellipses. Cela existait bien sûr avant lui, mais il en a fait quelque chose d’élégant et brutal à la fois. Une autre inspiration serait Albert Jurgenson, qui au contraire, voulait que le montage ne se voit pas, que celui-ci soit fluide. Il revenait peu sur ses premiers choix. Mes deux inspirations ne sont d’aucune chapelle, ils n’ont pas un genre de cinéma particulier. Je suis comme eux en ce sens, je travaille avec des personnes variées, même sur des films que l’on peut appeler “commerciaux”. L’amabilité m’importe plus que le génie, même s’il m’arrive de rencontrer les deux. »

Choisissez vous les films que vous montez ?

« Les réalisateurs ou les producteurs généralement m’appellent. Ce n’est jamais par obligation. J’ai d’ailleurs beaucoup de chance : j’ai toujours travaillé sur des bons films ou des films intéressants. Maintenant, c’est un temps plus compliqué pour les jeunes monteurs. Le monteur peut plus facilement être viré. Tout le monde, en effet, pense pouvoir intervenir dessus. Au montage, c’est normal qu’il y ait des tensions, que ça ne marche pas tant qu’on a pas trouvé le film. Il faut passer cette étape de crise inhérente à tout montage. Sauf que souvent, maintenant, à la première difficulté, c’est la faute du monteur. Alors on le vire, un nouveau monteur arrive, avec un regard nouveau et propose autre chose. Mais, si l’on avait fait preuve d’un peu de patience, on peut passer cette étape. C’est une nouvelle tendance, on veut aller plus vite, surtout parce que le matériel semble le permettre également. Avant on avait nos bobines, nos boîtes de pellicule, toute cette matière. On projetait, on discutait, on écrivait, on se disait ce qu’on pouvait changer. Maintenant, on est enfermé dans la salle de montage en permanence et l’on veut tout de suite essayer.»

Le montage pellicule n’était pas plus long et plus éprouvant ?

« Non, le montage pellicule ne prenait pas plus de temps finalement. Par exemple, ça fait seulement trois films que Spielberg ne filme plus en pellicule. Ça prenait autant de temps, et ça prenait plus de sens. Le montage pour moi, c’est comme du légo, du mécano. On fabrique quelque chose. Un jour, lors d’une projection, on a trouvé le truc, tout est en ordre. On a enlevé ce qui gênait. Parfois, la séquence est très bien, et pourtant, c’est cette séquence qui fait que l’ensemble du film ne marche pas. La gêne n’est d’ailleurs pas toujours à l’endroit même où on est gêné : le problème peut venir d’avant. »

Merci de m’avoir accordé cet entretien.

Lucile Castanier

Sources : – photographie (la Fabrica) – présentation : https://fr.wikipedia.org/wiki/François_Gédigier