Fini les cachotteries, parlons “plaisirs coupables”.

Mean Girls (Lolita malgré moi), Mark Walters, 2004

Cinéphiles du monde entier, repentez-vous. Vos pupilles, penaudes, vous trahissent : on y voit encore le reflet du dernier film que vous avez regardé sans trop l’assumer (Friends with benefits, Will Gluck pour ma part). Pas la peine de nier, la faute est répandue — Scorsese lui-même a divulgué sa liste de films inavouables.

“Plaisir coupable” est un terme plaqué sur des films qu’il serait honteux de regarder. L’étiquette regroupe des productions hétéroclites (Les Tuche 3, Bruce tout-puissant ou Freaky Friday) qui ne relèvent pas de la même chose. La honte peut en effet avoir plusieurs racines : honte d’apprécier ce qui est dit de mauvais goût, d’accorder de la valeur à des histoires reconduisant des stéréotypes, ou encore la honte de la recherche de plaisir elle-même, héritée d’une morale qui le rejette comme un péché.

Envergure d’un plaisir ambigu : clichés, morale, bon goût

Parce qu’elle repose sur des consensus tacites, la notion de plaisir coupable prétend pouvoir se passer de définition : c’est un terme fourre-tout. On reconnaît un film comme “coupable” sans jamais préciser les contours de cette culpabilité : que risque-t-on, au juste, à regarder avec enthousiasme Le diable s’habille en Prada ou Les Profs 2 ? Une implosion immédiate du cerveau, la perversion de nos valeurs, la perte définitive du bon goût ? La menace est diffuse.

Le reproche le plus fréquent (pour Les Profs 2, ou Les Profs tout court, pour ce que j’en sais), c’est que le film est commercial — à visée plus efficace qu’artistique —, qu’il tutoie le mauvais goût et ne présente aucun intérêt cinématographique. Ce film n’est pas adoubé par ceux et celles qui instituent et imposent la culture légitime.

Pas de lourde critique ici ; et les reproches faits aux films plaisirs coupables sont en effet le plus souvent faiblards ou relatifs : difficile d’apprécier un film qui dérange au point que le public se tortille de gêne en le regardant ! Le terme désigne ainsi des films qui procurent seulement un peu de culpabilité, compensée par énormément de plaisir.

Ce plaisir dérange parce qu’il est improductif. Si l’on juge les “mauvais” films indignes de notre approbation, c’est en partie dû à l’intériorisation du culte du temps utile du capitalisme (pourquoi le gaspiller en laissant traîner nos yeux sur Hunger Games ou Confessions d’une accro au shopping pendant deux heures ?). Aimer un film plaisir coupable est une défaite paradoxale, qui implique d’admettre qu’on ne contrôle pas tout et qu’il reste certaines choses, apparemment inutiles, auxquelles on ne peut s’empêcher de s’abandonner.

L’adhésion à un film plaisir coupable est alors partielle, ou du moins lucide. Je vais admettre aimer Sissi l’impératrice (j’aime, beaucoup, Sissi l’impératrice) tout en soulignant le fait que mon recul critique n’est pas mort : je vais pointer du doigt la niaiserie du film, concéder à ses détracteurs (un critique l’avait rebaptisé “Sissi l’impératroce”) que leurs moqueries sont audibles (cruelles, mais audibles). Les critiques, incorporées au film, participent même de mon appréciation : j’aime Sissi parce que c’est dégoulinant de velours et de laque pour cheveux, cliché, prévisible et bourré de bons sentiments, et non pas en dépit de tous ces défauts apparents. L’ambiguïté du plaisir coupable, pétri de contradictions, n’est pas une faille mais ce qui en fait la richesse.

Mon amour pour Sissi l’impératrice (ou À tous les garçons que j’ai aimés, un film dénué de froufrous mais appréciable malgré tout) n’est pas subversif pour autant : l’apparente transgression des normes qui provoque du plaisir est en effet reprise en tant qu’argument marketing.

Sissi l’impératrice, Ernst Marischka, 1956

Entre régression et “transgression”, une catégorie marketing efficace

La notion de sérialité est très utile pour analyser les films plaisirs coupables en tant que produits de la culture de masse. D’un côté, chaque film (Love Actually par exemple) est autonome, avec une unité diégétique, scénaristique, stylistique. Mais d’un autre côté, c’est aussi un film que l’on peut considérer comme sériel : lors du visionnage, le public localise Love Actually au sein du réseau plus étendu d’autres films de la même catégorie (des comédies romantiques, comme Pretty Woman) ou du même sous-genre de films (Love Actually m’évoque plus spécifiquement Valentine’s Day, où se mêlent aussi plusieurs micro-histoires), qui le précèdent et le rendent typique. Ces films qui viennent à l’esprit du public vont se mêler avec Love Actually dans la tête de chacun (selon ses propres références !), et enrichir le visionnage.

C’est l’aspect sériel des films plaisir coupable qui leur donne un aspect prévisible et régressif. Les histoires se ressemblent et on sait par expérience que le happy ending est proche. Regarder un film de ce type, c’est faire un mouvement de va-et-vient constant entre le film isolé et une matière collective, qui nous rassure en nous permettant d’y repérer des stéréotypes de genre.

On connaît les codes du genre des romances de Noël ou des films de braquage, et avant même de voir le film, on anticipe une scène avec jeune femme en burn-out dans une vie citadine bien solitaire à l’approche des fêtes, ou des courses-poursuite en voiture clichées à souhait. Chaque film plaisir coupable correspond à la forme déclinée et seconde d’un ensemble d’histoires plus vastes. Le public sait à l’avance quel goût le film aura, et c’est la certitude de retrouver cette saveur précise qui enchante. Un film plaisir coupable est excellent, une “pépite en son genre”, lorsqu’il est, en plus de ça, original en tant que production spécifique.

La saveur toute faite du film est annoncée par des éléments qui relèvent du paratexte (titre, couleurs utilisées sur l’affiche, voire même la position des acteurs comme on peut le remarquer sur l’image ci-dessous), ou par la présence d’un acteur récurrent. On va vouloir regarder des comédies avec Jennifer Aniston ou Jim Carrey parce qu’ils ont joué des variations du même personnage, donnant un style au film par leur présence.

Des films qui promettent tous d’avoir le même goût (Source – Wall Street Journal)

À visée commerciale, issus de la culture médiatique de masse, les films plaisirs coupables sont conçus en fonction de cibles marketing précises (les films pour pré-adolescent·e·s, les “histoires de filles” — romcom, chicklit —, les “histoires de garçons”), avec une apparente herméticité de ces groupes. La sérialité se vend très bien ! Décliner une histoire, c’est la vendre plusieurs fois au même public. On voit ainsi surgir des suites un peu artificielles à des films qui ont plu — À tous les garçons que j’ai aimés 3 a vu le jour en 2021.

Le bon goût s’efface devant la jubilation ; le film agrippe nos émotions et nous scotche à l’écran. Wild Child (2008) provoque cet effet sur moi. Je trouve ce film jubilatoire. Suivre l’histoire d’une adolescente de Los Angeles, insupportable et insolente, qui apprend à bien se comporter dans un pensionnat anglais me permet de retrouver un plaisir presque enfantin, de spectatrice qui suspend tout jugement critique cérébral. La catégorie de plaisir coupable joue donc une carte doublement payante : par-delà cette régression, elle fait croire au public qu’il commet un acte de transgression, comme nous l’avons vu plus tôt, en regardant ces productions pourtant ciselées sur un moule à l’avance. Difficile, dans ces conditions, d’être hermétique à ces films. Une seule question demeure alors…

Qui osera se réclamer du plaisir coupable ?

Il semble de plus y avoir quelque chose de trop intime dans le fait de parler sérieusement d’un film plaisir coupable. Le recours au vocabulaire de l’aveu est fréquent (“jardin secret”, “ridicule qui ne tue pas”) : il y a l’idée que l’on vient exhiber quelque chose de privé sur le devant de la scène, et que l’on se montre presque vulnérable en le faisant. C’est un discours à mi-chemin entre l’avis critique et le plaidoyer (on cherche à montrer que si, je te le jure, j’ai raison de penser que 17 ans encore, ce n’est pas si nul que ça). Impossible de partir du principe que les autres vont trouver ça bon d’emblée, il faut argumenter… Mais le plaisir coupable nous laisse à court d’arguments, donnant généralement lieu à la bataille stérile du « j’aime/j’aime pas ».

Les seules stratégies de critique d’un film plaisir coupable au premier degré sont quand même des stratégies de biais : on va seulement mentionner un détail du film (par exemple, clamer qu’on aime La Boum en raison du personnage de Poupette, qui donne une image positive et originale d’une femme âgée). Ou alors il s’agit d’une reprise du vocabulaire ultra-libéral ou capitaliste : le film plaisir coupable tombe alors dans le self-care, l’idée qu’on a “le droit de se faire plaisir”, qu’on mérite notre part de temps improductif.

Poupette et Vic dans La Boum 2, Claude Pinoteau

Un film plaisir coupable est souvent regardé sur le mode de la consommation ironique. On les considère comme des films qui ne nous seraient jamais destinés, mais plutôt fabriqués pour les « autres », ceux qui les regarderaient au premier degré (et qui, bien sûr, ne nous ressemblent en rien). Il y a sûrement un peu de mépris de classe, ou du moins de mépris de la culture de masse qui s’y joue ; avec l’idée qu’être capable de reconnaître tel film comme « coupable » (en plaquant cette étiquette sans plus de réflexion, on l’a dit) suffit à nous déculpabiliser : on montre par là-même que l’on en connaît suffisamment pour pouvoir s’en moquer avec assurance.

En effet, désigner ses plaisirs coupables, c’est d’une certaine manière avouer qu’on a une palette de goûts plus large que ça, dire en creux qu’on sait reconnaître le bon goût du mauvais ; montrer que l’on maîtrise l’ironie, et donc se mettre en valeur. Il y a aussi l’idée de toujours maintenir un niveau de proportionnalité acceptable, qui doit être perceptible dans le discours ; oui, on regarde Mission Impossible : Fallout avec les yeux plein d’étoiles, mais ensuite on fonce regarder un Bergman sous-titré en suédois, pour annuler la faute de goût et se maintenir à niveau.

En montrant du doigt la transgression, l’infidélité faite à la culture légitime, on l’affaiblit et on l’édulcore. Analyser, théoriser un plaisir coupable, c’est donc à la fois le dépasser et le subvertir ! (par l’écriture de cet article, la narratrice expie et sublime ainsi sa passion pour les films à l’eau de rose).

Les autres postures que l’on peut remarquer sont : le faux non-snobisme de la personne snob, suffisamment cultivée pour oser revendiquer le mauvais goût et se donner un genre, et le rôle de l’expert·e de niche, celui ou celle qui prend une posture d’autorité surplombante parce qu’il connaît très bien le genre. Je me sens par exemple en mesure de vous dire que les téléfilms de Noël allemands sont particulièrement réussis.

Salomé Hallensleben (voir tous ses articles)

Bibliographie et références complémentaires.

Virginie Marcucci, Desperate Housewives. Un plaisir coupable ?, 2012

“Guiltyʼ Pleasures? No Such Thing”, Micaela Marini Higgs (The New York Times, 2019)

Pour les réflexions sur la notion de sérialité, je m’appuie entièrement sur les travaux de Matthieu Letourneux, professeur de littérature à l’Université Paris-Nanterre, que je transpose à la notion de plaisir coupable (Fictions à la chaîne – Littératures sérielles et culture médiatique , 2017).

Émission “Sissi l’impératrice ou l’Anxiolytique rose” par Charles Dantzig sur France Culture, 2018.