Adolescentes, une certaine sociologie de l’école

Le documentaire Adolescentes de Sébastien Lifshitz est sorti en salles en septembre 2020, au moment de la rentrée en classe de collégiens, de lycéens et d’étudiants. Il retrace le parcours de deux adolescentes, Anaïs et Emma, de leurs treize à leurs dix-huit ans, de la classe de quatrième à l’obtention du baccalauréat. Elles grandissent toutes les deux à Brive en Corrèze dans le Sud-Ouest de la France dans des familles différentes, dans des milieux différents. Elles font partie du même groupe d’amies au collège puis se séparent après l’obtention du brevet. Anaïs se dirige alors vers un Baccalauréat professionnel en Animation enfance et personnes âgées et Emma vers un Baccalauréat général littéraire.  

En deux heures de film et cinq-cents heures de rush, énormément de problématiques ont été soulevées par ce documentaire. Notamment, se développer en tant que jeune femme en province, faire face à la solitude, aux changements de son corps, aux premiers amours, aux premières expériences, aux regards de l’autre, aux exigences de ses parents, à l’injustice, aux inégalités, etc. Mais ce qui selon moi saute aux yeux, c’est à quel point le milieu scolaire est au centre de la vie adolescente et plus étonnamment au centre de la vie d’un parent. Jusqu’où un parent doit accompagner son enfant dans sa scolarité ? Quel doit être son rôle dans le long chemin qu’est l’apprentissage ? Quel rôle adoptent les structures scolaires pour faire face aux inégalités d’apprentissage ? En quoi le lycée français marque-t-il une véritable rupture par rapport au collège ? C’est un ensemble de questions que pose Adolescentes.

Jusqu’où un parent doit accompagner son enfant dans sa scolarité ?

Emma grandit majoritairement avec sa mère qui l’élève. Elle explique que son père, directeur commercial, est souvent en déplacement et donc plutôt absent. Le documentaire présente la mère d’Emma comme extrêmement impliquée dans la scolarité et les activités extrascolaires de sa fille. Elle la stimule et la sollicite beaucoup. En effet, en plus de ses études, Emma fait du chant et du solfège. Elle grandit dans un univers favorisé où sa mère l’amène et va la chercher au collège et l’aide pour ses devoirs et ses leçons. La relation entre les deux femmes, majoritairement centré sur Emma et ses aspirations, est de plus en plus conflictuelle tout au long du documentaire. Emma a le sentiment frustrant de ne pas être comprise et de ne jamais être assez -chose que l’on devine et qu’elle exprime très peu- et sa mère semble attendre de la reconnaissance en échange de tout son investissement. C’est un dialogue de sourds, la jeune fille a toujours été habituée à recevoir le degré d’attention que sa mère lui offre et le considère davantage comme une source d’anxiété que comme un acte généreux. 

A l’inverse, la mère d’Anaïs semble dépassée dès le collège. Sa fille est à ce moment-là en situation d’échec scolaire que ses professeurs décrivent comme alarmante. Pour témoigner de son inquiétude, elle met souvent en garde Anaïs, mais n’est visiblement pas en mesure de lui apporter une aide concrète. Anaïs explique à la directrice de son établissement qu’elle est obligée de se rendre dans le centre d’aide de son quartier pour profiter d’un lieu calme et d’une aide au devoir. Ainsi, le documentaire oppose un cadre favorisé où l’ensemble des dispositifs familiaux sont mis en faveur de la réussite de l’enfant (avoir une aide solide et personnalisée à l’apprentissage, du temps disponible, un bagage culturel et un revenu confortable des parents) à un cadre de vie à première vue moins favorable à la réussite d’un enfant (frères en bas âge et porteur de handicap, très peu de temps disponible, séjour en foyer, trajet en bus, indépendance précoce, etc.). Malgré tout, Anaïs obtient son brevet et son baccalauréat professionnel avec mention dans une filière qui semble lui plaire. Emma obtiendra elle aussi son brevet et son baccalauréat littéraire, tous deux avec mention bien. Cependant, malgré ses réussites, elle souffre d’anxiété et a très peu confiance en elle au moment du documentaire. Anaïs semble plus assurée, plus adulte, plus sûre de ses capacités et définitivement moins dépendante de ses parents et de leurs approbations. 

Cela pose la question du juste investissement dans l’éducation scolaire de son enfant. Quel est le rôle idéal à adopter en tant que parent pour répondre au besoin de son enfant tout en lui laissant la distance nécessaire pour qu’il puisse prendre confiance en lui et fournir des efforts pour lui-même ? A l’inverse, qu’est-ce-qui doit être mis en place par un parent lorsqu’il n’est pas personnellement et financièrement en mesure d’apporter une aide à son enfant en difficulté ? Le film de Sébastien Lifshitz met parfaitement en lumière cette binarité de la parentalité puisqu’il a su saisir en des centaines d’heures de rushs des silences, des dialogues et des regards à la fois réalistes et éloquents de scènes de vie familiale d’aujourd’hui.

Quel rôle adoptent les structures scolaires pour faire face aux inégalités d’apprentissage ?

Face aux difficultés scolaires d’Anaïs, son collège n’a su lui proposer que des réunions bilan et des mises en garde. La directrice de l’établissement lui conseille une voie professionnelle à défaut, puisque ses résultats ne lui permettent pas d’intégrer une filière générale en deuxième cycle. Anaïs chuchote à Emma en salle de classe “je vais être la seule casos’ à partir en pro tu vas voir” au moment de remplir les fiches de voeux. Aucun dispositif du système scolaire n’est mis en œuvre dans le cas d’Anaïs pour compenser un terrain défavorable de réussite scolaire classique. Et les voix professionnelles et technologiques ne semblent pas s’adresser à des élèves correspondant aux critères de sélections, mais à des élèves en difficultés, ce qui conditionne l’attrait élitiste de la filière générale en France. Adolescentes est le reflet d’un système éducatif français dysfonctionnel.

Anaïs et Emma, dans « Adolescentes », de Sébastien Lifshitz

En quoi le lycée français s’incarne-t-il en rupture par rapport au collège ?

Enfin, un grand nombre de critiques déplorent une scénarisation du documentaire. L’amitié entre les jeunes filles devait initialement être au centre de la trame du scénario. Cependant, les scènes de retrouvailles au bord du lac avant le départ au lycée et en études supérieures/vie active n’apparaissent pas réalistes. Je pense au contraire que cette scénarisation de leurs retrouvailles est révélatrice de la rupture qu’implique le passage au lycée. Les attentes en lycée général sont très différentes de celles du lycée professionnel. Les professeurs du lycée d’Emma attendent de la rigueur et de l’investissement à la maison, alors que ceux du lycée professionnel d’Anaïs demandent à leurs élèves une grande maturité, puisqu’ils vont se confronter très tôt au monde professionnel et à ses responsabilités. 

Cette socialisation secondaire différenciée aura effectivement un impact sur l’amitié des adolescentes, mais aussi sur leurs convictions politiques. Suite aux attentats de Charlie Hebdo en 2015, une des professeures d’Emma et Anaïs redéfinit la notion d’amalgame en classe et incite ses élèves à ne pas confondre religion et terrorisme. Suite à cela, Anaïs s’opposera au discours islamophobe de ses parents à table. En 2017, Anaïs soutient Marine Le Pen aux élections présidentielles comme ses parents, Emmanuel Macron incarnant pour eux un modèle bourgeois dans lequel ils ne se reconnaissent pas. Il semblerait alors qu’il s’opère au collège une sorte de brassage culturel des différentes classes sociales -un brassage relatif dans la mesure où il existe des structures privées- qui homogénéise de mêmes enseignements civiques et moraux auprès des élèves. Anaïs, lorsqu’elle rentre en classe professionnelle, se confronte en même temps à la vie active. Elle prend conscience de son décalage avec les élites bourgeoises. Cela implique qu’elle se politisera davantage qu’Emma qui reste dans cette même sphère d’enseignement académique loin des contraintes professionnelles. Ce changement radical de convictions pourrait à la fois s’expliquer par son passage au lycée mais aussi par une indépendance qu’elle acquiert très jeune. En effet, en travaillant avec des professionnels de l’animation pour les enfants et les personnes âgées, elle a pu avoir l’occasion de prendre conscience des inégalités sociales et des difficultés que rencontrent les professionnels de son milieu. De plus, sa structure familiale compliquée la conduit à habiter seule très jeune. A l’inverse, Emma grandit beaucoup plus doucement, elle dit ne pas avoir d’avis sur la politique lors de l’annonce résultats des élections de 2017. 

Anaïs et Emma, dans « Adolescentes », de Sébastien Lifshitz

En conclusion, je pense qu’au-delà de la simple observation, ce documentaire a une importance sociologique et historique capitale. Il permet de comprendre quelques-uns des dysfonctionnements de notre société en matière d’éducation, mais aussi de comprendre les schémas sociaux qui conduisent à voter pour un populisme radical. Sur un autre plan, je trouve que Sébastien Lifshitz a su représenter les adolescentes avec énormément de réalisme. Les générations futures pourront tout à fait s’y référer pour avoir un aperçu de ce que c’était que de grandir en province dans le début des années 2000. Énormément de repères sont donnés au public pour se plonger dans cette adolescence : écouter du Soprano au collège, prendre des photos pour sa bannière Facebook, réviser ses cartes géographiques et ses textes de français au lycée, l’angoisse liée aux résultats Parcoursup, etc. De plus, la colère adolescente est ici justifiée et explicable par des schémas familiaux compliqués. Le cinéma français a souvent tendance à montrer l’adolescent bourgeois comme effronté et dur avec ses parents pour l’unique raison qu’il est dans la période ingrate de la crise d’ado. A l’inverse, il laisse souvent très peu place à l’insouciance lorsqu’il représente des adolescents issus de classes populaires, ce qui contribue grandement à une typologie classiste souvent injustifiée et tout simplement clichée. Je conseille vivement ce documentaire à tout type de public.  

Mata Massias


Sources : 

https://www.allocine.fr/film/fichefilm-239054/critiques/spectateurs/

https://www.senscritique.com/film/Adolescentes/40388612