Clint Eastwood : portrait du réalisateur le plus ambigu d’Hollywood

Clint Eastwood est un cinéaste qui fascine. À plus de 90 ans, le réalisateur américain, à la filmographie riche et hétérogène, est incontestablement l’un des plus marquants de son siècle. La complexité de son œuvre, l’ambiguïté du personnage et de son message politique ne cessent de nous questionner. Retour sur la carrière d’Eastwood, acteur et réalisateur culte et controversé.

Ses débuts au cinéma : le cowboy d’Hollywood

Né en 1930, Eastwood fait ses premiers pas au cinéma dans les années 50 en tant qu’acteur. Il débute précisément en 1955 dans « La revanche de la créature », et s’en suivront plusieurs petits rôles peu marquants. Sa carrière ne décollant pas, c’est sa rencontre avec Sergio Leone qui lancera réellement Eastwood. Le réalisateur italien lui offre un rôle phare dans sa « Trilogie des dollars », la célèbre suite de western spaghetti comprenant « Pour une poignée de dollars », « Et pour quelques dollars de plus » et enfin « Le bon, la brute et le truand ». Le couple Eastwood-Leone donnera notamment naissance à cette réplique cultissime, qui contribuera à faire d’Eastwood le « maitre de la punchline » :

Extrait du film “The Good, the Bad and the Ugly

Eastwood débute alors en tant qu’acteur emblématique de western, incarnant une figure hyper-masculine qui restera marquante dans sa filmographie, bien que celle-ci se complexifiera. Si les thèmes et genres auxquels il touchera en tant que réalisateurs seront très diversifiés, Eastwood reste très attaché au Western. Il en réalisera plusieurs dans les années 70-80, comme « L’homme des hautes plaines », « Pale rider – le cavalier solitaire », mais surtout « Impitoyable » en 1993, qui signera ses adieux au genre. Il déclarera notamment que le western est le seul format artistique « authentiquement américain », au même titre que le jazz, auquel il rendra d’ailleurs hommage dans « Bird », biopic du jazzman Charlie Parker. 

Par ailleurs, Eastwood se sait être un acteur limité ; dès le début de sa carrière, sa vraie aspiration est de passer derrière la caméra. À l’image d’autres acteurs de sa génération tel que Steve McQueen, il favorisera l’ « underplaying » ; un jeu essentiellement physique. À plusieurs reprises, il réclamera à Sergio Leone de réduire le nombre de ses répliques, préférant se contenter de jouer sur son allure et ses mimiques. Pourtant, si Eastwood aspire avant tout à la réalisation, il s’attachera à figurer dans nombre de ses films, même bien plus tard dans sa carrière, en se donnant les rôles de personnages qui souvent se ressemblent, et surtout lui ressemblent. C’est selon moi une des marques de son cinéma si personnel. L’évolution de ses films reflète largement l’évolution d’un individu, évolution infiniment complexe.

Clint Eastwood et Morgan Freeman dans “Impitoyable” (1993)

Suite au succès de la Trilogie des dollars, Eastwood crée sa propre maison de production « Malpaso Production ». Sa rencontre avec Donald Seagle sera une étape marquante de sa carrière : c’est ce dernier qui lui apprendra les ficelles du cinéma. Il lui transmettra notamment la méthode de réalisation qui permettra, entre autre la longévité d’Eastwood : tourner vite et à bas coût. C’est ensemble qu’ils réaliseront « Les proies », « L’inspecteur Harry » et « Les Évadé d’Alcatraz ».

Le cinéma Eastwoodien par le prisme du personnage 

Eastwood s’essayera à bien des genres : la nouvelle romantique, l’enquête policière, le biopic, les drames tirés d’histoires vraies ou non, la liste est longue. Si son cinéma est infiniment divers et complexe, une bonne façon de l’aborder serait par ses personnages. En effet, chaque film d’Eastwood met en scène une typologie de héros bien précise et reconnaissable, en dépit de la diversité de genre, d’époque et de situation narrative. Le réalisateur californien porte son attention sur le rapport entre l’individu et le collectif, et s’applique à détailler ce rapport dans chaque film. Selon lui, l’importance se situe dans l’évènement. Il ne décrit pas un système et une globalité, mais favorise bien souvent une approche des rapports humains sous l’angle de l’instantané, à travers des cas individuels. C’est ce qui lui permet d’aborder une multitude de thèmes comme le racisme avec « Gran Torino », le sexisme d’un milieu comme les sports de combat dans « Million Dollar Baby », le mépris de classe dans «  Le cas Richard Jewell » – son dernier film extrêmement controversé – et bien d’autres encore.

Clint Eastwood et Hillary Swank dans “Million Dollar Baby” (2004)

Mais le trait commun incontestable de tous ces personnages, dans leur diversité, reste qu’ils sont des marginaux. Et c’est justement cette figure qui fascine Eastwood, en grande partie parce que c’est comme cela qu’il se considère lui-même. Il dépeint des individus constamment mis au banc de la société. Il s’attache en réalité peu au genre, à l’ethnie ou à l’appartenance sociale, car il parvient à construire cette marginalité dans chaque cas. Et c’est précisément cette marginalité et cette attitude face à la masse qu’Eastwood s’attache à décortiquer dans son cinéma. C’est par ce procédé qu’il parvient à saisir son spectateur à la gorge dans des films comme “Mystic River“, “Un monde parfait“, ou encore ” L’Échange“. Même quand il dépeint des figures grandement héroïques comme l’inspecteur Harry, cet héroïsme exacerbé a toujours une contrepartie. C’est ce qu’on retrouve dans la figure du héros contraint, chère à Eastwood, qu’il décrit dans « Sully » ou encore « 15h17 ». Il aime à dépeindre les failles individuelles et à creuser celles-ci en tentant de faire preuve d’une grande sensibilité, de façon plus ou moins réussie. Il n’hésite d’ailleurs pas à montrer la vulnérabilité de ces personnages, même les plus viriles.  Meryl Streep, qui tournera avec lui dans le magnifique « Sur la route de Madison », dira même de lui qu’il possède une grande « sensibilité féminine », en dépit de son « hyper-masculinité ». Et justement, c’est sans doute grâce à cette image virile si bien ancrée qu’Eastwood s’autorise un tel niveau de vulnérabilité et de sensibilité dans l’approche de ses personnages.

Clint Eastwood et Meryl Strip dans “Sur la route de Madison” (1995)

Clint Eastwood : un cinéaste politique?

Mais la question la plus intrigante autour d’Eastwood reste l’ambiguïté de son appartenance politique. Dans son cinéma, il dénonce le racisme, la peine de mort, les discriminations en tout genre. Pourtant, on le décrit généralement comme un homme de « droite ». Il est vrai qu’il s’est souvent engagé auprès des républicains. Élu maire républicain de Carmel, Californie, il soutient Trump en 2016, moins par sympathie pour le personnage que par haine contre Hillary Clinton. Eastwood déteste en effet la gauche institutionnalisée aux États Unis, il critiquera vivement Obama notamment. Réelle aversion pour la bien pensance, il méprise la « génération de mauviette » qui fait « régner le politiquement correct ». Cette vision ressort parfaitement dans ses derniers films, avec le protagoniste de « La mule », un vieillard blanc, ami de tous et pas manifestement raciste, qui s’amuse pourtant de la famille noire offusquée de l’entendre employer le n*word pour les qualifier, alors même qu’il leur vient en aide.

Pourtant en 2020, il désavoue Trump, qu’il estime trop vulgaire et insultant. Il exprime  alors son soutien à Bloomberg, le millionnaire démocrate qui est en somme un personnage Eastwoodien : un self-made man issu d’un milieu défavorisé. Eastwood serait-il alors simplement un patriote ? Toujours pas ! La politique d’Eastwood n’est en aucun cas celle des États-Unis. Il exprime constamment une grande défiance envers l’État, d’où son intérêt pour l’individu face à la masse. C’est ce qu’il montre notamment dans « Mémoire de nos pères », mettant en scène des soldats superficiellement accueillis par les États-Unis et servant d’étendard, mais qui restent fondamentalement marginalisés. Si certains ont considéré « American sniper » comme l’apologie de la guerre d’Irak et des forces armées américaines, il s’agit plutôt d’une dénonciation du système américain à travers le sort assez tragique du protagoniste. Eastwood est un pacifiste, mais il aime la figure des vétérans, car ils sont des victimes de ce qu’il rejette.

Bradley Cooper dans “American Sniper” (2014)

Ainsi, il est critiqué à son flanc gauche, mais aussi à son flanc droit pour des films comme « Million Dollar Baby » dans lequel il encouragerait l’euthanasie. En réalité, Eastwood n’est pas nécessairement un cinéaste politique, il recherche avant tout la complexité à travers ses films, d’où l’ambiguïté apparente de son cinéma. Politiquement, il s’apparente en fait au courant libertarien, le courant américain – sans équivalent français – libéral par excellence, sur le plan aussi bien économique qu’idéologique. Surtout, un courant contre l’État. Pour cette raison, Eastwood est à la fois pour le port d’arme, le mariage pour tous, l’avortement, et contre la peine de mort, les impôts et les aides économiques. Il estime que l’État n’a à régir ni les moeurs ni l’économie. Et c’est pour cela que l’État apparaît bien souvent comme l’oppresseur des protagonistes de ses films.

Prendre Clint Eastwood pour un réalisateur indécis au message politique flou et incertain serait donc une erreur. À l’image de ses personnages, il est un cinéaste complexe et ambigu. S’il ne souhaite pas nécessairement faire du cinéma politique, son message reste hyper-libéral. Cela peut sembler surprenant voire dérangeant, en particulier d’un point de vue européen, mais c’est avant tout le reflet d’un réalisateur marginal et portant un intérêt certain à l’individu. Que l’on soit en accord ou non avec sa vision, son cinéma si efficace parvient bien souvent à saisir le spectateur aux tripes, et c’est précisément en cela qu’il est un réalisateur incontournable.

Louise Martos