Tout le monde aime Jeanne : une comédie follement sérieuse

“J’ai toujours pensé que t’allais mourir jeune donc je suis très content de voir que t’es en vie” réplique Jean à Jeanne lors de leurs retrouvailles. La couleur est annoncée, on peut commencer. 

La réalisatrice Céline Devaux se lance dans la longue durée après deux courts métrages, Le Repas Dominical et Gros chagrin, respectivement récompensés par le César du meilleur court métrage d’animation en 2016 et le Prix du meilleur court métrage à la Mostra de Venise en 2017. C’est maintenant au tour de Cannes de reconnaître le talent de Céline Devaux. Tout le monde aime Jeanne a été sélectionné à la Semaine de la critique cette année, et on comprend pourquoi. 

L’actrice et humoriste Blanche Gardin porte le rôle principal du film sorti la semaine dernière en salle. Nous vivons l’histoire de Jeanne Mayer à travers son propre regard, son regard noir qui n’est pas seulement dû aux imposantes lunettes qu’elle porte la moitié du temps, mais à une petite déprime assombrissante. On vit même l’histoire de son point de vue intérieur puisque le film est entrecoupé de scènes d’animation faisant émerger la voix intérieure de Jeanne. Cette voix qu’on possède tous, constamment présente dans chacune de nos têtes qui ferait des ravages en société si on décidait de la laisser s’exprimer entièrement. Ces scénettes récurrentes dynamisent vivement le récit en étant dans sa continuité, sans créer une rupture qui pourrait être brutalement irréversible. C’est la réalisatrice qui a dessiné ces scénettes sur lesquelles elle a également posé sa voix. 

Laurent Lafitte complète l’affiche du film en interprétant Jean, l’ami d’enfance que retrouve Jeanne. Un choix aussi juste que son jeu d’acteur qui apporte le ton idéal à un humour qui aurait pû être lourd. Très lourd. Il en faut du talent et de la finesse pour rendre drôle la réplique “Jeanne Mayer c’est la meilleure”

Le comédien Maxence Tual de la troupe Les Chiens de Navarre nous fait le plaisir d’un second rôle de qualité en jouant le frère de Jeanne. Mention spéciale à sa capacité d’interprétation de Marlon Brando qui offre une belle scène comique, qui plus est improvisée. 

Le film s’ouvre sur probablement la pire période de la vie de Jeanne Mayer qui vient non seulement de subir un échec professionnel colossal, mais qui en plus a été médiatisé à une ère où l’opinion publique se fait instance juridique principale. Pourtant, Jeanne Mayer était “la femme du siècle” selon les médias, porteuse d’un projet suceptible de réduire les déchêts maritimes. Elle est passée d’héroïne écologique à clown comique. Risée et ruinée, elle se voit obligée de vendre l’appartement lisboète de sa mère défunte dont elle n’a toujours pas fait le deuil. Un retour dans le passé avec la réminiscence d’une enfance difficile dûe à un amour maternel très maladroit pour ne pas dire absent. Un retour dans le passé impliquant aussi des (re)trouvailles amoureuses qui vont interroger Jeanne sur elle-même, sa vie et ses envies. Derrière un traitement humoristique en apparence léger, c’est le thème de la honte, du deuil et de la dépression qui sont délicatement traités.

La mise en scène de Céline Devaux est habilement réfléchie. Jeanne fait tâche, toute de noire vêtue lors de très nombreuses scènes dans un décor de Lisbonne indéniablement  rayonnant de couleurs. Elle est la seule ombre dans ce tableau aux multiples peintures. Cette ombre reflète sa dépression autant que son deuil qu’elle essaie tant bien que mal de dissimuler, tant aux autres qu’à elle-même. L’immersion à Lisbonne est autant visuelle que sonore. La réalisatrice s’est attardé à accentuer particulièrement trois sons qui représentaient la ville selon elle : les marteaux-piqueurs des travaux qui ont pour but la construction d’habitations touristiques, les roues des valises sur les pavés et les trousseaux de clefs des personnes habitant la capitale. Un voyage réussi. 

Dans une société où le genre féminin est trop souvent associé à l’accompagnement et le soutien d’autrui, caractéristiques maternelles qui lui sont attribuées de manière innée, c’est ici l’homologue masculin qui tient ce rôle. Jean est rempli de bonnes attentions et prononce les bons mots envers Jeanne, la réconfortant et l’aidant dans cette période compliquée de sa vie. C’est d’ailleurs lui qui domine amplement tous les dialogues. Il cherche à aider son amie en la confrontant de manière très directe étant le seul à lui dire de manière franche et bienfaisante qu’elle est en dépression. Son honnêteté va de paire avec son comportement très libre et assumé. Il vole dans les grands magasins, mais jamais aux petits producteurs. Sûrement une question éthique du voleur qu’il revendique être. Il travaille “à [s]a manière”, autrement dit pas du tout. Comme il aime à l’enseigner à sa nièce, rappelons que le mot travail vient du latin tripalium qui signifie instrument de torture. Se mettre à la tâche n’aurait en toute logique aucun sens. Outre son caractère subversif, c’est surtout son franc parler qui caractérise le personnage de Jean. Il est affranchi de toute politesse hypocrite et de politiquement correct, exprimant tout ce qu’il pense de façon vraie, presque enfantine, qui donne tout un charme au personnage. Il incarne le plus haut degré de liberté, répondant à un rationnel implacable en dehors de la réalité. Une folie vivifiante. 

En bref, des personnages très bien écrits, une superbe mise en scène, beaucoup d’humour, ainsi  qu’un rythme énergique et maîtrisé ; voilà entre autres quelques bonnes raisons d’aller le découvrir en salle dès maintenant.

Par Léna Couvillers