Quand le progressisme se mêle au divertissement : la Chronique des Bridgerton, top ou flop ?

L’année 2021 vient tout juste de débuter, et d’ores et déjà, LA nouvelle série hivernale de Netflix fait parler d’elle. Difficile – vous en conviendrez – de passer à côté de la sortie de « La Chronique des Bridgerton », disponible depuis le 25 décembre sur la plateforme. Que ce soit dans les stories Instagram de nos influenceurs, dans les reprises des scènes sur Tik Tok, ou dans l’immanquable classement du « Top 10 en France » : elle est partout. Comment expliquer ce succès ? Certains l’attribuent à la légèreté scénaristique réconfortante, d’autres à l’étiquette « féministe » dont la série se targuerait. Ce phénomène m’a interpellée et m’amène, vous l’avez deviné, à revenir dessus aujourd’hui.

Le retour de Gossip Girl à l’ère de la Régence Anglaise

Si La Chronique des Bridgerton est autant plébiscitée, c’est, d’un côté, grâce à sa légèreté, et de l’autre, grâce à son intrigue qui n’est pas sans nous rappeler la série évènement des années 2010 : Gossip Girl. Madame Whistledown, personnage mystérieux, publie un journal quotidien à « potins » – à « gossip » pour le clin d’œil – concernant les secrets de la haute société ; journal qui va rapidement capter l’attention de la Reine Charlotte, et faire frémir le reste de l’aristocratie britannique. Sur le principe, la série ne cache pas sa forte ressemblance. Aux tenues provocantes de la jeunesse dorée de l’Upper East Side, La Chronique des Bridgerton n’a finalement troqué que les jupons et les corsets. On retrouve les mêmes jeunes, vivant frénétiquement au travers des scandales, du sexe, de l’argent, tracassés par la publication d’une chronique compromettante.

Source : Vogue

Au-delà de cette impression de Déjà-vu, l’histoire des Bridgerton est plutôt creuse. Certes, on doit reconnaître que la série remplit son rôle de divertissement, en particulier en ces temps accablants. Toutefois, c’est seulement ce à quoi elle se réduit.

Un clin d’oeil – maladroit – à Jane Austen

Ce que j’ai le plus entendu avant de me plonger dans cette aventure pré- victorienne du 19ème siècle (et vous aussi j’imagine), c’est qu’elle faisait honneur – avec un grand H – à Jane Austen, en particulier à son célèbre roman « Orgueil et Préjugé ». Décidément, la Chronique des Bridgerton aime piocher dans d’autres œuvres pour donner de la consistance à son histoire. On retrouve donc la relation de Lizzy et M. Darcy à travers celle de Daphné et du Duc d’Hastings : d’abord, ils se détestent, puis s’allient pour tromper leur entourage, et découvrent finalement – quelle coïncidence – qu’ils sont profondément épris l’un de l’autre. Bien que cela est censé être un « plot twist », ce retournement de situation reste plus que prévisible.

Source : Elle

Série dont l’univers est imprégné par la question du mariage, j’ai également relevé dans la Chronique des Bridgerton, une autre référence aux écrits de Jane Austen : la fameuse scène de la jeune fille abandonnée par les membres de sa famille dans une pièce, seule, avec un prétendant qui la répugne, dans le but que ce dernier puisse lui demander sa main. Ça ne fait aucun doute, les thèmes du mariage et de la condition féminine durant cette période font écho à notre grande autrice. Malheureusement, on n’y retrouve ni la finesse, ni le propos engagé. Car quoiqu’on dise, Jane Austen était bien en avance sur son temps lorsqu’elle écrivait. On ne pourrait peut-être pas en dire autant de La Chronique des Bridgerton.

« C’était l’époque » : un pass pour véhiculer des messages problématiques ?

Bien que je me sois prise au jeu, je n’ai pu m’empêcher de ressentir un malaise profond face à de nombreuses scènes de la série. Dans un contexte post #Metoo, qui tend à libérer de plus en plus la parole des femmes, la décision de mettre en avant Daphné, une protagoniste d’un autre temps dont la condition n’est jamais remise en cause, pose problème. La production s’enrichit sur le dos d’une époque patriarcale, où la société reposait sur l’oppression des femmes au profit des hommes, en faisant rêver les téléspectateurs à travers une histoire d’amour qui se veut subversive. Les stéréotypes sont foisonnants et grossiers. Ce sont les personnages au physique jugé le plus « avantageux » qui vont être le plus développés, tandis que les « méchants » sont représentés comme repoussants, allant du vieux prétendant à la marâtre aux cheveux cuivrés. Les femmes existent uniquement pour les hommes et le mariage, tandis que ces derniers n’accordent d’importance qu’à leur honneur. Daphné joue quant à elle le rôle de la beauté qui s’ignore, qui s’évertue à répondre aux attentes que la société lui impose, alors même que l’histoire tente – maladroitement – de nous donner l’impression qu’elle reste maitresse de son destin en s’affranchissant des carcans pour obtenir ce qu’elle désire (à savoir, se marier et avoir des enfants). La société incombe aux femmes de se marier par pur intérêt, autrement dit à se soumettre aux hommes pour obtenir un statut social. La rivalité féminine autorise de facto tous les coups bas possibles, allant jusqu’à mettre en scène des femmes se battant pour jouer le meilleur pot de fleur de la pièce, chacune tombant en pâmoison au premier regard du prince. Par ailleurs, Eloise, la sœur de Daphné, est présentée comme celle qui « sort des clous », car plus intéressée par la lecture que par son devoir de procréer. Malheureusement, le personnage est très peu mis en valeur et on peine à s’y attacher, ce qui nous porte à croire qu’elle serait présente dans l’histoire sous prétexte qu’il fallait apporter un côté pseudo féministe à la série.

Pour rajouter du spectacle, et attirer des téléspectateurs – ce qui semble être réussi – il fallait évidemment montrer ces hommes et femmes de la haute société coucher ensemble. On a le droit au schéma classique de la jeune femme vierge et pure, qui n’a reçu aucune éducation sexuelle, et qui se laisse séduire par un homme, quant à lui, aux innombrables conquêtes. Les relations sont phallocentrées, les femmes jouissent dès qu’on leur caresse la jambe, et, lors de la première fois de Daphné, Simon (Le Duc) se charge de son éducation en lui susurrant à l’oreille que « ça va faire mal ». Pour faire bonne figure, la notion du consentement n’est absolument pas évoquée, ce qui n’est pas sans provoquer un certain malaise devant des scènes qui ressemblent – franchement – à des abus sexuels. Coup dur pour une série qui se voulait progressiste – ou qui tend à nous le faire croire.

Source : RTL

Des intentions progressistes entachées par un manque de propos

Le plus gros paradoxe de La Chronique des Bridgerton reste la volonté de modernité qu’a eu Shonda Rhimes, la réalisatrice. Le casting a le mérite de bouleverser les codes de la société de l’époque, créant du même coup un monde historique « parallèle » où les personnes noires auraient leur place dans la vie mondaine. On a le plaisir de voir la Reine Charlotte interprétée par l’actrice Golda Rosheuvel, le Duc d’Hastings incarné par Rege-Jean Page, ou encore, le personnage de Marina Thompson, interprétée par Ruby Barker, jeune femme noire admirée pour sa beauté exceptionnelle par la bourgeoisie britannique. Pas étonnant, me direz-vous, de la part de quelqu’un qui a déjà su nous captiver devant Murder (2014) et Grey’s Anatomy (2005). La démarche artistique proposée par Shonda Rhimes est tout à son honneur, se démarquant de bien d’autres séries qui ne proposent que des rôles anecdotiques aux personnages noirs et métisses.

Source : Les Inrocks

Malheureusement, la démarche semble minée par un manque de propos politique qui aurait fait un bien fou à la série. On assiste à un récit qui se rapproche – dangereusement – du discours « colorblind », d’après lequel la couleur d’une personne importerait peu et ne déterminerait nullement des inégalités sociales contre lesquelles il serait nécessaire de lutter. En effet, dans La Chronique des Bridgerton, la stratification sociale qui oppose les noirs et les blancs à cette époque semble avoir été annulée simplement grâce à un heureux mariage métissé entre le roi et la reine. Hormis cette vague explication, l’histoire semble se dérouler dans le déni le plus total de la condition des personnes noires, proposant un message du style : « nous ne voyons pas la couleur, il n’existe aucune différence entre la situation des personnes noires et des personnes blanches dans notre société. »

En bref, La Chronique des Bridgerton aurait pu être une réussite si elle avait voulu parler de quelque chose. Malheureusement, on reste mitigé entre des intentions qui se veulent modernisantes, et une assommante représentation stéréotypée, et franchement creuse. La production d’une saison 2 a été annoncée… à voir !

Apolline Ingardia