Analyse de la séquence d’ouverture de Fight Club : une réflexion sur les effets spéciaux

Fight club, sorti en 1999, dans l’horizon d’un nouveau siècle, est l’un des films les plus célèbres du réalisateur américain David Fincher. Il s’agit d’un film connu pour sa critique acerbe de la nouvelle ère de la société de consommation, et pourtant, ce film est également un précurseur majeur et important des effets spéciaux, à la fois innovants et au service d’une réflexion plus large intradiégétique, tout comme extradiégétique. En effet, dans les nombreux films de Fincher, la question et l’utilisation des effets spéciaux demeure centrale, en tant que reflet de sa vision même du cinéma. Fincher est en effet dès son entrée professionnelle dans le monde du cinéma, immergé dans la question des effets spéciaux : il débute sa carrière chez LucasFilm et à Industrial Light and Magic, où il contribue aux prises de vue image par image du Retour du Jedi et aux mattes paintings d’Indiana Jones et le Temple Maudit

Le film met en scène un narrateur, interpété par Edward Norton, un homme qui trouve peu de satisfaction dans son emploi et sa vie en générale, soumis à des insomnies qu’il tente vainement de guérir en assistant à des séances groupées de thérapies pour diverses maladies. Pour combler ce vide et ce manque de sensations fortes, il s’invente et crée un double de lui-même, Tyler Durden interprété par Brad Pitt, personnage opposé à tout ce qu’il est, anticonformiste et charismatique. Ils créent ensemble un club de combats clandestins, le Fight club, afin d’évacuer leur mal être et d’exprimer leur besoin d’action par la violence. Le narrateur, tout comme le spectateur, demeurent persuadés jusqu’au dénouement final que le personnage principal et Tyler sont deux personnes distinctes. 

L’extrait analysé se situe au commencement du film, du générique à la scène du narrateur, achetant compulsivement dans sa cuisine des meubles Ikea : soit les cinq premières minutes du film environ. Le générique est par ailleurs déjà marqué par des effets spéciaux innovants, générés en 3D grâce au L system : il semble que la caméra suive de façon fluide le trajet de la peur dans le cerveau du personnage. La raison de la peur est expliquée par la scène d’ouverture du film : le narrateur est en réalité menacé par un pistolet. A partir de là, par le biais d’une voix off omniprésente, le narrateur va emporter le spectateur dans des couches superposées de son passé et de son existence bureaucratique et consommatrice, monotone et fade.

Extrait découpé en trois parties : l’objet de l’analyse filmique

L’analyse filmique vise à identifier comment cette scène d’ouverture présente et offre par le biais de la duplicité du narrateur une réflexion sur la nature paradoxale même des effets spéciaux numériques selon Fincher, à la fois illusoires et immersifs.

Un narrateur double et paradoxal ou une réflexion sur la duplicité des effets spéciaux.

Tout d’abord, le narrateur semble passif et soumis à l’illusion, à l’image du spectateur. Dès le commencement du film et de l’extrait, il est donc spectateur de sa propre vie qu’il ne contrôle pas. Une transition entre les effets spéciaux 3D du générique et la prise de vue réelle s’établit, dans le prolongement de la crosse du pistolet, comme si l’effet spécial contaminait la prise de vue réelle de l’image, vers le narrateur lui-même sans cesse esclave d’une illusion. La nature même des effets spéciaux semble ainsi contaminer ce dernier, et cela, durant toute la durée du film. 

Image de synthèse
Prise de vue réelle

La première scène s’ouvre de fait sur un gros plan sur le visage du narrateur : ses yeux sont écarquillés et ce regard révèle une peur certaine, tandis que sur son front, perlent quelques gouttes de sueurs. Il est menacé par un pistolet dans la bouche et ne peut parler. Dès la première scène, il s’agit de fait d’un narrateur passif, statique, et tourné en dérision : il se trouve dans une position peu valorisante, en bas de pyjama. Le jeune homme est également passif entre chaque transition, d’une scène à l’autre : il est par exemple tiré sur le côté dans un beau raccord mouvement, et ce directement sur les seins de Bob, un personnage beaucoup plus grand et imposant. Cette même domination spatiale et physique est également visible entre le narrateur et son boss qui lui intime quoi faire. Finalement, le personnage est soumis à une insomnie qu’il ne peut contrôler : « avec l’insomnie, rien n’est réel ». Il se trouve être dans cet extrait constamment passif, et surtout, constamment soumis à une illusion : l’illusion de sa propre identité qui sera tout l’enjeu du film. 

Nous pouvons ajouter qu’il s’agit de la même illusion et de la même passivité à laquelle est soumis le spectateur , qui est projeté contre son gré dans le passé du narrateur, tout comme il est également soumis à l’illusion même du cinéma et de la duplicité des effets spéciaux qui modifient la prise de vue réelle en prétendant se confondre avec elle, épouser la réalité, alors que l’effet spécial est fondamentalement par nature un artifice. La duplicité des effets spéciaux est ici presque imperceptible tant ils semblent réalistes et trompent ainsi un spectateur inactif et soumis à l’illusion, à l’image du narrateur : tous les effets spéciaux sont en effet rendus réalistes grâce à la photogrammétrie ou photoréalisme. 

Cette duplicité des effets spéciaux, qui ont prétention à épouser la prise de vue réelle, alors qu’ils sont fondamentalement artificels, est également à l’image de la duplicité du narrateur. Si nous avons vu que le narrateur est passif, nous pouvons affirmer qu’il est également paradoxalement actif et maître de l’illusion. Celui-ci est un prestidigitateur, qui joue et trompe le spectateur. En effet, il est le moteur de l’action et de la narration. À la fois narrateur et personnage, il nous manipule comme un narrateur manipule son récit. Il est la source même de l’illusion qui parcoure tout le film : c’est lui qui nous fait croire que Tyler est un personnage distinct de lui-même. Un narrateur qui dès le générique est déjà sous le signe de l’illusion : son cerveau est représenté par le biais des effets spéciaux, ou de l’artifice. Sa voix guide et contrôle l’image, entraîne le spectateur là il le souhaite. Le premier effet spécial est par ailleurs introduit par cette même voix : la caméra virtuelle bascule, descend le long du gratte ciel, traverse la rue, se rend dans le parking souterrain. Son flot de parole est alors illustré en direct, et ce, grâce à la souplesse de l’image de synthèse qui permet de visualiser un lieu rapidement, et de passer d’un lieu à l’autre avec fluidité, comme s’il s’agissait d’un plan séquence. 

C’est cette même voix du narrateur qui contrôle l’image et ce que le spectateur voit : « Attendez, revenez en arrière. Je commence plus tôt ». Il joue avec son audience et la perd dans les méandres de sa conscience soumise à l’illusion de sa maladie. L’effet spécial est constamment généré, durant tout l’extrait, par la voix du narrateur : lors de la scène où il achète de façon compulsive des meubles Ikea, les meubles apparaissent dans l’espace au fur et à mesure que le narrateur parle et les décrit. Cela peut faire lien avec le maître de l’illusion lui-même : Méliès, qui peut faire apparaître et disparaître à volonté grâce à l’arrêt caméra. De même que Méliès, le narrateur va faire apparaître à l’envie des « Brad subliminal » dans l’image, par exemple, celui qui apparaît au moment où il fait des photocopies. L’espace d’une seconde, l’effet spécial s’immerge dans la prise de vue réelle et l’infeste de l’intérieur. Cela marque la duplicité du personnage, entre passivité et action, entre réalité et illusion, tout comme les effets spéciaux. 

Insertion subliminale du double du narrateur : Tyler

Des effets spéciaux illusoires au service de la narration : une logique anti sensationnaliste et anti spectaculaire

Paradoxalement, l’artifice de l’effet spécial comme illusion fondamentale ne sert ici pas comme attraction afin d’impression le spectateur, mais est bien au service de la narration, dans une logique d’immersion totale. De fait, l’effet spécial est au service d’une logique anti sensationnaliste et anti spectaculaire dans cet extrait. Dès le début de l’extrait, toute logique sensationnaliste ou spectaculaire est effacée par le narrateur. Après avoir eu la crosse du pistolet dans la bouche, il se dit par exemple : « je me demande à quel point le fusil du canon est propre », ou Tyler qui dit que « ça devient excitant » alors même que l’action ne décolle véritablement pas. Ce qui pouvait paraître spectaculaire (« dans deux minutes, les charges vont exploser »,« immeubles réduits en gravats fumants ») est oublié par le narrateur qui décide d’immerger le spectateur dans un passé loin d’être sensationnaliste. De plus, en annonçant déjà la fin, le projet Chaos, tout spectaculaire lié à la surprise et au suspens est également effacé. Lors de la transition avec Bob, celui-ci n’incarne pas l’idéal d’un personnage héroïque, mais plutôt un personnage grotesque et comique. En effet, l’acteur Meat Loaf, loin de son personnage de Rocky Horror Picture Show, porte une immense combinaison en mousse pour le faire grossir, et au niveau de la poitrine, des bas en nylon remplis de graines d’oiseaux pour qu’ils pendulent quand il bouge et se déplace. Il est donc rendu gros, avec une grosse poitrine et pleure à chaudes larmes avec une voix aigüe. Rien d’héroïque de fait. Cette scène introduisant Bob qui suit la séquence d’ouverture dans un « support de groupe pour malades du cander des testicules » n’est par ailleurs pas la scène que s’attendent à voir les spectateurs après la scène d’ouverture. Tout le monde pleure, et les commentaires du narrateur visent à déconstruire tout spectaculaire. (« entre ces nichons suants et géants, énormes, telle qu’on s’imagine les mamelles de Dieu »). L’image même de Dieu, être de puissance, est tourné en dérision. 

Par la suite, le narrateur plonge son audience dans son quotidien monotone et rasant : dans la banalité de son bureau à l’apparence clinique, où tout est « une copie d’une copie », où chacun fait la même chose (imprime et boit un Starbucks), où ce qui est « traité » comme une urgence par le boss n’a rien d’une tâche sensationnelle comme le souligne le narrateur de sa voix nonchalente. Il est également présenté sur ses toilettes chez lui : totalement démystifié. 

Les effets spéciaux eux-mêmes en images de synthèses expriment cet anti sensationnalisme et anti spectatulaire : ils sont utilisés pour dévoiler le contenu d’une poubelle, ou pour dévoiler des meubles insolites Ikea. Ils sont donc, tout comme le narrateur et les autres personnages, démystifiés. Le film entier sera une quête de ces sensations fortes et de ce spectaculaire qui manquent. 

Si l’effet spécial ne vise pas le spectaculaire, il est ainsi entièrement au service de la narration, de l’immersion du spectateur, comme un outil. En effet, le film exprime la conception de Fincher des effets spéciaux : l’effet spécial ne brise pas la narration, mais la sert. Ainsi, même s’il dispose d’un budget pour les effets spéciaux très important et donc d’une marge de liberté de taille, il utilise les effets avec parcimonie pour les intégrer totalement à la narration. Il ne s’agit pas d’exhiber l’effet. L’effet spécial n’émerge pas comme une attraction, ne brise pas la linéarité du film mais la sert. Le premier effet spécial qui permet à la caméra de faire des mouvements qu’elle ne pourrait pas faire sans, permet d’expliquer le « Projet chaos » (technique du compositing en assemblant en trois dimensions une centaine de photographies de Los Angeles.) aussi vite que l’explique le jeune homme sans briser ni le rythme, ni la dynamique du récit. Cet effet spécial exprime également la vitesse du mode de raisonnement du narrateur et sert ainsi à s’immerger totalement dans la conscience du narrateur, parfois confuse. L’effet spécial renforce dès lors l’identification au personnage. De plus, s’il n’y avait pas eu cet effet 3D, il aurait fallu prendre une image de chaque lieu et cela aurait brisé toute linéarité. Cela permet au spectateur de savoir exactement où il est, et la disposition du lieu par rapport aux personnages. 

Il en est de même pour les inserts 3D sur la poubelle (8h de rendu par image, 3 semaines de travail en tout pour une image qui sert la narration) ou sur les meubles Ikea. L’insert des « Brad sublimnal » est une des images la plus chère, qui semble dérisoire, mais qui permet pourtant de donner des indices fondamentaux sur la véritable identité de Tyler. Finalement, chaque effet spécial est d’autant plus immersif qu’il est réalisé en caméra subjective : le spectateur devient littéralement l’effet spécial. 

Un effet spécial en caméra subjective

Un film « fin du siècle » : l’effet spécial au service d’une réflexion sur l’avènement d’une nouvelle ère de consommation des biens et des images

Fight Club est un film tourné et sorti en 1999, à la toute fin d’un siècle de mutations profondes, évolutions considérables de la société, devenue progressivement une société de consommation excessive. Le film et l’extrait semblent être des critiques acerbes de cette nouvelle société, où le règne des marques et des multinationales comme « la galaxie Microsoft, la planète Starbucks » devient omniprésent. Par exemple, l’effet d’agrandissement dans la poubelle donne l’impression de voir des objets en mouvement dans un premier temps, alors que cela s’avère être le contenu même d’une poubelle. Il s’agit d’une critique de cette société de consommation, au moyen de l’effet spécial. La société n’est avec le recul, qu’une poubelle. 

Quant au « modèle « Ikea » mis en scène, l’effet spécial choisi permet également de dénoncer la société de consommation : le narrateur est pris au piège dans cet environnement hostile comme le souligne les multiples surcadrages. Il est également soumis à une consommation compulsive pour combler le vide de son existence : descriptif et prix de tous ses meubles qui envahissent l’image, et tout cela alors que le narrateur en commande d’autres. Chaque nouvel achat en appelle à un autre, il vit dans le monde de l’éphémère où ses objets finissent par le posséder. Il est ainsi esclave de la publicité, alors qu’il déclare par exemple : « je me devais de l’acheter ». Les effets spéciaux sont alors des armes, plus que des outils, qui permettent sarcatisquement à Fincher de critiquer le mode de vie de la société actuelle, et cela, alors même que Fincher a réalisé de nombreuses publicités. 

Au-delà de la consommation des biens, il y a également la consommation des images. En effet, l’extrait présente des imprimantes multiples dans le cadre, machines mise en avant étant au premier plan. L’acteur déclare que « everything is a copy of a copy of a copy » : afin de souligner la multiplication des images aujourd’hui. Nous sommes littéralement engloutis dans l’image comme lors du travelling avant sur le magasine Ikea. Cela fait écho aux effets spéciaux numériques, qui nécessitent une multiplication des images de synthèses, où tout est une copie et n’a plus aucun lien avec le réel. Le narrateur ajoute « qu’avant ils lisaient du porno, maintenant des catalogues » : cela incarne la nouvelle jouissance de la consommation de l’image. 

Ainsi, cette scène d’ouverture présente et offre la conception même des effets spéciaux pour Fincher : ils sont fondamentalement illusoires et trompent le spectateur comme le fait le narrateur tout au long du film, mais cette illusion des effets spéciaux sert l’immersion du spectateur dans le récit et la narration, sert l’efficacité même du récit. Finalement, les effets spéciaux, même s’ils sont artificiels, visent le réalisme. Le rêve de Fincher est donc d’atteindre le plus grand réalisme au moyen de la plus grande artificialité. Dans d’autres de ses films, comme Zodiac (2007), il compose numériquement toutes les scènes d’extérieures afin qu’elles correspondent historiquement à la période des années 60-70 à San Francisco. Si l’effet spécial est fondamentalement faux, illusoire, voire trompeur puisqu’il est totalement imperceptible, il permet l’immersion du spectateur dans un cadre authentique historiquement. L’effet spécial n’est donc ni spectaculaire, ni sensationnel, mais est bien un outil pour le réalisateur, un outil pour immerger le spectateur et servir un certain réalisme d’action et de lieu, mais également un outil qui peut susciter et appuyer une réflexion.

Lucile Castanier

Sources : https://movie-screencaps.com/fight-club-1999/

Suppléments et making of du DVD Blu-ray

https://www.digitage.fr/2019/01/les-incroyables-effets-speciaux-de-fight-club/

Pour aller plus loin : http://www.cinepsis.fr/fight-club-ou-la-quete-de-liberte/