Mulholland Drive : et Resnais renaît

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Mulholland Drive. La critique de ce film, j’aurais dû la faire il y a des années, lorsque je me suis rendu compte, à la fin du visionnage de ce chef d’œuvre, de la puissance du cinéma, de la profondeur que cet art peut atteindre, que rien n’est laissé au hasard, que tourner un film représente une prouesse hors du commun, et qu’il peut déverrouiller l’accès à des émotions dont je soupçonnais à peine l’existence. Une passion était née. En vrai je triche un peu, les prémisses de cet engouement m’ayant été offerts par le film Interstellar. Mais Mulholland Drive a véritablement enfoncé le clou, et on ne va pas se mentir, les deux œuvres ne sont pas vraiment du même acabit.

Un scénario labyrinthique

Le scénario de ce film est complexe, c’est le moins que l’on puisse dire. Lynch atteint ici son apogée en termes d’écriture, parvenant à sortir un film en apparence abstrait, mais au scénario en réalité tellement bien ficelé et monté qu’il arrive à en donner l’apparence. Pour information, le scénario du film est demeuré obscur du grand public des années après sa sortie (Lynch a carrément fini par donner des clés de lecture de son film). C’est bien simple, les spectateurs arrivaient à ressentir la profondeur du film, exactement comme moi quand je suis resté bouche bée, mon ordinateur sur les genoux quelques années auparavant, sans jamais réussir à saisir exactement ce qui s’était passé. C’est là pour moi la force du cinéma, et le sentiment de sortir d’une salle obscure complètement pataud sans jamais véritablement comprendre pourquoi. Souvent même, certains films ne nous heurtent pas sur le moment. Barry lyndonLast Days et Elephant de Gus Van Sant en sont pour moi des exemples criants. Des films qui ne m’ont pas marqué sur le moment, mais dont je me suis en fait rendu compte qu’ils me hantaient véritablement des jours durant.

Dans l’introduction de The Sound and the Fury de Faulkner, Richard Hughes nous conte l’histoire d’une danseuse russe qui a répondu à quelqu’un qui lui demandait ce qu’elle tentait d’exprimer à travers sa danse : « Si je pouvais l’exprimer en quelques mots, pensez-vous vraiment que je m’embêterais à le danser » ?
Le danser.
Et c’est précisément l’état d’esprit de Lynch. Étant friand des scénarios confus aux interprétations complexes, on lui demande très souvent en interview d’expliquer ses films, ce qu’il refuse catégoriquement de faire, expliquant de la même manière que Hughes que les mots cristallisent des concepts, des idées dont il existe une infinité, alors qu’il y a un nombre fini de mots. Deux joies ne se ressemblent jamais, alors ce qui se passe dans la tête de Lynch peut difficilement être exprimé par des mots. Dans la lignée directe de Lost Highway, Lynch remet à jour les scénarios labyrinthiques à la Resnais qui, sous une apparente abstrusion, renferment finalement un concept pur, un ressenti organique.

Ce qui me fascinera toujours avec ce type, c’est qu’il sort toutes ses idées directement de son inconscient. Extirpant ses concepts à travers ses rêves et ses sessions de méditation transcendantale, son processus créatif est extrêmement pur : il ne cherche pas, comme un artiste médiocre, à créer à partir des idées qu’il veut transmettre. Il ne se dit pas « tiens, je vais essayer de parler de la douleur ressentie par un enfant abusé par son père durant sa jeunesse. Quelle métaphore je vais bien pouvoir trouver ? Allez, je vais te foutre deux ou trois symboles freudiens dans ce bordel et ça va tout faire. » Non, Lynch sort ses idées des couches les plus profondes de son esprit, et sans les arranger trop ensuite, il arrive à sortir des œuvres aussi profondes que sensées. Je n’arrive pas à savoir si Lynch est un homme brillant (en termes d’intelligence) ou non. Son génie vient-il de la simplicité de son esprit, duquel il arrive facilement à extraire des idées et à les exprimer avec une créativité géniale, ou est-il au contraire un génie qui a intrinsèquement ces idées ancrées en lui, qu’il retranscrit sans véritable génie créatif — et dont elles n’ont pas besoin puisqu’elles sont, en elles-mêmes, génialement complexes ?

Bref, passons au film en lui-même. Le scénario est en quelques mots le suivant. Deux jeunes femmes partagent une aventure amoureuse. L’une d’elles, Camilla, actrice hollywoodienne pleine de succès, l’autre, Diane, actrice qui témoigne de plus de difficultés. Les deux se sont rencontrées sur le tournage d’un film et depuis Camilla aide un peu Diane à s’en sortir avec des rôles mineurs dans ses productions. Problème : Camilla s’éprend d’un réalisateur, Adam, et m’a d’ailleurs franchement rappelé Cassel dans Mon Roi avec un côté perverse narcissique. Elle prend du plaisir à torturer Diane, qui finit par péter un câble et ordonner le meurtre de Camilla par un tueur à gage. Cependant, une fois le crime perpétré, elle regrette. Diane finit par devenir à moitié folle de remords et d’amour, et se colle du plomb plein la Tassimo.

Ça, c’est pour la partie ancrée dans la réalité du film. Mais 70% du film se passe en fait, selon les interprétations, soit dans un rêve de Diane, soit au sein d’un trip sous drogues, soit dans une hallucination au beau milieu d’une expérience de mort imminente. Dans tous les cas, tout le film est un rêve, et tous les éléments sont en fait des fantasmes, des refoulements, de Diane.
Le film débute avec Camilla, « Rita » dans le rêve, qui a un accident de voiture et devient totalement amnésique. Diane, « Betty » dans le rêve, est une jeune actrice fraîchement débarquée du fin fond des États-Unis. Les deux passent alors le film à tenter de comprendre d’où vient Rita, et ce qui lui est arrivé.

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Du Freud et encore du Freud

À travers le prisme onirique, le réalisateur Adam avec lequel Camilla la trompe devient ainsi un pauvre type dont la femme le trompe avec Billy Ray Cyrus. Cet Adam, dans le rêve, réalise un film sur lequel il, n’a aucun pouvoir, se faisant manipuler par une mafia italienne obscure, il devient complètement fauché… Bref, il est totalement émasculé par Diane dans le rêve. Le personnage de Camilla, lui, est subdivisé entre Rita, qui ne sert en gros à rien à part se demander qui elle est, et Camilla (une deuxième, vous suivez toujours ?) une jeune actrice sans talent véritable que la mafia oblige Adam à prendre dans son film. On ressent ainsi la jalousie IRL de Diane envers Camilla IRL, l’actrice avec du succès. Ainsi, dans le rêve, Diane débarque dans la cité des anges comme n’importe quelle jeune fille avec des rêves d’actrice, sauf que contrairement à sa vraie vie, elle se fait remarquer à peine arrivée par un réalisateur, par son talent hors du commun… On est ici pleinement dans le rêve fantasmique, mais le film alterne entre une vision purement freudienne du rêve, et une autre plus originale. Un exemple freudien serait la scène de l’espresso, majestueuse.

Angelo Badalamenti (qui compose toutes les musiques des films et séries de Lynch) campe ici un des deux mafiosi qui manipule Adam. On ne sait pas trop pourquoi, mais il est obsédé par la qualité des espresso qu’il boit, et en commande un lors de la réunion qui l’oppose à Adam et son manager. La dégustation dudit café est magistrale : cérémonieuse, presque rituelle, le mafioso pose délicatement la serviette sur sa main, y appose la tasse avant de goûter le café, que l’on espère black as midnight on a moonless night wink wink, et finit par recracher le tout, dégoûté par le breuvage. Son compère commence alors à crier en affichant un air contrarié presque juvénile, la tension monte, un des interlocuteurs des mafiosi commence à trembler incontrôlablement. Toute cette scène baigne dans une inquiétante étrangeté — que Lynch maîtrise comme d’habitude à la perfection — qui rend l’horreur plus vraie que nature. Et l’importance du café vient d’une scène que l’on voit plus tard dans le film. Lors d’une soirée à laquelle Camilla et Diane sont conviées, la scène, avec un rythme formidable qui utilise le même procédé de malaise montre, au moment du café, l’humiliation de Diane. Elle aura fini par associer le goût du café avec son humiliation, et cela se retranscrit dans le rêve. Génie. Humiliation qui, d’ailleurs, donne lieu à une paranoïa de Diane, qui a l’impression que tout le monde est au courant de ladite humiliation, et que tout le monde se joue d’elle. Paranoïa qui donne quoi dans le rêve ? La conspiration, le complot, la mafia italienne. Toujours avec des personnages de la vie réelle de Diane car, c’est connu, dans un rêve, aucun visage n’est inventé.
Les exemples comme ça sont légion, mais rien ne sert d’en faire une liste exhaustive.

Un film engagé ?

Le film regorge de critiques sociétales, je ne m’en étais pas du tout rendu compte lors du premier visionnage. En fait c’est même pas ça, et c’est d’autant plus inquiétant : prenez la scène de l’audition (avec au passage une assistante de star qui est le sosie parfait de Kristen Stewart, elle-même caricature de l’assistante de star 13 ans plus tard dans Sils Maria). Betty débarque, l’autre gros porc commence à la prendre en collé-serré en invoquant l’excuse du non mais t’inquiète c’est pour les besoins du jeu mademoiselle je suis un pro moi je joue la comédie à fond moi allez laisse-toi faire t’inquiète va. Betty, au départ un peu gênée, finit par carrément jouer le jeu et nous offre une audition absolument fantastique. Sauf qu’il m’aura fallu l’affaire Weinstein et tous les scandales qui ont suivi pour regarder cette scène avec un œil averti et me rendre compte de l’obscénité de ce qui se passait. À l’époque ça ne m’avait pas du tout choqué, je n’avais même pas compris qu’elle se faisait forcer la main. Bon je fais peut-être un peu preuve de malhonnêteté intellectuelle, je ne m’en souviens pas vraiment et j’étais plus jeune, mais cet exemple un peu forcé est tout de même ultra représentatif de quelque chose : il faut que quelqu’un annonce qu’un agissement n’est pas correct, pour que l’on se rende compte qu’en effet, il ne l’est pas.

Un autre exemple de critique sociétale est la scène où l’on voit la tante de Betty qui fait porter à son chauffeur de taxi — indien, bien évidemment — son énorme malle à la force de ses bras… Mais la véritable critique du film réside dans la dénonciation, des années en avance, du traitement des acteurs dans le milieu du cinéma, et de la toute-puissance des producteurs — de ce qui ont la tune — qui finissent carrément par reprendre le contrôle artistique des œuvres. On a quand même mis quinze ans avant de commencer à gueuler un bon coup contre ça. Chapeau, David.

Une esthétique trompeuse

La direction artistique du film est grandiose. Je me suis pendant longtemps plaint de cette espèce de grain que l’on retrouve dans beaucoup de films un peu cheap des années 90 et 2000. J’ai enfin mis le doigt dessus : c’est l’éclairage des personnages qui, trop intense, les fait baigner dans un halo blanc carrément maladroit. Mais c’est là où j’ai commencé à — ou plutôt continué de — me rendre compte du génie de Lynch. Toute la partie onirique du film baigne dans une atmosphère de fausseté, et totalement souhaité. Lynch a volontairement créé un film qui est une sorte de parodie pour retranscrire le caractère onirique du film. Mais cette dimension parodique est suffisamment fine pour qu’un spectateur un peu distrait ne se rende pas compte de son caractère volontaire. Je ne parle même pas des sourires Colgate caricaturaux de Betty ou des dialogues parfois cheesy as fuck, mais par exemple de ce détail : au début du film quand Rita se planque sous la table de la cuisine alors que la tante de Betty récupère les clés posées dessus, on est vraiment censé croire qu’elle ne l’a pas cramée ? J’aimerais faire un dessin pour représenter l’absurdité de cette scène — j’ai franchement la flemme. Dans tous les cas, on a ici une situation quand même assez cocasse qui est censée habilement signifier, à travers cette absurdité digne d’un rêve, que l’on est bel et bien finalement dans un rêve.

La scène de l’audition en playback est aussi géniale en termes de DA : ces visages figés tellement américains, ces costumes et ces décors tout droits sortis des relans de l’americana le plus pur, entre les livres de Twain et Steinbeck, les épisodes de Twilight Zone, les tableaux de Rockwell ou des films comme American Graffiti. Les références à Sunset Boulevard sont également en nombre durant le film. Le concept même d’une actrice qui se replie chez elle dans un monde imaginaire rappelle indéniablement le personnage de Norma Desmond. Et pour cause, Sunset Boulevard est un des films préférés de Lynch. Vertigo ressort également lorsque Betty met une perruque à Rita. Mais si dans Vertigo, Scottie cherche à faire ressembler Judy à Madeleine, Betty cherche ici à faire ressembler Rita… à Betty.

Betty cherche ici en fait à tirer un signal d’alarme, à se faire comprendre à elle-même qu’elle est dans un rêve. La scène du diner en est un autre exemple (« I hope that I never see that face, ever, outside of a dream”), ou encore celle où Rita annonce qu’elle espérait que tout soit différent une fois qu’elle aurait dormi. On a ici comme un processus naturel, voisin de celui qui, pour vous empêcher de faire des gestes trop brutaux en dormant, vous interdit de décocher un coup de poing dans un rêve (on connaît tous la frustration de se transformer en T-Rex aux bras atrophiés au moment de coller une mandale à quelqu’un dans un rêve). Un creepypasta datant de quelques années, assez glaçant, illustre bien ce phénomène.

Lynch joue aussi habilement avec les apparences : la couleur bleue est omniprésente dans le film. Mais l’utiliser pour exprimer la dimension onirique de l’œuvre serait presque trop simple. Non, le bleu de Mulholland Drive, c’est celui de la clé que le tueur dépose chez Diane pour lui confirmer qu’il a bien éliminé Camilla, c’est celui de la boîte dans le tiroir qui contient le pistolet utilisé par Diane pour s’ôter la vie. Le bleu de Mulholland Drive, c’est la mort. Lynch joue ici avec la signification des couleurs, utilisée sans cesse au cinéma, et le transforme à sa guise. Il dépasse ainsi le bleu rêveur de Eyes Wide Shut, les couleurs néons chez Refn, ou encore le contraste variant dans A Single Man de Ford.
Un autre exemple est la scène où Rita, sortant à peine de l’accident, traverse la rue et est éblouie par les phares d’une voiture qui arrive. Dans every film ever, ce plan signifie un accident immédiat. Mais non, le phare se décale et la voiture dépasse calmement Rita. Dès le départ du film, on ne fait plus confiance à ce que l’on voit. Et pour cause, mais on ne s’en rendra compte que bien plus tard.

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Sous le drame, une comédie

Dernier point, et c’est un point qui m’a réellement surpris des années plus tard, peut-être parce que je l’ai cette fois vu au cinéma, et que les ricanements contenus du type derrière moi m’offraient une perspective nouvelle sur l’humour dans le film : ce film est super drôle. Que ce soit la scène où le tueur à gage finit par tuer non seulement sa cible mais deux autres personnes, et arrive à déclencher l’alarme incendie de l’immeuble — scène tout droit sortie d’un film des frères Coen — ou encore les péripéties d’Adam qui passe probablement la pire journée de sa vie, tout le film baigne dans une ambiance un peu bras cassé, dont l’acmé chez Lynch a été atteint dans Twin Peaks, rien de bien surprenant donc. Mais j’ai été tellement happé, dans le passé, par la profondeur, l’intelligence et l’ambiance du film que j’en ai occulté tout l’humour. Dommage.

En revoyant ce film au cinéma des années après, il m’est apparu limpide. Aucune difficulté à démêler les éléments de l’histoire. Après, en toute honnêteté, j’ai passé des heures et des heures, lorsque j’ai regardé pour la première fois ce film, à visionner et lire avec passion des analyses de ce film. Pareil avec Twin Peaks. David Lynch m’a en fait offert une introduction à un des sujets les plus passionnants que je connaisse, et m’en a légué une véritable obsession : l’ésotérisme. Mais malgré cela, je me suis quand même rendu compte que le scénario du film n’était, en soit, pas si compliqué que ça. Après, il n’est certainement pas fait pour tout le monde. J’ai réussi, après les avoir tannés des semaines durant, à planter mes parents devant. Ils ont tenu 25 minutes. Inland Empire, le dernier film de Lynch, est une œuvre fondamentalement complexe. Mais Mulholland Drive n’en est pas une. En connaissant les gros traits de l’histoire, on revoit le film, et comme après avoir compris une publicité bien trouvée, on se dit « Ah oui. Bah oui. » Et c’est peut-être là son génie finalement, sa pureté.

Peut-être, après tout, que le génie réside dans la simplicité.

Paul Escudier