Lost in translation: César d’honneur ?

C’est sur toutes les bouches : Scarlett Johnson s’est installée à Paris. 
L’occasion pour l’Académie de lui remettre un César pour sa carrière.
L’occasion pour nous de revenir sur le film qui l’a fait connaitre du grand public.

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Premier long-métrage de la fille Coppola, Lost in Translation met en scène deux êtres inadaptés, échouant dans une société dont les codes leur sont inconnus. La mise en scène de Sofia Coppola se construit tout au long du film autour de la perte de ces deux personnages qui se trouvent constamment confrontés à leur propre image, alors même qu’ils se débattent tant et plus dans une vaine recherche d’identité. Ainsi, dès la scène d’ouverture Bob Harris (Bill Muray), star américaine sur le déclin, peine à se reconnaître quand il se voit sur une gigantesque affiche faisant la promotion d’un whisky nippon. Son image est bien là, mais le texte en japonais ne lui permet pas de cerner précisément qui il est aux yeux d’une société parfaitement étrangère. L’altérité de sa personne est aussi ostentatoire qu’elle est incompréhensible, même en se frottant les yeux comme pour se réveiller et mettre fin à une hallucination.

Loin des affres de la célébrité, Charlotte (Scarlett Johanson), jeune américaine tout juste fiancée a un photographe, est également confrontée à son image mais de façon plus insidieuse, soit par le biais de réflexions : sur les fenêtres de l’hôtel ; sur les vitres d’un taxi ou d’un train ; ou encore par l’intermédiaire du miroir de sa chambre d’hôtel. Sa confusion se traduit par de longs silences, de l’inertie, et une forme de résignation. Son remède ? Un sommeil chronophage qui tend à imprégner son visage. Bob Harris lui utilise souvent sarcasme et ironie pour affronter sa crise de la quarantaine («I was thinking about buying a Porsha “), mais aussi pour comprendre cette culture qui le dépasse. Le comportement de ces deux personnages se caractérise donc par une opposition nette: la mine triste et lasse de Bill Murray évoque instantanément mélancolie et lassitude, mais ses prises de parole en revanche sont généralement teintées d’un humour sarcastique. A l’inverse, le regard candide de Charlotte donne l’illusion d’un optimisme plus présent et son mal-être est intériorisé.

La perte de ces deux personnages est d’abord physique : Bob Harris et Charlotte évoluent en solitaire dans les couloirs labyrinthiques de l’hôtel, et se retrouvent souvent seuls dans le cadre, qui tantôt les isole du reste du monde, tantôt les entraîne vers l’extérieur. Mais que ce soit dans ses temps libres (boire, nager, jouer au golf), ou lorsqu’il doit travailler, Bob est seul. Pour Charlotte, un plan presque systématique illustre cette solitude passive : il se compose de la jeune femme dans sa chambre d’hôtel, le regard tourné vers la capitale japonaise qu’elle contemple sans passion à travers une large baie vitrée. La composition du plan semble opposer sa solitude à l’immensité de la capitale qui envahit l’arrière-plan. Progressivement, la confusion spatiale du couple devient nôtre lorsque l’on réalise que, à l’exception de quelques plans, on serait bien incapables de déterminer de quelle ville d’Asie il s’agit. Ainsi, la perte des repères se propage lentement pour finalement traverser l’écran.
Evidement cette perte n’est pas strictement physique, mais aussi existentielle, tant les deux protagonistes semblent ne pas savoir quelle(s) direction(s) emprunter. Ils sont conjointement parvenus au terme d’un cycle : la fin d’une carrière et d’un mariage pour Bob, tandis que Charlotte entre dans une nouvelle période de son existence faite de prises de décisions telles que son mariage et sa carrière. Un accessoire récurrent dans le film illustre assez naïvement cette quête de sens : un CD que Charlotte écoute à plusieurs reprises et intitulé « A Saoul’s Seach », objet dont elle niera la possession face à un Bill Muray dubitatif et moqueur. Enfin, cette solitude est appuyée par l’incapacité de ces deux étrangers à s’adapter à a un environnement dont le fonctionnalisme est déficient. Que ce soit dans un ascenseur ou dans la douche, Bob Harris est trop grand pour se sentir comme chez lui.

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La première scène de rencontre entre Bob et Charlotte semble les lier instantanément. La caméra est fixe, et la séquences se composent de seulement trois plans qui réunissent à chaque fois les deux protagonistes. Ils viennent de se rencontrer mais Sophia Coppola va transformer un aspect de cette rencontre en une caractéristique de leur couple : la retenue. Sur le plan principal, Bob et Charlotte, face caméra, se tiennent aux extrêmes opposés du cadre, formant ainsi une distance physique reflétant la distance émotionnelle qui les sépare encore. Ils sont tous deux vêtus de noir, et seul leur visage éclairé par le bar se démarque de l’arrière-plan qui baigne dans l’obscurité. Ils sont exceptionnellement calmes, à l’image de leur conversation, qui se trouve régulièrement ponctuée de silences et d’hésitations que l’atmosphère feutrée du bar ne parvient pas à combler. L’organisation du cadre, particulièrement géométrique contraste avec le fond, ponctué par un nuage anarchique de lumières chaudes et clignotantes, rappelant au spectateur l’agression que représente le monde extérieur. Encore une fois, on remarque l’opposition entre le premier plan dans lequel évoluent les deux personnages, qui est un espace choisi, et l’arrière-plan, qui s’impose de lui-même à leur vue via l’omniprésence de large baies vitrées. Le verre, en dehors de celui que tient régulièrement Bob, préserve de l’hypertrophie urbaine, faisant de cet hôtel de luxe un bunker aseptisé, ou une cage dorée, c’est selon. Enfin, la symétrie du premier plan est frappante tant elle évoque une vaine tentative de contrôle. De part et d’autre du comptoir, les même accessoires : deux verres, deux dessous de verres, et seul la cigarette nonchalante de Charlotte contredit cet ordre parfait. Cette construction de plan est assez rare puisque Sophia Coppola joue majoritairement sur l’asymétrie pour suggérer l’inconfort de ses personnages, comme c’est le cas lorsque Bill Muray se retrouve seul dans sa chambre en chaussettes et robe de chambre, légèrement décentré. La suite de la scène consiste en un champ / contre-champ qui a la particularité de toujours conserver exclusivement Bob et Charlotte dans le cadre, si bien qu’on a progressivement la sensation qu’ils sont seuls. Ce systématisme est rompu avec un dernier plan large, qui en intégrant les autres clients de l’hôtel, semble marquer un retour à la réalité. Le paradoxe est là : c’est probablement lorsqu’ils sont les plus entourés que Bob et Charlotte se sentent les plus isolés (dans cette perspective, la scène du centre commercial est probante). Ce plan final est intéressant puisque les conventions veulent qu’on introduise une scène par un plan de situation afin de placer les personnages dans l’espace, dans un souci de réalisme et de cohérence. Ce dernier plan large, réplique presque exacte du plan d’ouverture, n’est donc pas nécessaire à la compréhension de la scène, mais trouve sa légitimité en tant que parenthèse fermante.

 

 

Un aspect de la mise en scène particulièrement intéressant dans Lost in Translation, c’est le jeu, car contrairement à de nombreux longs métrages dont l’intérêt principal repose sur l’intrigue, Lost in Translation apparait beaucoup moins guidé par la narration. Cet apathie du spectaculaire autorise la création d’une atmosphère, et le déploiement d’une sensibilité dont les acteurs sont les principaux vecteurs. De nombreuses séquences trouve en sens non pas grâce à ce que les comédiens disent (on assiste souvent à des dialogues plutôt prosaïques), mais grâce à l’intention qui y est liée. D’où l’importance toute particulière des sourires, des intonations, et des regards, qui prendront progressivement le dessus pour aboutir à un mutisme frustrant. Pour finir, et parce que quelques mots restent parfois efficaces, autant partager cette remarque de Jean Renoir : « L’art du cinéma consiste à s’approcher de la vérité des hommes, et non pas à raconter des histoires de plus en plus surprenantes. ».

Pierre-Louis Lagnau, du Ciné-Club de Sciences Po.

 

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