L’ange : et si vous tombiez sous le charme d’un criminel ?

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Ce dernier film de Luis Ortega est inspiré de la vie de Carlos Robledo Puch, un des plus grands tueurs en série argentin que l’histoire ait connu. A 20 ans le jeune homme avait déjà tué plus de onze personnes et était connu sous le surnom « d’ange de la mort. »  Primé à la section « Un certain regard » au festival de Cannes en 2018, le long métrage nous retourne le cerveau en nous entraînant dans l’Argentine frénétique et brutale des années 70.

Première scène. Démarche nonchalante, clope au bec, soleil dans la gueule et pantalon pattes d’eph ; Carlito, 17ans, escalade un portail pour entrer en effraction dans une villa. Après un verre de whisky et quelques bricoles empochées, il démarre un vinyle de Joven guardia. S’en suit un enchaînement qui donne soif de liberté et de pas effrénés sur la piste de danse. Carlito se trémousse, habité par une énergie languissante. Il étend ses bras, les mains repliées vers le bas, comme pour se dessiner des ailes. Il regarde droit devant la caméra comme s’il voulait pénétrer à l’intérieur de nos pensées, ce qui donne une première sensation de malaise.
L’ange obscur, l’enfant tueur, le gosse macabre, la gueule d’amour au goût de mort… Magnétisme puissant et charme fou d’un jeune homme magnifique aux pratiques déviantes. Qui pourrait deviner tant de saccage et de dégâts derrières ses petites boucles d’or si soigneusement coiffées ?

Un petit prince meurtrier

Avec nonchalance et tendresse, Carlito commence par piller. Il se fait femme fatale ou promeneur distrait et vole de ses doigts habiles, avec un sang-froid remarquable. Puis, il rencontre Ramon et sa famille de bandits, qui lui apprennent à manier l’arme et l’introduisent à des cambriolages plus sérieux. Quelques victimes meurent mais on a l’impression qu’elles dorment, Carlito semble surpris lui-même de leur position inerte après les avoir tuées sans ciller. C’est à pas feutrés qu’il poursuit son chemin, comme dans un rêve. La lumière est omniprésente, douce ou acidulée, elle nous installe au cœur des songes et de l’enfance.
Le petit monstre parvient à captiver, jusqu’au bout, entre les flammes et le sang, par son aura noire. Pour l’ado, il n’est pas question de bien ou de mal. Tout se base sur la liberté et le désir irrésistible de consommer le moment présent. Carlito est seul au monde, déconnecté de la réalité comme dans un jeu vidéo. Il se considère comme un envoyé de Dieu et provoque le sort afin de savoir si le monde est réel.

Il vit dans des pensées parallèles, dans des fredonnements d’airs lointains qui ne nous parviennent pas et dans des projections de l’imaginaire dont lui seul a la clé. Miroirs incessants mais pas de remise en question, une simple contemplation, tendre et figée. Des plans courts sur la bouche, les yeux, les rares tressaillements. La honte des parents mêlée à une tendresse ambiguë, réglée par le silence afin d’éviter les affrontements et les déceptions. Il sait qu’il peut revenir à tout moment, mettre les pieds sous la table, pour se faire servir une assiette d’escalope panée et de purée, et que sa mère aura toujours le même regard attendri face à sa gloutonnerie.

Les Bonnie & Clyde d’Argentine

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Il y a aussi le désir flottant, irrépressible et irrévélable à la fois, pour son équipier, Ramon. Carlito est le premier admirateur de son partenaire, il est plein de désir et de fascination pour lui. Pourtant, le fait qu’il ne puisse pas lui appartenir tout entier le met hors de lui. Le couple d’acolytes oscille sans cesse entre envoûtement et violence. La tension est omniprésente, rien n’est révélé ou énoncé, mais les corps s’attirent et les regards remplacent le silence. On comprend d’abord, par la moue boudeuse que le jeune homme affiche à plusieurs reprises, que l’indépendance de son coéquipier le chagrine. Lors d’une scène de cambriolage dans une bijouterie, Carlito prend le temps d’essayer des boucles d’oreilles, ce qui lui vaut un compliment qui restera gravé dans sa mémoire : « Tu ressembles à Marilyn Monroe ». Les deux hommes posent ensuite devant un miroir avec leurs armes et leurs cols retroussés, ils imitent le célèbre couple de criminels Américains, Bonnie&Clyde.

Cette scène peut faire écho à la théorie d’Anne Beyaert-Geslin selon laquelle la photographie de presse reprend toujours les même motifs basés sur l’histoire des portraits et de la peinture. Ici, les deux sujets miment et rappellent des personnalités majeures de l’histoire ce qui permet à l’action d’être plus lisible et d’être classée au même niveau que d’autres événements passés dont l’ampleur a été grande. Cette élégance androgyne aux traits d’ange intrigue Ramon, plus âgé et plus expérimenté. La séduction oscille entre dispute, incompréhension et moments de tendresse, où la limite n’est jamais dépassée. Cela crée des scènes figées dans le temps, dont la chute est souvent absurde ou surprenante.

Une inquiétante ambiguïté

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Ce qui est étrange c’est que Carlito ne nous répugne pas, ne nous fait pas honte ou pitié, au contraire : on s’attache à lui et il nous impressionne. Pourtant, ce gamin aux manières d’enfant, au corps encore un peu potelé et au regard innocent dort avec un flingue et n’hésite pas à appuyer sur la détente de manière complètement impulsive. Il est le centre de presque tous les déplacements, c’est comme si on le suivait sans cesse sans pouvoir autant rentrer dans sa tête. En plus de cet accompagnement visuel constant, la bande originale mélangeant des classiques rock des années 70 argentin et du Moondog épouse ses faits et gestes, illustrant ainsi la richesse de sa folie.

Luis Ortega parvient parfaitement à exprimer le désarroi de l’Argentine des années 1970, pour qui crime rime avec laideur, face à ce jeune tueur aux traits divins. Cette époque voit également la dictature s’installer dans le pays dans un climat de violence et d’instabilité. Les forces armées prennent le pouvoir du pays au nom de la «doctrine de sécurité nationale», afin de détruire le multipartisme menaçant, selon la puissance militaire, le pays de sombrer dans la décadence. La pression est exprimée notamment par les nombreux contrôles policiers présentés sur les routes que sillonnent les deux acolytes, ce qui les mènera notamment à un entretien avec les forces policières afin de vérifier s’ils ne sont pas les complices d’un parti révolutionnaire.

Dans une des dernières parties du film on retrouve Carlito en fuite dans un train roulant au rythme d’une mélodie jouée à l’accordéon, on voit couler ses larmes et le meurtrier redevient enfant le temps d’une traversée. En tant que spectatrice je suis ressortie avec une sensation de fascination envers cette personnalité subtile et libérée qui avait été brossée pendant tout le film. Quelque temps après, la sensation d’un léger malaise a commencé à prendre le dessus, était-ce normal de ressentir un pareil enthousiasme face à la figure d’un tel criminel ? J’ai alors recherché des informations sur la vie de l’homme en question et mon admiration inquiétante et ambiguë se sont dissipées. Luis Ortega traite parfaitement de cette tension entre fascination et horreur, nous positionnant dans l’état de choc ressenti par la population à cette époque et nous ouvre la voie à une potentielle remise en question de nos préceptes moraux.

Saurez-vous faire la différence ?

Meltem PICHONNAT

Photos : https://www.nziff.co.nz/2018/dunedin/el-angel/

Sources :

Anne Beyaert-Geslin, « L’image ressassée : photo de presse et photo d’art », dans
Communication et langages  n° 147, mars 2006 pp. 119-135

https://www.telerama.fr/festival-de-cannes/2018/cannes-2018-lange,-de-luis-ortega,-un-thriller-a-la-douceur-diabolique,n5646056.php?fbclid=IwAR2oD6f8IRkSWwrWNrOMLKl7dhbgslqCiOod4cyeJV9ihbelsCYF_LQOvL0

http://www.bande-a-part.fr/cinema/critique/magazine-de-cinema-l-ange-luis-ortega/?fbclid=IwAR1aZ-V1K8Xii0F_8Zx5hjiOLb94gHnQUAgdSzsWIavF2D_egneucrDkUsg

https://fr.wikipedia.org/wiki/Dictature_militaire_en_Argentine_%281976-1983%29

https://www.voyage-argentine.com/histoire-argentine/dictature.php

https://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2006_num_147_1_4584