Gloomy Eyes : une expérience VR attractive et poétique

Gloomy Eyes

Jusqu’au 11 janvier 2020 a lieu à la Galerie Cinéma Anne-Dominique Toussaint une expérience en réalité virtuelle originale, immersive et poétique. Davantage connue et démocratisée dans le domaine des jeux vidéos, de plus en plus de films d’animations choisissent ce format pour conter leurs histoires et ancrer l’imaginaire dans un univers aux dimensions réalistes et spectaculaires. Cette fois-ci, la galerie propose aux spectateurs de s’immerger dans le court-métrage d’animation « Gloomy Eyes », réalisé par Jorge Tereso et Fernando Maldonado. Il s’agit d’une histoire d’amour entre deux êtres radicalement opposés par leur nature : Gloomy, un enfant mi-humain, mi-zombie et Nena, une jeune sorcière humaine. Ou un Roméo et une Juliette d’une dystopie féérique, deux personnages qui partagent un lien sacré au coeur d’un univers occupé par une nuit et des ténèbres éternels. Comme deux lumières au coeur de toute cette noirceur, leur innocence les éclaire et les protège. Mais, l’oncle de Nena, un prêtre sorcier responsable de cette nuit sans fin à la suite d’expériences mystiques et mystérieuses, est prêt à tout pour tuer les zombies qui survivent, dont Gloomy, isolé au coeur d’une immense forêt. 

Retour au cinéma attraction ? 

Jorge Teresa, le co-réalisateur de Gloomy eyes parle d’une « histoire racontée à travers un nouveau médium ». Un nouveau médium, qui semble répondre au mythe d’un cinéma total, soit un cinéma qui parviendrait à aboutir à une attraction absolue dans lequel le spectateur serait totalement plongé : une expérience qui se vivrait au travers de l’ensemble des sens. Parce que le cinéma, aujourd’hui, revient de plus en plus à son essence même : à l’attraction. Les origines mêmes du cinéma relèvent de l’attraction, comme le théorise Tom Gunning et André Gaudreaut dans leur ouvrage fondateur Le cinéma des premiers temps : un défi à l’histoire du cinéma. Il s’agit d’un cinéma qui exhibe, qui « présente des vues au public ». Sa vocation est de fait en premier lieu de travailler le regard et la dimension spectaculaire de l’image. Ainsi, Méliès dans ses séries d’exhibitions magiques valorisait non la trame narrative, mais l’attraction, le spectaculaire et la surprise. Le scénario était un prétexte pour exhiber l’attraction au spectateur. Ce cinéma là était par ailleurs lié à l’image, au truc visuel : Méliès peignait ses décors et colorisait ses films dans son atelier de Montreuil. Ce cinéma d’attraction fut dominant jusque dans les années 1906 et 1907, avant de devenir une élément souterrain et secondaire face à une place de plus en plus dominante de la narration et du scénario dans le processus créatif cinématographique. Dès le commencement, le septième art cherchait donc à provoquer des émotions fortes au spectateur, à l’immerger entièrement dans l’attraction. En Amérique avait lieu des Hale’s Tour. Il s’agissait de films séquences diffusés à bord de véhicules en mouvement comme des trains. La salle en elle-même était un compartiment du train.

Hale’s Tour

Le cinéma s’est toujours vécu comme une attraction, et il semble que Gloomy Eyes cherche à rendre hommage aux origines du cinéma même : un cinéma marqué par l’image animée, l’immersion des sens, l’interaction avec l’histoire, puisque le spectateur doit se déplacer physiquement dans l’espace et suivre du regard l’histoire et les personnages. Tout son corps est dès lors sollicité : il est littéralement immergé dans le film, il contrôle ce qu’il voit, les détails sur lesquels il choisit de se concentrer, il peut s’approcher ou s’éloigner et ainsi donner vie à différents éléments et détails de l’histoire dissimulés dans cet univers soigneusement construit. Il vit une véritable expérience immmersive qui renvoie à la découverte d’un autre espace-temps : le sujet ne se rend plus compte de son état physique, il est littéralement englouti et happé dans l’image et dans l’attraction. De plus, durant l’une des séquences de Glommy Eyes, les deux enfants se rejoignent dans un parc d’attraction, qui peut être une référence directe au cinéma des premiers temps vécu comme une attraction. Les deux enfants s’abandonnent au vertige d’un grand 8 dans le noir le plus total, tout comme le spectateur s’abandonne à l’attraction de cette expérience virtuelle. Dans La machine à voir, Viva Paci parle par ailleurs d’éclat, d’étincelle vitale et d’euphorie pour désigner le cinéma attraction : il s’agit d’un véritable feu d’artifice, similaire à l’explosion magique et spectaculaire du soleil dans Gloomy Eyes.

Une vocation révolutionnaire de l’attraction ? 

Un tel cinéma peut également avoir une vocation révolutionnaire, qui peut viser à vouloir changer les mentalités ou exposer les formes de dominations sociales et politiques. Derrière une histoire d’amour magique, enfantine et attractive, peut ainsi se dissimuler une vocation plus politique et engagée. Einsenstein, dans Le montage des attractions, valorise cette forme non-bourgeoise du théâtre et du cinéma qui cherche à secouer le peuple pour le sortir d’une forme de domination sociale et politique. Il cherche, par le biais d’une action sensorielle ou psychologique, à secouer le peuple pour l’éveiller, lui ouvrir les yeux sur la réalité. Gloomy Eyes, version modernisé de Roméo et Juliette montre également le rejet et le meurtre de personnes différentes, à l’écart de la société, hors des normes : qu’il s’agisse de Gloomy ou des zombies, ils sont tués par l’oncle de Nena et les humains à cause de ce qu’ils incarnent. Le zombie est par ailleurs une figure importante dans l’histoire du cinéma, qui peut incarner l’autre, celui qui est rejeté de la société, les minorités sociales qui pendant longtemps dans l’histoire du cinéma étaient présentés comme une menace et se trouvaient hors champ. Dans La nuit des morts vivants, le cinéaste Romero traite de cette façon la figure du zombie qui représente l’altérité qui vient vous dévorer. Il peut s’agir de fait des noirs américains, dont la figure du zombie peut-être l’emblème cinématographique dans le contexte des films de Romero et de la lutte pour les droits civiques lors du mouvement afro-africain. Dans Gloomy Eyes, il semble que la figure du zombie soit la même. Lorsque l’oncle et ses sbires sont présentés, ils ont des allures marqués de Ku Klux Klan : masques et capuches blanches dissimulent leurs visages, tandis que les torches éclairent d’une lueur sombre et menaçante l’obscurité de cet univers éternellement noir. Gloomy Eyes semble donc profondément engagé dans certaines thématiques à déceler : il prône l’humanité, la lumière et le renouveau qui se dégage de l’innocence de deux enfants, qui sont les seuls capable d’éveiller le soleil, ce soleil qui « devint fatigué de l’idiotie des humaines, et décida de se cacher et de ne jamais se lever une nouvelle fois »

Gloomy : la figure de l’altérité

Une immersion poétique

S’il s’agit d’un cinéma qui rend hommage à l’attraction au travers de son médium et de son scénario, l’attraction n’est pas au premier plan. Elle ne fait pas concurrence à l’histoire, qui reste au coeur de l’expérience et fait la beauté de Gloomy Eyes. Un narrateur omniscient raconte ce conte de fée des temps modernes : la poétique de la narration est mise en valeur. Fernando Maldonado, le co-réalisateur déclare chercher à « adoucir la froideur et la dureté de la technologie avec de la douceur, en partageant quelque chose qui est sensible émotionnellement ». Il s’agit de la douceur d’une histoire d’amour entre deux enfants, la douceur d’un monde féérique et poétique à travers leurs regards, la douceur du soleil personnifiée qui incarne un personnage à part entière. Tout cet univers poétique, le spectateur peut le toucher du regard, y voyager, investir l’espace intime des personnages comme il l’entend, tourner et découvrir ces différents lieux qui regorgent de détails et de vie. Il suit l’intrigue du regard et la fait vivre : sans son regard, elle n’existe pas, elle est perdue dans les ténèbres qui menacent tout le film, qui menacent le soleil, la vie, l’espoir et l’innocence. La poésie de ce monde repose en ces deux enfants et repose également sur le spectateur. Si le titre du film évoque “des yeux sombres”, les yeux de Gloomy sont pourtant emplis de lumière : il porte en lui la lumière du soleil. Au-delà de l’attraction du médium, le plus important dans Gloomy Eyes reste ainsi la poésie de l’histoire et son engagement émotionnel. 

Lucile Castanier

Sources :

https://www.liberation.fr/evenement/2005/08/10/l-amerique-remplit-le-vide-laisse-par-le-11-septembre_528932

https://www.critikat.com/panorama/analyse/la-saga-des-morts-vivants-de-george-a/

https://www.arte.tv/sites/webproductions/gloomy-eyes/

https://www.unifrance.org/film/47098/gloomy-eyes