Certaines femmes, film singulier pluriel

Certaines femmes est un film étrange. Opaque. Taiseux. Mais c’est aussi un petit bijou de poésie dissimulé derrière un écrin de banalité.

Absence de destinée

Comme son titre l’indique, Certaines femmes parlent… de femmes. De leur vie, de leurs espoirs, de leurs échecs. C’est tout. Mais c’est déjà beaucoup.

On suit donc les histoires successives de quatre femmes d’âges, de statuts sociaaux, de professions et d’ethnies différentes. Quatre femmes, trois récits, et à peine un filet de brume pour nouer ce triptyque contemplatif.

Laura est une avocate d’âge mûre coincée avec un client victime mais auteur de sa propre déchéance. Gina est une mère entrepreneuse dépressive prête à tout pour obtenir la maison de ses rêves, même à balayer d’un revers de billets le passé d’un vieil homme brisé. Jamie est une Amérindienne solitaire travaillant dans un ranch. Elle rencontre par hasard Beth, une jeune avocate donnant des cours du soir à quatre heures de chez elle pour payer ses études.

Certaines femmes n’est pas vraiment un film choral. Hormis Jamie et Beth, les personnes ne se croisent presque jamais, ne vivent pas la même histoire, n’ont pas les mêmes préoccupations. Choix surprenant, mais qui sert à merveille le propos du film : abandonner la recherche de sens pour trouver l’authenticité ; faire, avec sensibilité et humilité, le portrait de certaines femmes à un moment t de leur vie ; une photographie en mouvement.

La solitude en filigrane

Disons-le tout de suite : tous les personnages ne sont pas sympathiques. Égoïstes, désabusées, lâches, elles semblent sans cesse nous renvoyer à nos bassesses, nos failles mesquines et ordinaires, nos hésitations – bref, à notre humanité.

Cela ne veut pas dire que le film est un portrait désenchanté d’un genre désabusé. Au contraire. La beauté est là, partout, dans la lumière, dans les paysages enneigés du Montana, dans les sourires pâles de ces femmes hautes en couleur.

Je mentirais si je disais que tous les personnages m’ont touchée de la même manière. Laura, l’avocate, m’a globalement laissée indifférente. C’est plutôt son histoire et les questions qu’elles soulèvent qui sont intéressantes – le sexisme ordinaire, la morale, l’absurdité à laquelle conduit le désespoir. Le personnage de Gina (Michelle Williams), bien que globalement antipathique, m’a déjà plus touchée. Elle essaye, à tout prix, de donner corps à son rêve insignifiant – une maison dans les bois – au risque de tout détruire – la vie des autres, de sa famille, et la sienne. La relation qu’elle entretient avec son mari et sa fille est crépitante de vérité, mêlant habilement non-dits, rancœurs refoulées et amour malmené. Mais le chapitre qui m’a le plus plu est de loin celui de Jamie et Beth. Déjà parce que je savais que c’était celui où apparaissait Kristen Stewart, et que j’adore Kristen Stewart. Sauf que ce n’est pas elle qui m’a le plus bouleversée. Son personnage est principalement vu à travers les yeux de Jamie, jeune femme perdue incarnée magistralement par Lily Gladstone. Tour à tour maladroite, timide, assurée ou passionnée (ou tout ça à la fois), elle campe avec brio cette jeune femme sans avenir tombant amoureuse de son parfait opposé – la bourgeoise blanche svelte ayant fait des études supérieures. Le duo que forment les deux personnages, entre amour rêvé et subtile cruauté, illumine superbement le film de sa lumière vacillante.

Jamie et Beth (Kristen Stewart) à un cours sur le droit des enseignants

Un film engagé

Si une chose relie les quatre personnages, c’est avant tout la solitude. Subie ou sublimée, elle est partout, dans la famille, au travail, chevillée au cœur de ces personnages titubants, dans les silences, les paysages, les espaces vides, les routes interminables qui ne mènent nulle part. C’est triste et poignant, sans jamais être larmoyant.

Mais Certaines femmes est aussi un film engagé. Subtilement engagé. Sur le sexisme latent auquel sont confrontées les femmes travailleuses – Laura, envoyée raisonner son client dans une prise d’otage parce qu’elle est une femme qui, pense-t-on, pourra le séduire et le troubler, ou qu’on ne croit pas lorsqu’elle explique la loi –, mais surtout sur la question des Amérindiens. Tout d’abord, quel autre film peut se targuer d’avoir pour personnage principal une femme amérindienne gay ? Mais au-delà de ça, il y a aussi la discrète dénonciation de l’absence de perspective de ce peuple méthodiquement ignoré, ou l’abaissement constant de leur culture. Une séquence du film montre quelques Natives dansant et chantant en costumes traditionnels dans un centre commercial, entourés d’une foule clairsemée de badauds amusés. Ils sont des animaux de zoo, des objets de curiosité à peine dignes d’être regardés. Et à une époque où les sites amérindiens sacrés sont bafoués sous le regard bienveillant du Président Trump, où les femmes voient leurs droits constamment menacés, Certaines Femmes trouve un écho tristement nouveau.

Margaux Salliot