Bernard Benoliel, directeur de l’action culturelle et éducative à La Cinémathèque française

© Raphaël Schneider

Cinépsis a interviewé Bernard Benoliel, directeur de l’action culturelle et éducative à la Cinémathèque française, pour vous faire découvrir le parcours d’un homme et le fonctionnement d’une grande institution culturelle dédiée au cinéma. Il nous parle ici de son métier, de sa passion, de la Cinémathèque, au passé et au présent, ainsi que de nombreux cinéastes, de Wes Anderson à Mathieu Amalric.

Racontez-moi un peu votre parcours. Comment êtes-vous devenu directeur de l’action culturelle à la Cinémathèque ?

Avec le recul, je dirais que c’est un mélange de hasard et de détermination. Je n’ai pas fait d’études qui mènent au cinéma mais j’ai eu très vite un intérêt pour les films sans avoir jamais en tête d’en faire à force d’en voir. Je me suis toujours senti comme un spectateur actif, mais sans volonté de réalisation. Mon cursus ne menait donc pas au cinéma mais l’envie d’avoir un rapport avec le cinéma, sans pouvoir nommer ce rapport, ne m’a jamais quitté.

Après le Bac j’ai fait une hypokhâgne, une licence d’histoire et j’ai passé le concours d’entrée à Sciences-Po. Après Sciences-Po, sachant uniquement ce que je ne voulais pas faire, j’ai envoyé des candidatures spontanées à des revues de cinéma qui m’intéressaient. La seule qui m’ait répondu, c’est une revue aujourd’hui disparue, La Revue du cinéma, pour un stage non rémunéré où il s’agissait de classer les photos de la photothèque. Au grand désespoir de mon père, j’ai accepté ! Au fil du stage, j’ai sympathisé avec certains rédacteurs qui m’emmenaient à des projections de presse et j’ai commencé à faire comme eux, dans mon coin, c’est-à-dire à écrire de petites critiques de films, ce qu’on appelait des notules. Une fois que j’ai eu quelques textes en main un peu « présentables », je leur ai montrés, et de fil en aiguille le rédacteur en chef, Jacques Zimmer, m’a laissé une chance, et c’est comme cela que j’ai commencé à écrire. Puis, je suis entré au comité de rédaction et là j’ai fait la connaissance entre autres de Jean-François Rauger, actuellement directeur de la programmation à la Cinémathèque. À l’époque, il venait d’entrer à la Cinémathèque et devait réorganiser un service, un poste se libérait, il me l’a proposé. Je me suis d’abord évanoui.., puis j’ai dit oui. Car dans mon rapport adolescent au cinéma, il y avait deux étoiles dans le ciel de mon rêve : les Cahiers du cinéma et la Cinémathèque. La Cinémathèque me paraissait un lieu idéal, inaccessible, réservé, surtout c’était là où j’imaginais qu’on pouvait enfin accéder aux images désirées parce qu’elles s’y trouvaient. Cela paraît sans doute difficile à comprendre aujourd’hui, mais au début des années 1980 voir le film qu’on désirait voir n’allait pas de soi, on n’avait pas la même accessibilité aux images et aux films, surtout en province où je vivais. On voyait certains films seulement à travers des images dans les revues, bien sûr il y avait les ciné-clubs, les cassettes et le magnétoscope commençaient à apparaître. Mais tous les films n’étaient pas disponibles, loin de là, et certains restaient mystérieux. La Cinémathèque était pour moi ce lieu où se trouvaient les films qui n’étaient nulle part ailleurs. J’ai donc passé, au début des années 1990, un entretien avec Dominique Païni, alors tout nouveau directeur de la Cinémathèque à l’époque, et qui avait en tête un projet de rénovation intellectuelle après des années compliquées pour l’institution.

J’ai commencé à travailler au fort de Saint-Cyr où étaient stockées les collections films de la Cinémathèque. En 1992 on ne parlait pas encore de numérique, ces collections films faisaient alors l’objet d’un plan national de sauvegarde, dit « plan nitrate », qui consistait pour nous à identifier, cataloguer les films « flamme » ou « nitrate » pour qu’il soit décidé de leur report sur une pellicule de sécurité, plus pérenne. Pendant quatre ans j’ai donc travaillé en équipe à inventorier les collections de la Cinémathèque en les passant sur une table de montage. Cela a été une période cruciale, un inventaire à la Prévert qui se répétait chaque jour, l’histoire du cinéma dans le désordre chronologique et sous toutes ses formes. Inoubliable.

Quelques années plus tard, je me suis occupé de « diffusion culturelle », un service et une fonction qui servaient de porte d’entrée dans les collections de la Cinémathèque pour d’autres cinémathèques, archives et festivals à la recherche de supports pour leur propre programmation. Comment aider à ce qu’une programmation existe (on ne programme pas des titres mais des copies, et aujourd’hui des copies et autres supports…), comment proposer aussi des programmations « hors les murs » de la Cinémathèque. Enfin, quand la Cinémathèque a déménagé à Bercy, début 2005, Serge Toubiana, alors directeur de la Cinémathèque, a eu l’idée de créer ce qu’on appelle aujourd’hui l’action culturelle et éducative.

En quoi consiste votre métier ?

Les grandes missions de la Cinémathèque sont essentiellement de conserver tout le cinéma, aussi bien les scénarios, affiches, photos, costumes, décors que les films bien sûr, et de les montrer grâce à des projections et des expositions. Projeter et exposer, rendre hommage sous forme de rétrospectives ou cartes blanches, cela favorise la venue et la présence de cinéastes, d’acteurs, de directeurs de la photo, etc. L’idée de l’action culturelle est de profiter de la présence des créateurs et collaborateurs de création dans les murs de la Cinémathèque pour leur donner la parole en public : quelle leçon de cinéma et sous quelle forme, quel dialogue, quelle table ronde ? L’action culturelle est la mise en scène d’une parole créatrice, sa chambre d’écho. C’est ainsi un effort d’explication, de transmission, d’initiation, d’éducation, d’où aussi un programme de conférences sur la technique et l’esthétique du cinéma, de journées d’études, de colloques parfois : quels sujets, quels conférenciers, à quel moment… Et si l’action culturelle s’adresse surtout à un public adulte et individuel, l’action éducative s’adresse quant à elle davantage, mais pas exclusivement, à un public plus jeune, composé d’enfants, d’adolescents, de jeunes adultes, mais aussi d’enseignants, de formateurs et d’éducateurs. Le service pédagogique est une action culturelle à destination des individuels et des groupes : quels ateliers théoriques et pratiques pour initier les enfants au montage ou à dessiner sur pellicule par exemple, quelle programmation de films pour le jeune public, quelles formations pour enseignants, quels conférenciers pour les visites d’exposition et quels discours au sein de cette exposition ?

L’action culturelle et éducative consiste donc à organiser et faire entendre une parole pour faire comprendre le plus possible de l’histoire du cinéma comme de sa technique et de son esthétique, pour susciter le goût du cinéma. Autrement dit, comment une émotion éprouvée devant un film peut se réfléchir sur la compréhension de ses enjeux ; la réflexion n’empêche pas l’émotion, au contraire elle la redouble et la décuple. Enfin, l’essentiel de cette action culturelle et éducative est filmé, par la Cinémathèque ou en partenariat avec Arte.tv dans le cas d’invités prestigieux : Steven Spielberg, Luc et Jean-Pierre Dardenne, Roman Polanski, Lalo Schifrin… Des rencontres filmées, montées et diffusées entre autres sur la site de la Cinémathèque. Il s’agit d’aller au bout du geste : initier une action, l’organiser et la diffuser. La Cinémathèque, c’est dans ses gènes, contribue ainsi elle-même à conserver et montrer la « collection » de ses actions.

Comment choisissez-vous les activités menées par rapport à la programmation ?

Cela dépend et découle de la direction de la programmation et de la direction générale. Les principales orientations dépendent du directeur de la programmation, ses choix sont discutés avec son équipe et avec le directeur général, j’assiste et participe à beaucoup de ces échanges, et de ces orientations de programmation (idem pour les expositions) découlent et s’élaborent nos actions culturelles, par exemple une ou plusieurs conférences en lien avec une rétrospective intégrale des films d’un cinéaste. L’enjeu est de donner aux spectateurs des clés pour mieux entrer et se repérer dans la rétrospective qui commence. Dans l’exercice des conférences, j’insiste toujours auprès du conférencier sur la place essentielle à consacrer à l’analyse de séquences choisies. En comprenant les enjeux d’une partie, on peut comprendre beaucoup d’une intention artistique et du « tout » d’un film. Je crois à la force de l’analyse comme la meilleure façon d’éprouver, de comprendre et d’expliciter une esthétique.

Comment s’organise le travail à la Cinémathèque ?

La Cinémathèque, c’est aujourd’hui quelque deux cents personnes : collections, archives, bibliothèque, photothèque, librairie, régie des cabines, service Web, relations avec la presse, avec les publics, services administratif et juridique, locations d’espaces, autant de directions et de départements… L’action culturelle et éducative, du fait de sa vocation transversale, est en relation avec beaucoup de ces départements : programmation, service des expositions, Web, service juridique, publics, régie…

La Cinémathèque vient d’annoncer le programme de la cinquième édition de son Festival, « Toute la mémoire du monde », début mars 2017 avec la présence de Wes Anderson comme invité d’honneur, il aura par ailleurs une carte blanche. Comment avez-vous organisé cela ?

Pauline de Raymond conçoit la programmation du festival « Toute la mémoire du monde », et elle travaille au sein de la programmation. Elle dialogue avec le directeur général et le directeur de la programmation, et ensemble ils confirment ses orientations. Wes Anderson incarne à la fois une modernité cinématographique singulière en même temps que ses films manifestent une relation intime à l’histoire du cinéma. Ses films portent la trace d’une conscience de l’histoire du cinéma. De même pour l’autre grand invité du festival, Joe Dante, cinéaste cinéphile. Un grand avantage dans l’invitation faite à des cinéastes est d’avoir un président cinéaste : Costa-Gravas a une très grande aura auprès des cinéastes français et étrangers. Z ou L’Aveu sont des références pour des réalisateurs comme Spielberg ou Michael Mann. Pour beaucoup de cinéastes, ces films sont un symbole et un sommet dans l’expression d’un courage politique. C’est un levier fort, en plus de la notoriété de la Cinémathèque car, vous savez, le but principal d’un cinéaste est a priori de faire des films, non de répondre à des questions… Il faut aussi faire passer l’idée qu’un hommage n’est pas un « enterrement », plutôt une étape pour un créateur, un moment de réflexion dynamique s’il accepte de jouer le jeu ; dans une parole en public, il peut trouver des réponses à certaines questions qu’il se pose, y trouver une forme de relance. L’année dernière, Mathieu Amalric a d’abord refusé la rétrospective que nous lui proposions. En lui expliquant le genre d’implication que l’on souhaitait de sa part, il nous a finalement dit : « Si vous me faites ce coup-là, je vais venir avec ma bande ». Il est venu avec « sa bande » : réalisateurs, producteurs, scénaristes, son assistante réalisatrice, une actrice, un monteur, un mixeur…, Il s’est pris au jeu, plus d’une dizaine de fois il a rencontré des spectateurs mais chaque fois dans une configuration différente, en mettant en avant un autre que lui. Il a montré comment on fait un film, avec qui. Pour la discussion après la projection de son film Tournée, nous étions douze sur scène, drôle de « table ronde »… Il s’est servi de sa rétrospective pour faire voir et entendre d’autres personnes qui contribuent à ce travail collectif qu’est la réalisation d’un film signé Mathieu Amalric.

Jouez-vous un rôle dans le choix et à l’élaboration des expositions ou des cycles ?

Pas vraiment sur les expositions car elles impliquent d’autres enjeux, elles dépendent d’un commissaire différent à chaque fois avec lequel, bien sûr, nous échangeons pour imaginer des propositions qui vont prolonger son idée. Vous savez, moi, mon boulot c’est de faire le haut-parleur…

La Cinémathèque française

Quel avenir envisagez-vous pour la Cinémathèque ? Avez-vous des projets futurs en tête, un modèle de conférence que vous souhaiteriez développer ?

J’ai provisoirement renoncé, pour différentes raisons, à une forme qui me tient à cœur : la lecture. Lecture d’un texte ou d’un montage de textes, lecture d’un scénario ; c’est difficile et chronophage, mais stimulant. Lors de la rétrospective des films d’Ernst Lubitsch, nous avons demandé à Jacques Bonnaffé de lire un texte magnifique, écrit à la fin de sa vie par l’un des principaux scénaristes de Lubitsch, un texte intitulé Amitié. On a créé une lumière pour être dans une condition propice à l’écoute… De même lors de la rétrospective des films de Jacques Demy, son scénario Anouschka, entièrement écrit mais jamais réalisé, a été lu avec grâce et drôlerie par Bruno Podalydès. Je repense à une lecture de Confusion, un scénario de Jacques Tati jamais tourné, avec sept lecteurs différents, une sorte de polyphonie pour faire entendre les dialogues, les sons et les bruits du texte… La lecture est une forme qui demande beaucoup de temps et de moyens, elle n’est pas dans la « culture » de la Cinémathèque, mais justement…

L’enjeu principal pour la Cinémathèque est de travailler sans cesse à l’élargissement et au renouvellement de ses publics. Il y a sans arrêt un renouvellement générationnel et à l’heure où il y a tant de possibilités pour accéder aux films que l’on désire voir, la Cinémathèque doit rester un lieu singulier. Elle peut le rester en vertu de son histoire, de ses moyens mais essentiellement du fait du dispositif même : la vision d’un film en salle, à la Cinémathèque, reste une expérience pour les spectateurs sans rapport avec la vision individuelle du même film, et beaucoup l’ont compris qui viennent revoir autrement à la Cinémathèque ce qu’ils ont vu ailleurs, avant et dans d’autres conditions. La vision d’un film en DVD ou d’un film téléchargé ne remplace pas l’expérience de la projection d’un film en salle. Les spectateurs passent d’une vision individualisante à une vision collective, où l’on peut retenir son souffle ensemble ou rire ensemble. On ne rit pas de la même façon seul chez soi que dans une salle de cinéma, ça n’a pas le même éclat. La Cinémathèque est un lieu du collectif, et ils se font rares. C’est aussi le lieu où l’on projette aussi bien de la pellicule que du numérique. La pellicule possède une chaleur qui existe moins dans le numérique, une chaleur que le numérique travaille à imiter. C’est cette chaleur du collectif et de la projection qui me semble l’avenir désirable et désiré de la Cinémathèque.

Vous avez ri devant…

Le Cameraman de Keaton, à égalité avec Deux en un des frères Farrelly.

Vous avez pleuré devant…

Ordet de Carl Theodor Dreyer.

Le film le plus vu…

Bigger than Life de Nicholas Ray.

La série au top

J’ai du mal avec la durée des séries, cela demande si l’on veut les voir en entier plus d’heures de disponibilité qu’un film… Mais une série que j’aime : Friday Night Lights.

La BO de tous les temps :

La musique de Vertigo par Bernard Herrmann.

1er souvenir au cinéma :

La Ruée vers l’or de Chaplin, le film m’a terrifié et il m’a fallu des années pour comprendre que c’était drôle aussi.

Fantasme ultime :

Être le héros de Danger : Diabolik ! de Mario Bava.

Mathilde Kubiak