Bandersnatch : la science-fiction au service de la société

Black Mirror Bandersnatch David Slade
Pictured: Fionn Whitehead, Will Poulter, Asim Chaudhry

Samedi, 13h20. Je sors tout juste du visionnage de cet épisode interactif, l’esprit un peu embrumé par plusieurs longues nuits de sortie. Je regarde mon feed Instagram, tombe sur une photo d’un ami de lycée. Tiens, je me rappelle l’avoir croisé hier soir. Ou était-ce un rêve ? Ou juste une fantaisie ? Je ne sais plus. Je ne sortirai pas ce soir, il faut que je me repose.

Cet état second, cet épisode de Black Mirror l’a bien retranscrit, mais pas dans le même contexte, dans un contexte plus large, une angoisse bien propre à notre génération : la théorie du complot, l’avènement des technologies, qui finissent par rendre les scénarios les plus dystopiques, à la Aldous Huxley, potentiellement réalisables, et l’incertitude en général. A partir de là, quelle est la limite ? De quoi faire tourner la tête de tout un chacun, comme quand on réfléchit au concept de l’infini.

J’apprécie énormément le déroulement du scénario. Un épisode interactif. OK. On parle ensuite d’un livre à choix multiples. Une première mise en abîme, sympa. Mais assez rapidement, le génie créatif des créateurs de Black Mirror ressort. Will Poulter, que je redécouvre avec plaisir après un shooting sensuel avec Ben Schnetzer et Luca Guadagnino pour Numéro Homme, sort un joint. Puis un buvard. L’esprit d’Huxley ressort, et on établit un lien entre science-fiction et drogues. Et donc connaissance.

Je n’ai jamais été un grand adepte de la science-fiction, mais depuis quelques lectures de basiques du genre (Orwell, Huxley, l’anthologie cyberpunk Mirrorshades), et un intérêt grandissant pour les processus créatifs les plus simples, les plus purs, je me rends compte à quel point la science-fiction peut être un moyen ô combien ingénieux pour critiquer, prévoir, retranscrire, à travers des métaphores aux possibilités aussi variées que diverses. Il y a dans ce genre une grande liberté qui peut faire place à une créativité sans limite. Sans parler des esthétiques visuelles, du cyberpunk au cassette futurism, qui continuent aujourd’hui de me transporter. Un genre très noble, d’une simplicité trompeuse. Le concept art, dérivé directement de la science-fiction, est une forme d’art visuel extrêmement transportante et inspirante.

Et Colin, le développeur de jeu vidéo, est justement montré comme ce qu’il est : un artiste. Ces gens sont des créateurs d’univers, univers qui sont entièrement dans leur tête, concept sur lequel l’épisode insiste bien. Ça me rappelle une vidéo montrant le type derrière les décors de Blade Runner 2049. La silhouette de Gosling qui peine à transpercer le sable au camaïeu orange, les hologrammes aux halos bleus qui surgissent des buildings qui s’élancent d’on ne sait où, les étaux asiatiques qui se confondent entre les fumées vaporeuses et les néons aveuglants, le sanctuaire de Wallace bercées par les notes ancestrales d’un Kargyraa qui résonne entre les murs d’une architecture à la fois primitive et futuriste… Pas étonnant que la dégaine du concept artist se trouve quelque part entre un Hunter S. Thompson au Mint 400 et une Whitney Houston en fin de vie.

Les génies derrière Black Mirror l’ont bien compris. Ils mettent en lien une angoisse, classique aujourd’hui, de vivre surveillé de partout à la Big Brother, à une angoisse moins banale (qui demeure à ce jour la plus grande angoisse de ma vie), qui consiste à réaliser que tout sa vie jusqu’ici n’a été qu’un vaste trip sous drogues, qui n’a en réalité duré que quelques minutes (la simulation de vie dans Rick & Morty m’a subjugué là-dessus, ou comment expérimenter un triple proto en restant au chaud devant sa télévision). Vient ensuite l’angoisse universelle, l’angoisse de la folie. Travaillée par beaucoup, beaucoup de gens, il a ici été choisi de traiter avec emphase la réalisation ou non que l’on est fou.

Comment les “fous” finissent-ils par commettre des actes aussi atroces? Parce qu’ils sont convaincus qu’ils ne le sont pas. Qu’est-ce que la norme finalement? Ce que l’on fait depuis des siècles? Et pourquoi pas l’inverse? L’inverse, mmmh. L’épisode réussit à nous placer dans la tête de Stefan, et je me suis surpris moi-même à me demander si au fond, buter le père n’était pas le meilleur moyen de passer au niveau supérieur. Wow, ils y mettent même du Freud…

Paul ESCUDIER