Au cœur du bois, l’impossible dissociation de la lutte queer et de celles des travailleuses du sexe

Après le succès de son documentaire Au bord du monde, Claus Drexel revient en 2021 avec un nouveau documentaire aux thématiques toujours aussi importantes et souvent mal abordées sur grand écran. Au cœur du bois, comme Au bord du monde est un documentaire d’immersion sociologique qui plonge le spectateur au cœur d’un lieu mythique et marginal, le Bois de Boulogne. Le film nous livre le portrait de vingt travailleur.ses du sexe transgenres ou travesties travaillant ou ayant travaillé à leur compte au Bois de Boulogne. Car être prostitué au Bois est une expérience singulière qui convient ou qui ne convient pas et qui ne constitue pas toujours un choix. Ce métier – dont on dit être le plus vieux du monde – est aussi l’un des plus difficiles à exercer en sécurité. Soumis à des changements de législation fréquents, les conditions des travailleur.ses du sexe ne cessent de se précariser.  A l’heure où les syndicats s’opposent à la criminalisation du travail sexuel et revendiquent l’application du droit commun aux travailleur.ses du sexe, ces témoignages permettent au grand public de se faire une idée plus juste de ce qu’est le travail du sexe et des conditions concrètes de son exercice. Et parce que les gouvernements s’octroient généralement le droit de penser à leur place sans les concerter, le film entend offrir aux spectateurs une parole précieuse, puisque ce sont des voix que l’on entend/écoute rarement sans les déformer.

Un documentaire de cinéma à l’esthétisme proche du conte

Dans son interview pour Chéries Chéris, Claus Drexel explique que ce qui l’a convaincu de mener ce projet malgré la complexité de représenter de manière adéquate et réaliste un milieu qui n’est pas le sien – au risque d’interpréter maladroitement les témoignages et de diffuser une idée erronée d’un sujet lourd – c’est l’imaginaire du conte qu’induisent le bois et la thématique de la métamorphose liée à la transidentité. Le bois, en marge de Paris, incarne alors une forêt mystique dont les prostitués seraient les nymphes. Il ne s’agit pas pas d’un reportage sur la prostitution, mais bien d’un film sur le Bois et les personnes qui y travaillent. Les témoignages sont suivis de plans fixes du lieu et ses lacs ensoleillés, ses arbres aux couleurs de l’automne, du printemps et de l’hiver, ses couchers de soleil, ses cygnes et ses chants d’oiseaux, le tout sur un fond musical féérique composé par Valentin Hadjadj. Les témoignages se posent sur ce cadre enchanté qui bouleverse les codes habituels du type de reportages induits par le sujet. Iels nous racontent leurs anecdotes, leurs difficultés, leurs parcours, leurs rencontres ainsi que la manière dont iels perçoivent leur travail. Certain.es en sont très fièr.es et en parlent avec nostalgie. D’autres l’abordent de manière beaucoup plus détachée : iels affirment ne pas avoir le choix et s’en accommodent pour le moment. La voix du réalisateur est absente, ce sont les leurs qui sont mises en avant. Se crée alors une impression de proximité avec le spectateur qui assiste non pas à un contenu voyeuriste, mais à un beau film.

Un film touchant mais pas misérabiliste

Par ailleurs, le film n’entend pas pour autant esthétiser la misère et rendre compte d’une vision idéalisée de ce qu’est le travail du sexe. Le réalisateur explique “qu’il y a quand même une dimension de cinéma-vérité dans ce film, même si, comme le dit Herzog, il ne recherche pas la “vérité du comptable”, mais une forme de “vérité extatique” ». En effet, la sublimation du paysage ne minimise pas le contenu poignant des témoignages. De plus, de nombreuses thématiques propres à la lutte des TDS y sont abordées. Le film, bien qu’il magnifie les femmes et les hommes du Bois, est avant tout un média de diffusion d’une parole révélatrice de revendications sous-jacentes. Les travailleur.ses du sexe n’ont le droit ni à une sécurité sociale ni à une retraite : rien ne les protège des dangers de la prostitution d’un point de vue législatif. Certaines sont violentées, assassinées. Au lieu de les protéger, la loi les considère comme des délinquant.es que l’on pénalise si surpris.es en plein délit de racolage public. La solution trouvée – dans une perspective alors abolitioniste du travail du sexe – a été d’instaurer une loi pénalisant le client, ce qui a conduit à rendre le travail du sexe précaire et de plus en plus difficile à exercer. Claus Drexel explique que « pour elles, la loi de pénalisation du client est très mauvaise, et cet avis est partagé par 100% des personnes rencontrées au bois. […] Les gens qui ont imaginé cette loi soi-disant bien intentionnée n’ont jamais mis les pieds au bois et n’ont jamais discuté avec les personnes qui y travaillent. Cette loi a complètement paupérisé les travailleuses indépendantes. Et elle n’a eu aucune incidence sur les réseaux qui ont su s’organiser différemment en mettant les filles dans des situations encore plus précaires. Ce sont ces réseaux mafieux qui pratiquent une forme d’esclavagisme moderne qu’il faut oser affronter ». Enfin, la majorité des travailleur.ses présent.es dans le film sont issu.es de l’immigration et sont doublement marginalisé.es de par leur identité de femme transgenre et de travailleuse du sexe.

La lutte pour les droits des travailleuses du sexe est une lutte fondamentalement queer

Une des femmes du Bois explique qu’à son arrivée en France en tant que femme trans, il lui a rapidement été conseillé de travailler au Bois. A la fois parce que cette démarche était commune  dans sa situation, « plus simple », mais aussi parce que c’est un endroit où c’est plus ou moins la norme d’afficher sa transidentité. Évidemment, cela ne rend pas la condition des femmes trans moins difficile, mais son existence y est plus ou moins tolérée, contrairement au reste du milieu du travail, le plus souvent transphobe et discriminant. Comme explicité plus tôt, certaines femmes aiment leur métier et le perçoivent comme la manière qu’elles ont trouvée d’être elles-mêmes. Cependant, d’autres en ont honte, ne souhaitent pas témoigner à visage découvert, aspirent à autre chose. Il existe sûrement autant de visions de la prostitution qu’il existe de prostitué.es. Elle pourrait incarner pour certaines un moyen d’expression de leur genre : travailler au bois leur fait se sentir femmes, sexy, coquettes – faire attention à leur apparence étant une condition primordiale dans le cadre de leur métier. Ainsi, que cette prostitution soit subite ou non, elle est révélatrice d’une impossible dissociation de la lutte queer de la lutte des TDS. Lutter contre la transphobie, c’est proposer une alternative aux femmes qui ne souhaitent pas se prostituer et qui préféreraient exercer un autre métier sans être discriminé à l’embauche. Il s’agit alors de revaloriser le travail du sexe pour en faire un métier choisi et exerçable de manière sécurisée. Evitant alors l’immanquable argument de la soumission de la femme par la prostitution, ne conduisant qu’à invisibiliser les travailleuses du sexe en les privant de soins et de droits. Lutter pour les droits des travailleuses du sexe, c’est lutter pour accorder de meilleures conditions de vie aux femmes transgenres afin de les réhabiliter dans une société où les institutions les rejettent.

Sorti le 8 Décembre dernier, il est encore possible de voir le film au cinéma de l’Archipel à Paris ou par le biais d’événements organisés par des syndicats militants (comme via @syndicat.strass sur Instagram). Ce film documentaire est en partenariat avec le PASTT (Prévention Action Santé Travail pour les Transgenres) et Le bus des femmes (association communautaire de santé publique en direction des personnes prostituées). Les liens de ces organisations seront indiqués dans les sources si vous souhaitez en connaître plus par rapport aux différents combats évoqués par l’article. Par ailleurs, je précise que je ne suis ni une femme trans, ni une travailleuse du sexe, si je n’ai pas abordé certaines choses ou que mes propos vous semblent incorrects, n’hésitez pas à me le faire parvenir via mon mail mcmassias2001@gmail.com. Toute erreur sera alors rectifiée. 

Par Mata Massias

Sources :

https://www.mk2.com/films/9854-au-coeur-du-bois

https://cheries-cheris.com/festival/films/au-coeur-du-bois/

https://lamehumaine.com/2021/06/21/%F0%9F%8E%A5-%F0%9F%8E%AC-au-coeur-du-bois/

https://www.nourfilms.com/wp-content/uploads/2020/12/Dossier-de-presse-AU-COEUR-DU-BOIS.pdf