VO ou VF ? Quand les cinémas dictent leur loi et nourrissent les clichés.

Taxi Driver, par Martin Scorsese, 1976

Pour beaucoup, le cinéma est une forme de snobisme. Les petites gens vont voir le dernier Franck Dubosc et s’en délectent, les élites s’extasient devant le nouveau film d’un obscur réalisateur islandais, un vrai génie dont la poésie suinte de chaque plan, fait ruisseler des larmes de plaisir sur leurs joues, et que la plèbe ne saurait apprécier à sa juste valeur. Et pour cause, il est en vogue dans les cercles fermés des grands intellectuels que la masse est incapable de fréquenter. Le premier « camp » méprise le second, et réciproquement Qui sont ces pseudo-puristes pour juger leurs indignes semblables qui aiment les films en VF et les bonnes grosses comédies commerciales ?

Si cette vision du public fréquentant les salles de cinéma semble très caricaturale, grossière, elle est cependant véhiculée par un certain nombre de distributeurs en off. (Mal)heureux provincial, j’ai été victime de cette discrimination, et je vous raconte ici ma triste histoire de cinéphile frustré.

Last Action Hero, par John McTiernan, 1993

Last Action Hero, par John McTiernan, 1993

Quand je sus enfin lire et comprendre à peu près l’anglais pas uniquement fait d’insultes façon Scorsese, vers quinze ou seize ans, je pris la résolution de regarder tous mes films en version originale. Lassé des VF qui, malgré tout le respect que j’ai pour les comédiens de doublage, dénaturaient les œuvres originales en proposant de nouvelles interprétations, en surimpression de celles initialement voulues par les réalisateurs, cette décision me parut évidente. Pas pour faire comme les grands, non. Juste pour les découvrir telles quelles. Apprécier ces œuvres à leur juste valeur. Apprécier leurs dialogues finement ciselés sans intermédiaire, sans filtre, pour mon plaisir personnel ; parce que c’est ça aussi, le cinéma : un petit plaisir solitaire.

Tout naturellement, je me rends au cinéma du coin, le plus proche de chez moi, à vingt minutes en voiture, et demande un billet pour un quelconque film hollywoodien, en VO, s’il vous plaît.

« Désolé, mais il n’y a pas de VO ici ! »

Pas de VO ? Comment ça, pas de VO ? Tant pis. Ni une ni deux, je dégaine mes sept euros de la main droite tel le grand Clint dans Pour une poignée de dollars, et je subis ce fameux film que j’avais très envie de voir, en VF. Le premier d’une très longue série. Bien sûr, je m’interroge. Une autre fois, je demande à un vendeur au guichet pourquoi dans ce cinéma qui compte pas moins d’une quinzaine de salles, l’un des plus grands de la région encore appelée Nord Pas-de-Calais à l’époque, et qui tourne à plein régime sept jours sur sept sans aucune baisse de fréquentation, la VO n’est pas disponible.

« Les gens ici n’ont pas envie de lire. Ils s’en fichent de la VO. Ce qu’ils veulent, c’est passer un bon moment devant une belle histoire. Autrement, ils prendraient un bouquin. »

Ce n’est pas sans me rappeler cet extrait de La Route de Los Angeles de John Fante :

« Les films sont seulement destinés à la populace. Le soir, je restais à la maison pour lire des livres. »

Médusé par sa réponse sous-entendant que la population nordiste est inculte, concordant avec tous les clichés rétrogrades que l’on entend un peu partout, je lui parle des passionnés privés de leurs films en VO qui doivent se rendre chez la concurrence, à quarante minutes de là quand la circulation est fluide, dans l’un des seuls cinés de la région à diffuser des versions originales. Je lui parle de tous ces films dénaturés en VF. Je lui parle de tous ces films qui perdent tout leur sens à cause du doublage, à l’instar d’Inglourious Basterds, pour ne pas citer The Walk de Robert Zemeckis, sorti plus tard.

« C’est pas à moi qu’il faut le dire. C’est pas moi qui décide. »

Adolescent, donc sans permis et sans véhicule, doté d’amis qui n’ont pas nécessairement envie de supporter des films en VO loin, très loin, très très loin de chez eux, je n’ai pas d’autres choix que de me résigner, vaincu par une industrie bien huilée, alimentée par une logique économique implacable, beaucoup plus forte que moi.

Filth !, par Jon S. Baird, 2013

Filth !, par Jon S. Baird, 2013

2014. Her de Spike Jonze sort dans toutes les salles françaises, auréolé de son Oscar du meilleur film. Toutes ? Non ! Un petit cinéma de l’irréductible Nord Pas-de-Calais résiste encore et toujours à l’envahisseur cinéphile. Et la vie n’est pas facile pour… pour moi, et pour tous les autres amoureux de cinéma. Ce n’est évidemment pas la première fois qu’un film est boycotté de la sorte. Quand j’avais douze ans, mon père et moi avions dû partir en road-trip à la Into The Wild pour voir The Wrestler, de Daren Aronofsky. Un bel effort pour une passion dont je garde malgré tout un excellent souvenir. Quelle aventure sublimée par le prisme de ma vision d’enfant… Toujours est-il que cinq ans plus tard, j’ai grandi, et je n’ai plus envie de crapahuter à travers le bayou nordiste uniquement pour voir un film.

« Pourquoi ne proposez-vous pas Her alors qu’il a eu l’Oscar du meilleur film ? Ce n’est pas un long-métrage méconnu, quand même ! »

La réponse du guichetier sera cinglante, mais pas foncièrement surprenante.

« Ce n’est pas le genre de films que les gens du coin veulent voir. Ils veulent du blockbuster, du Spider-Man, du spectaculaire. Les films qui font réfléchir, ils s’en foutent. C’est pas vendeur. C’est pas ce qui nous fait gagner de l’argent. Tu ne verras jamais de films comme ça, ici. »

J’aime les films qui font réfléchir, et j’aime aussi Spider-Man. Même si je n’ai pas aimé les versions de Marc Webb, réalisateur du formidable (500) Jours Ensemble, il reste mon super-héros préféré. Et cela m’étonnerait fortement que je sois le seul au monde dans ce cas-là. Tout le monde aime éteindre son cerveau devant un film, et le rallumer devant un autre. Quelle façon d’alimenter les stéréotypes et de contribuer à maintenir l’image de demeurés que se trimballent les Ch’tis ! Comment leur faire découvrir autre chose si on ne leur met pas à disposition d’autres longs-métrages que les daubes annuelles et les produits commerciaux que l’on veut vendre à tout prix ? Tout le monde n’a pas le temps et l’argent pour faire des kilomètres et des kilomètres pour regarder un film spécifique, renforçant la conception d’un type de cinéma réservé à une élite culturelle et sociale, là où le cinéma devrait, justement, s’adresser à tout le monde. On applique ici une forme de glocalisation malsaine et rétrograde à une frange de la population exclue de tout véritable choix cinématographique. Le cinéma se présente alors bien plus comme un business que comme un art, que comme le septième art, et c’est bien triste.

Je me renseigne un peu, et découvre que ce complexe est le seul de sa chaine, que nous ne citerons pas, à ne pas passer de films en VO en France, ou à omettre de distribuer certains films. Exaspéré et fort de la rhétorique dont me pourvoit le début de mon Hypokhâgne, galvanisé par l’énergie constructive de ma professeure de lettres, j’adresse un mail à mon cinéma en leur expliquant aimablement tout ceci. En leur rappelant avec bienveillance que leur important pouvoir de diffusion pourrait être mis au service de films moins commerciaux, et de la VO, pour éveiller la curiosité de ce prétendu « grand public », de cette « masse populaire », lui en donner le goût, pour ensuite fidéliser cette clientèle et générer plus de profits sur plus de fronts : VF, VO, films commerciaux, films d’une ampleur commerciale moindre. De cette manière, tout le monde serait content, et quinze salles, c’est bien assez pour satisfaire des milliers de gens aux goûts différents. J’agrémente mon courrier d’exemples. Je leur parle de la dénaturation provoquée par la VF. Je me prends pour Erin Brockovitch. Je fais de mon mieux. Je manifeste mon désarroi devant le fait que Le Vent Se Lève, ultime film de Miyazaki, ne reste qu’une semaine seulement à l’affiche, programmé dans peu de salles du complexe, très agréable au demeurant, quand le blockbuster du moment monopolise jusqu’à une dizaine de salles pendant parfois trois mois. J’affirme que leurs pratiques commerciales discriminantes poussent au téléchargement illégal et font perdre des sommes astronomiques à beaucoup de monde. Si on veut voir son film qui n’est pas diffusé et si en plus on veut le voir en VO, il faut soit migrer vers d’autres horizons régionaux, soit se rabattre sur ce que réprime Hadopi, confortablement installé dans son canapé.

À l’heure actuelle, mon mail est toujours sans réponse, et mon cinéma n’a en rien changé ses petites habitudes. Dernièrement, je n’ai pas pu voir Frantz de François Ozon, je me suis rabattu sur le dernier Todd Phillips. En VF. Mais bon, pour reprendre l’un des slogans publicitaires de la dernière saison d’X-Files… « I still want to believe ».

Cinema Paradiso, par Giuseppe Tornatore, 1989

Cinema Paradiso, par Giuseppe Tornatore, 1989

Hugo Nikolov