Un autre monde, ou celui qu’on ne veut plus voir

Après avoir adopté le point de vue d’un chômeur dans La Loi du marché, puis celui d’un syndicaliste dans En guerre, le réalisateur Stéphane Brizé est de retour pour un nouveau drame au sein du monde du travail. Dans Un autre monde, actuellement en salle, il nous fa3it habilement rentrer dans le quotidien absurde d’un cadre d’entreprise.

C’est bien connu, qui dit Stéphane Brizé dit souvent Vincent Lindon et cela pour notre plus grand bonheur. Il n’est donc pas étonnant de retrouver l’acteur interpréter magistralement le personnage de Philippe Lemesle : un cadre qui se voit donner l’ordre d’établir un énième plan social pour son entreprise et ainsi de licencier 10% de son effectif, soit 58 personnes. Comme une épreuve ne vient jamais seule, Philippe est aussi en pleine instance d’un divorce qui n’est pas sans lien avec son travail. Il a depuis longtemps négligé les frontières entre vie professionnelle et personnelle, ramenant bien trop souvent la première dans la seconde. L’amour au sein de son couple ne suffit plus à compenser les sacrifices que Philippe fait de sa femme et de ses enfants au profit de son travail.


Loin d’un schéma manichéen entre ouvriers opprimés par des monstres de patrons, cette immersion professionnelle interroge plus qu’elle ne dénonce. Comment répondre à des injonctions incohérentes et dépourvues de sens, car obéissant à un système capitaliste ?

Cadre dirigeant, Philippe est tiraillé dans cette machine à sous qui ne répond plus à la volonté d’un bon fonctionnement de l’entreprise mais à une satisfaction des actionnaires. Le cercle vicieux est infernal. Philippe est en pleine tourmente, il a de nombreux doutes sur ses devoirs professionnels. Sa limite d’acceptabilité des demandes qu’il reçoit a été franchie. Il remet ainsi tout en question, autant son rôle de directeur de site industriel, que celui de mari ou encore de père. 

On retrouve énormément de sentiments et de sensibilité dans le film, ce dernier exposant précisément un monde qui semble avoir oublié qu’il s’adresse à des êtres humains plutôt qu’à une liste de noms. L’humanité du film comble à merveille le vide émotionnel du système décrit. 

Par Léna Couvillers


Rencontre avec le réalisateur 

On a eu la chance d’interviewer Stéphane Brizé grâce à notre cinéma partenaire Le Méliès à Montreuil que nous remercions encore chaleureusement ! Commençons par un petit point communication et promotion du film, on n’est pas au Celsa pour rien. Voici ce que nous a confié Stéphane Brizé sur la communication de son film : 

“On a investi LinkedIn. Des millions et des millions de cadres sont sur LinkedIn. Il n’y a pas ou très peu de films qui embrassent les problématiques des cadres. Ça n’avait jamais été fait avant. […] On l’a investi pour qu’ils portent la voix du film. Avant ça, on leur a évidemment montré : ce que je constatais c’est que c’était important pour eux que les problématiques qu’ils portent de manière très silencieuse existent sur un écran de manière réaliste, faisant sens pour eux. C’est très compliqué de raconter des histoires avec une partie de ceux qui font mal. C’est assez facile de raconter une histoire avec ceux qui subissent mais ceux qui font mal et qui subissent en même temps, c’est très compliqué. On a construit un module de 2 minutes où il y a des interviews de Vincent, Sandrine et moi où on s’empare de ces questions mélangées avec la bande annonce, format très réseaux sociaux, 2 minutes, très punchy.

On a vu surgir de nouveaux outils qui vont à une vitesse phénoménale et je trouve que les gens confondent la vitesse de déplacement de l’information avec la vitesse à laquelle elle peut pénétrer chez quelqu’un. Ce n’est pas parce qu’une information vous arrive qu’elle a pénétré en vous parce qu’il y en a trop. On fait aujourd’hui avec les outils modernes la même chose qu’avant. La publicité c’est comment fonctionnent les gens. On pouvait mettre des cargaisons d’affiches en espérant que les gens voient l’information, aujourd’hui on peut s’en passer. On va payer d’énormes sommes pour que ça remonte sur Google, pour que tout remonte sur Facebook mais les grands gagnants de tout ça, c’est les réseaux qui gagnent des sommes astronomiques. 

On s’adressait particulièrement à la communauté des cadres, ça ne veut pas dire que les autres personnes n’ont pas accès aux films. Mais après il faut agglomérer les communautés, qu’elles entrent en interaction les unes aux autres et ça prend du temps. Et d’ailleurs je crois que Netflix est plutôt très malin sur la façon de faire connaitre un film. Moi qui ne suis pas du tout sur les réseaux, je ne les vois pas mais à un moment donné, les informations m’arrivent quand même Ils ont une façon très pertinente de faire circuler l’info et je crois beaucoup plus pertinente que celle du cinéma. Ils ne bouffent pas le cinéma uniquement par une force de frappe, le fait d’être dans le salon, c’est aussi par la connaissance et l’utilisation des réseaux sociaux. Je crois avoir compris qu’ils fonctionnent beaucoup par communautés, par des bulles. La grande différence entre Netflix et le cinéma, c’est le temps. Au cinéma on n’a pas le temps, c’est tout de suite et maintenant. Sur Netflix, vous entendez parler d’un truc, un mois plus tard vous pouvez aller le voir alors qu’au cinéma, un mois plus tard c’est terminé.”

C’est bien beau la communication mais on n’est pas FastN’ nous, alors parlons 7ème art : 

Léna : Vous avez fait un travail de documentation auprès de cadres qui se retrouve particulièrement au niveau des dialogues dont certains sont vraiment crus. Par exemple, la question de qui est vraiment nécessaire à l’entreprise est posée comme telle : “Demain matin, il y a une personne de l’atelier 1 qui passe sous un train. Il faudrait que ce soit surtout pas laquelle, pour que l’atelier fonctionne encore très bien ?”, on vous l’a rapportée? 

Stéphane Brizé : Oui. Il n’y a rien dans le film qu’on ne m’a pas rapporté. Ça fait 6-7 ans que je rencontre des gens pour qu’ils me racontent leur métier. Pour que mes films de fiction aient l’air réaliste, il faut que ce que je mets dans le film soit en dessous du réel. Là, ce que vous dites, c’est l’exemple le plus trash qui m’a été rapporté. Ça existe en entreprise, c’est une certitude. C’est le maximum, mais il y a des choses beaucoup plus dingues qu’on me raconte et je me dis “si je le mets ça va pas passer”. J’ai décidé de mettre cet exemple et c’est vrai que c’est assez choquant mais tragiquement malin. Ce que je constate c’est que globalement, ce qu’on me raconte, il y a beaucoup de choses que je ne peux pas mettre ou que je mets à un degré en dessous pour que ça ait l’air vrai. Et même le langage de l’entreprise, cette espèce de novlangue à l’œuvre, la langue managériale, il y a des réunions où c’est bien pire que ça. J’utilise certains mots ou certaines stratégies de pensée mais très souvent, je suis en deçà du réel car le réel est beaucoup plus dingue ou grotesque que cela. Je suis obligé à un certain nombre d’endroits de baisser le curseur. C’est intéressant de voir que dans un film réaliste, reproduire précisément ce qu’on m’a dit, ça ferait faux. Ces choses qui sont totalement vraies, qu’on m’a racontées, dans un film de ce type-là on dirait “il instruit à charge, il se moque de l’entreprise ou des gens, ils ne peuvent pas dire ça”. Ce qu’on m’a raconté est globalement toujours au-dessus de ce que je peux en montrer. C’est quand même dingue. 

L : J’ai beaucoup aimé les courts moments de silence à l’intérieur de la musique qui contrastent beaucoup avec l’oppression sonore constamment présente, comment s’est-elle composée? 

SB : Je fabrique toujours la musique avant de tourner. Je considère la musique comme une ligne d’écriture complémentaire. Elle permet des images, de tourner autrement, ça peut me faire économiser des dialogues et me faire  penser à des scènes. Je lui [au compositeur Camille Rocailleux] ai dit : “on travaille sur deux choses : la tension et l’enfermement”. Que ce soit avec ce schéma répétitif qui s’arrête et qui reprend, c’est sa proposition, ça ne répond pas à une demande de ma part. Et quand je vois ça je me dis “quelle tension ça crée car on est en apnée… boum et ça repart”. La voix lyrique, c’est une proposition à lui. J’ai trouvé que c’était une idée géniale car elle racontait cet autre monde, potentiellement un monde inaccessible. Mes mots sont clairs au départ puis il y a sa liberté à lui. 

On a ensuite assisté à un débat après la projection du film dont on a retranscrit quelques éléments pour compléter : 

L : Dans vos films récents, rarement a été aussi bien nouée la question de l’intime et du professionnel

SB : Parce que c’était le fruit de tous les témoignages. 100% des personnes racontaient à quel point leur vie personnelle avait été tellement impactée par cette impossibilité à résoudre des problèmes, de faire quelque chose qu’ils ne pouvaient pas faire. Ils ont continué à penser que cette impossibilité de faire était liée à une compétence, mais juste l’injonction ne fait plus sens et c’est ce que j’ai essayé de traduire. 

L : Comment vous avez choisi de tourner, j’ai l’impression que vous avez systématisé le multicaméras ? 

SB : La grande différence avec La Loi du marché et En guerre c’est qu’ils empruntent à une dialectique documentaire, toutes les places de caméras sont celles qu’un documentaliste pourrait prendre. Là, il y avait nécessité de convoquer plus de fiction dans la mise en scène. Toutes les scènes de bureau sont filmées à trois caméras, les trois filmaient en même temps Vincent Lindon, comme l’idée d’être snipé de tous les côtés, il ne peut pas se sauver.