Tony Montana : un Caligula moderne ?

Tony Montana Scarface

Qu’on le veuille ou non, 35 ans après sa sortie, Scarface a réussi à imprégner l’imaginaire cinématographique et populaire plus que ce que ne pouvaient anticiper ses premières critiques. Considéré “ultra-violent”, ses images étaient à contre-pied de l’Amérique prude et conservatrice mais ne provoquent plus le même effet aujourd’hui à la lumière du déferlement d’images violentes qui parcourent nos écrans et les chaînes d’informations en continu.

Pléthore de références au film se nichent dans des œuvres en tout genre, des longs-métrages aux jeux vidéos en passant même par le rap. Le site IMDb recense 731 références au film, qu’il s’agisse d’une simple citation ou même d’une inspiration. Des exemples concrets? Et bien, rien que l’été dernier, vous avez à coup sûr oublié de remarquer que le titre du premier long-métrage de Romain Gravas, Le Monde est à toi, est un clin d’oeil au slogan du film, “The World is Yours”.

Mais, si plus d’un article est consacré à la postériorité de l’œuvre de Brian De Palma, peu s’interrogent sur la figure impériale de Tony Montana. Scarface suit en effet l’histoire de cet immigrant cubain tout juste arrivé à Miami et qui de rien, gravit les échelons et se construit un empire, n’hésitant pas à éliminer tout ceux qui se trouvent entre lui et ses ambitions. Une figure qui fait écho à celle de Caligula, empereur romain tyrannique régi par la démesure, en quête d’impossible.
Ainsi, jusqu’où peut-on alors pousser l’analogie entre Tony, le baron de la drogue et l’empereur romain et personnage éponyme de la pièce d’Albert Camus, Caligula?

Scarface, le remake moderne et ultra-violent

Retraçons d’abord l’histoire de la production du film. Al Pacino a le premier, l’idée du film après avoir vu la version originale de 1932 de Howard Hawks. Sidney Lumet se voit attaché au projet mais l’abandonne et laisse place à Brian De Palma. Même si Lumet ne réalisera finalement pas le film, c’est lui qui propose de donner un ton plus moderne au film au lieu de se borner à une simple revisite d’un film de gangster. Brian De Palma n’a pas de mal à s’immiscer dans l’esprit du film, ayant déjà à son actif 14 longs-métrages dont Carrie. Il apporte au film un rythme lent qui amplifie la chaleur suffocante de Miami, d’autant plus que le film dure presque 3 heures. Son oeil magnifie la performance d’Al Pacino au sommet de son art, provoquant de nombreux soupçons quant à la poudre qui allait dans son nez…

Un empereur au milieu des marécages floridiens

empereur Tony Montana cocaine

On se laisse ainsi tenter par la comparaison entre Tony et le célèbre empereur romain, Caligula : de beaux débuts ombragés par une descente vers la folie, la démesure et la débauche. C’est donc plus d’une similitude qui réunit les deux figures devenues mythiques.
Sur le plan affectif, l’amour que porte Tony à sa soeur Gina est si fort, si exclusif qu’on le qualifierait presque d’incestueux, à l’image de la relation entre Caligula et sa soeur Drusilla.
Plus encore, pour se légitimer, Tony s’érige un palais aux colonnes de style ionique, dans lequel siègent des statues antiques et des peintures murales dignes des décorations romaines.
Lors d’un guet-apens, cette comparaison se voit consacrée par le geste ultime de l’empereur : la grâce. Tony Montana accorde le droit de vivre à un sbire ennemi, et lui propose même de travailler pour lui. Malheureusement, il ne fera pas preuve de la même clémence lorsqu’il assassine son associé et meilleur ami Manny.
Sous la plume d’Albert Camus dans la préface américaine de Caligula and three other plays, on retrouve des mots qui résonnent avec l’histoire de Tony :

“Caligula (…) s’aperçoit à la mort de Drusilla, sa sœur et sa maîtresse, que le monde tel qu’il va n’est pas satisfaisant. Dès lors, obsédé d’impossible, empoisonné de mépris et d’horreur, il tente d’exercer, par le meurtre et la perversion systématique de toutes les valeurs, une liberté dont il découvrira pour finir qu’elle n’est pas la bonne.”

Enfin, ils connaissent tous les deux le même destin tragique. Caligula meurt sous les 30 coups d’épée des prétoriens qui conspiraient contre lui tandis que Tony succombe à l’attaque de l’armée d’Alejandro Sosa, un ancien partenaire trahi par Tony.

Hubris matérialiste

Tony Montana Elvira diner

Là où l’ambition de Tony n’a pas de limite s’estompent justement les frontières de ses envies. Mais une fois la ligne rouge franchie, une fois chaque désir comblé, que lui reste-t-il? Avachi dans son fauteuil, Tony se retrouve perdu, blasé. Qui blâmer? Serait-ce un effet secondaire de la défonce? Ou ne serait-ce pas que la triste réalité de la course au matérialisme?
Au même moment, Elvira, sa femme, en profite pour lui faire une leçon de morale et lui ouvrir les yeux. Car la vérité est que leur relation est factice, dénuée d’amour. Elvira se balade entre les mains d’hommes qui ne la voient que comme un objet, un trophée qui incarne les canons de beauté de l’époque.

Même avec tout l’or du monde, une “trophy-wife” et une cassette remplie à ras bord de cocaïne, Tony ne peut pas échapper aux conséquences de ses actes qui le condamnent à jamais à vivre dans le malheur, la rage et la colère. Idée étayée dans une interview en 2003 lorsqu’Al Pacino revient sur son personnage et commente : “He gets the American dream, but he’s hollow”.

La carrière déviante de Tony examinée sous le prisme sociologique

Tony Montana blood sang

Pourtant, Tony n’est pas créé sur l’image de Caligula, mais sur celle du gangster le plus réputé du XXème siècle : Al Capone. Et s’il est représenté comme un roi dans le film, son ascension au pouvoir se fait grâce aux résultats d’un dur “labeur”. Rien ne destine Tony à accéder à l’argent, au pouvoir. Il incarne ce que Robert Merton nomme “l’innovation” dans sa typologie de la déviance. En effet, motivé par le rêve américain, Tony met tous ses moyens en œuvre pour le réaliser. Cependant, force est de constater que lors de son arrivée en Amérique, l’immigrant cubain est démuni de tout sauf de sa volonté. Il est donc obligé de mettre en œuvre des moyens illégitimes et donc de recourir à la violence, au banditisme, etc… Tel est donc le seul et unique moyen de réaliser le rêve américain pour un homme tel que Tony Montana, un “innovant” utilisant des moyens illégitimes afin d’atteindre le but culturel qu’est le rêve américain ; idée qu’on retrouve d’ailleurs comme slogan de l’affiche du film titrant “Il voulait vivre le rêve américain. Jusqu’au bout.”

On peut aussi résumer la vie de Tony selon l’idée de la carrière déviante, notion développée par le sociologue Howard Becker. À Cuba, Tony commet quelques crimes correspondant à la première étape de la carrière déviante : la transgression de la norme qui lui vaut d’ailleurs l’emprisonnement. Marquée par sa cicatrice et son passé, cela produit l’effet de stigmate lors de ses interactions avec les agents de l’immigration à son arrivée aux Etats-Unis qui le catégorisent de facto comme un délinquant. Une fois la deuxième étape de désignation publique effectuée, il ne lui reste plus qu’à adhérer pleinement à la vie de déviance qu’on lui a consacré et de s’intégrer à une organisation de déviance, en l’occurrence celle du trafiquant de drogue Frank Lopez. Bien évidemment, le tempérament effronté de Tony le conduit à prendre le dessus, le plaçant au stade ultime de la carrière déviante.

Débuts prometteurs, démesure puis descente vers la folie, Tony Montana actualise la figure mythologique de l’empereur Caligula tout en restant très proche de sa source d’inspiration primaire, Al Capone. Scarface met donc en exergue les tristes désillusions du rêve américain qui ne procure plus aucun bonheur même pour les plus corrompus.

Kenza BENABDELOUHAB

Sources :

https://www.indiewire.com/2013/08/retrospective-the-films-of-brian-de-palma-94344/
https://www.youtube.com/watch?v=Ei-my4rrW_g
https://creativescreenwriting.com/writing-in-a-very-dark-room-oliver-stone-revisits-scarface/
https://journals.openedition.org/sociologie/1197
http://www.cosmovisions.com/Caligula.htm
http://www.site-magister.com/caligula.htm#axzz5b8ADKumK