Nymphomaniac, vol.1 et vol.2. Allégorie de l’impuissance des images

Une forêt pour toi, c’est un monstre hideux.
Le songe et le réel s’y mêlent tous les deux.
Là se penchent rêveurs les vieux pins, les grands ormes
Dont les rameaux tordus font cent coudes difformes,
Et, dans ce groupe sombre agité par le vent,
Rien n’est tout à fait mort ni tout à fait vivant.
Le cresson boit ; l’eau court ; les frênes sur les pentes,
Sous la broussaille horrible et les ronces grimpantes,
Contractent lentement leurs pieds noueux et noirs.
Les fleurs au cou de cygne ont des lacs pour miroirs ;
Et sur vous qui passez et l’avez réveillée,
Mainte chimère étrange à la gorge écaillée,
D’un arbre entre ses doigts serrant ses larges nœuds,
Du fond d’un antre obscur fixe un oeil lumineux.
O végétation ! esprit ! matière ! force !
Couverte de peau rude ou de vivante écorce !

Victor Hugo, “À Albert Dürer “, Les Voix intérieures, 1837




          La question que pose de manière passionnante Nymphomaniac est celle du genre. Et ce autant sur le plan esthétique que sur le plan sexuel. L’hypothèse même de lecture du corps et de l’âme que nous offre ce diptyque, consiste à renverser la « théorie des genres » en faveur du primat du sexe et du récit. De sorte que l’objet du film est ce qu’on pourrait appeler la « parole sexuelle » (en se souvenant ainsi du très beau livre de Pascal Quignard qui avait pour titre La Nuit sexuelle).
Ceci fait, en première analyse, que le film entre de manière subreptice mais fracassante dans l’actualité des débats autour des gender studies. Tout y manifeste – jusqu’à une certaine maladresse réactive, bavarde voire rétrograde – un refus obstiné de Von Trier d’entériner la vision théorique et plastique contemporaine de la sexualité. A cet égard, rien n’est moins pornographique que ce film, malgré les annonces tonitruantes qui en ont été faites ; et rien ne relève moins des porn studies (davantage incarnées par le Shame de Steeve McQueen, par exemple) que son propos…
Formellement, les conséquences en sont là aussi résolues : face au constructivisme et au culturalisme (« genré », « queer », scientifique et intellectuel), Nymphomaniac revendique la prégnance de l’a priori de la forme, du modèle et de la matrice déjà là, autrement dit : de la structure. Sans renouer pour autant avec le formalisme des récits des années 70, l’œuvre de Trier reste obsédée – on le savait de manière évidente depuis Dogville et Dancer in the Dark au moins – par les dispositifs qui s’exhibent dans leur éclatante naturalité. Paradoxalement, on pense beaucoup à Resnais quand on voit les œuvres de Trier. Nymphomaniac joue ironiquement avec une schématisation biomathématique des événements comme Mon oncle d’Amérique jouait – certes plus sérieusement – avec les modèles éthologiques et behavioristes du professeur Henri Laborit.

          Toujours est-il que le sexuel de Nymphomaniac se présente avec crudité à rebours de la science moderne, et en faveur d’une pré-scientificité : celle des théories physio-philosophique, celle des moralistes, voire celle de la primo-psychiatrie (de Charcot à Freud). En cela, la vision scientifique de Trier s’arrête à la fin du 19ème siècle.  Avec une imagerie frondeuse et frontale, le film balaie les tendances « diagnostiques » des nouvelles conceptions médicales et médicamentées des psychiatries postmodernes. A cette logique de désenchantement des troubles sexuels, le film déploie en la déversant la peinture humorale d’une « nature » qui ne se réduit en aucun cas à son tableau, fût-il clinique. Dans l’œuvre de Trier, il n’y a que des « idioties » (cf. Les Idiots, l’un des premiers films de l’auteur), c’est-à-dire des fonctionnements et des cas uniques, repliés sur leur nosographie propre.
Cela apparaît explicitement quand, dans le groupe de parole sur l’« addiction sexuelle » qu’elle fréquente un moment, Joe la « nymphomane » persiste à se définir comme telle, refusant d’entrer dans la catégorisation technique et froide de la société transparente des « troubles mentaux ». Renouant avec la mythologie de la nymphe et l’harmonieuse théorie dysharmonique des humeurs, Joe s’abîme dans les évocations collantes d’une science ancienne dont le prédicat mythique esthétise les « manies » sexuelles comme des fureurs poétiques. La conception de la médecine est ainsi visuelle et littéraire : à l’image d’un Krafft-Ebing qui baptise de noms d’écrivains les dérèglements sensuels qu’il découvre comme de nouveaux continents : « sadisme », « masochisme » ; ou à l’image de ces perversions qui prennent aux 18ème et 19ème siècles des noms littéraires comme des figures de styles : « ondinisme » (terme créé par Havelock Ellis, proche de Krafft-Ebing) et « nymphomanie » (le terme date de 1721) précisément.

          Voilà pourquoi le film étonne la plupart de ses analystes qui attendent une vision contemporaine et progressiste de la sexualité féminine. Loin d’être blanchi à l’aide de quelconques « studies », le continent noir de l’« hyperesthésie » (Krafft-Ebing) de Joe reste obscurément impénétrable : la scène finale constitue, de ce point de vue, une « chute » très forte. A l’inverse, de la manière la plus archaïque, le film poursuit son exploration visuelle des humeurs : sang, choler (bile jaune), lymphe, mélancolie (« bile noire ») ; mais aussi sperme, larme, cyprine… Comme les genres et les formes esthétiques qui composent le périlleux équilibre du film (musique, peinture, littérature, cinéma et… psychanalyse), les humeurs se mélangent. Même si l’eau est l’élément primordial (un nouvel Element of crime ?), celui de l’écoulement, de la stagnation, du déversement. L’eau est le milieu essentiel de la « sensation », celle éprouvée dès la prime adolescente, quand à l’état de nymphette, Joe s’abîmait avec sa petite copine dans la joie première de nager et de se noyer dans les débordements batraciens de sa salle de bains inondée…
Mais plus structurellement, Joe se présente comme un mélange de mélancolie et de lymphatisme. Notons qu’étymologiquement « lymphe » et « nymphe » sont issus du même mot : numphê (la jeune mariée, ou la fiancée). Les nymphes sont à la fois des êtres imaginaires, ondins, aqueux, qui glissent d’éléments en éléments (le ruisseau, le torrent, l’arbre, la forêt, etc.), de la même façon que leurs lexiques passent métonymiquement d’une acception à l’autre : la « nymphe » est la jeune fille, puis la forme larvaire (en formation) de l’insecte, puis désigne encore les petites lèvres du sexe féminin, jusqu’à devenir – par substitution d’initiale – le liquide lymphatique du sang, soit cette autre tendance asthénique qui caractérise par moments Joe : nymphatisme et lymphomanie pourraient ainsi représenter les déplacements d’humeur de cet être ambivalent mû par sa lymphatique nymphomanie…

            Or, dans le film, le sexe coule comme la parole. La conversation qui compose la charpente de la narration est une délicate opposition de fluences de paroles.  A la sur-incontinence de Joe, s’oppose l’inquiétante hyper-continence de Seligman. Liquide, Joe incarne la diegesis. Pétrifié, Seligman incarne plutôt la mimesis. Tradition narrative, d’un côté, tradition figurale, de l’autre ; qui se mêlent dans une tension iconique, celle de l’hypotypose. Ce qui ne veut pas dire que Nymphomaniac cherche à être « réaliste ». D’un point de vue littéraire, le film ne vise même pas le Naturalisme, encore moins le fameux Dogme originaire.

           A mêler récit moral et spectacle humoral, Nymphomaniac suit les pas de la structure romanesque typique du 18ème siècle anglais : le « novel ». Le novel s’oppose à la « romance » en tant que forme de narration alerte, vive et le plus souvent satirique. Il s’agit de brosser le portrait d’une société à travers le cheminement, le voyage, la « formation » d’un personnage naïf ou faussement naïf. Seulement, la tension vers le Bildungsroman est là encore ironique avec un personnage central de « nymphe » qui est en « formation continue ». En mouvement permanent, la parole de Joe s’oppose à la tentative explicative et statique et ek-statique de Seligman. Ce qui explique son attrait pour le schéma, la modélisation, le tableau, le diagramme. Autant de formes fixes et mathématiques qui tentent en vain de scientifiser le récit que Joe fait d’elle-même sous la forme typique et préfreudienne de l’anamnèse.  L’ayant secouru et emporté chez lui, Seligman inverse le motif mythologique de la « nympholepse » (« être ravi par la nymphe ») pour devenir le « nymphophore ». L’ironie aidant, il se fait l’agent de l’effraction permanente de la narration nymphorrhéique, jusqu’à une ultime métalepse : la tentative de forçage de la narratrice.
Dans ce cadre sans cesse éraillé, troublé et débordé, il apparaît que le dérèglement des sens, des formes et des genres cherche son lieu de résidence plastique. Il ne le trouve ni dans la musique (malgré Bach), ni le théâtre (malgré Strindberg), ni le roman (malgré Nabokov), ni l’essai (malgré Bataille) – qui ne produisent au fond que des métaphores dans la tentative de dire le sexe – et encore moins dans le cinéma (malgré Kubrick). Il ne le trouve pas non plus dans la peinture (malgré David Casper Friedrich), mais dans le medium allégorique par excellence : la gravure. Le novel n’est qu’un prétexte pour la mise en images d’une nouvelle Melancholia à la Dürer (déjà là dans le film précédent éponyme). Le récit devient un pur contenant où se figent les images du temps qui passe, de la science et de la géométrie (cf. Leonard de Vinci) qui pensent, du deuil et de l’anesthésie des corps qui pèsent. « Je ne ressens rien », constate la nymphe qui en vient, par inversion « anesthésique », à expérimenter le burin de la soumission et le fouet de la domination sur son corps et son sexe, qui se met – nouvelle hématidrose – à suinter le sang.
Le sens de l’allégorie que nous livre le film relève d’une politique de la figurativité : la nymphomanie ne peut se réduire au tableau diagnostique de l’addiction et de la surexcitation urbaine et iconique à la Shame (le contre-modèle doloriste) ; la psychiatrie ne peut se reformuler en dehors de la fureur première, mythologique, archaïque d’une forêt mentale (cf. Dürer vu par Hugo et Antichrist) ; le sexe est irréductible au constructivisme d’une société de l’évaluation, du test et de la mise en visibilité close sur le quadrillage de ses catégories.

          En ce sens, oui, vraiment, Nymph()maniac est un manifeste anti-pornographique. En rétablissant le flux d’une parole qui ne peut s’épuiser malgré les assauts répétés de l’image triomphante, le film de Trier met en question le « pouvoir voir » sous la signature parenthétique des petites lèvres du titre qui, à l’image du « typus » et du chiffre « s-I » du propre titre de Dürer, ornent ce qu’il convient d’appeler la « Melanch()lia » de Trier.

Melancholia

Porté par une parole mythologique, le film allégorise l’autre du sexe hystérisé : la mélancolie. Renonçant à la tentation nymphographique (relayée par son plan marketing), le film exalte le principe dialectique de l’image allégorique (Walter Benjamin) : la saturation des images, des icônes et des scènes ne peut contenir le flux et l’ombre de la parole sexuelle.

Allégorie du conflit entre le son et l’image, entre la voix et le tableau, entre le cas et l’exemplarité, le film peut se ramasser autour d’une variation « saturnienne » : même à se faire satyre, la violence figurative de Seligman-le-satiriste ne parvient pas à saturer, encore moins à satisfaire, la parole saturnale de la nymphe « sad » (« triste »).

Sous le signe de Saturne, ce qui est épuisant, c’est que ne s’épuise jamais la dialectique entre “Encore !” et “Assez !”.


Olivier Aïm

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