Mustang – l’échappée belle rêvée

De longs cheveux désobéissants s’entremêlant lors de courses effrénées puis coiffés, recouverts d’un voile de mariée, cinq filles ne faisant qu’un corps, qui sera ensuite progressivement démembré…Mustang le premier long-métrage de Deniz Gamze Ergüven prend place dans un village de la mer noire et raconte l’histoire d’une bande de jeunes sœurs que l’on tente de marier de force suite à une “atteinte aux bonnes mœurs”.

« Vouloir raconter ce que c’est que d’être une femme en Turquie », c’est l’intention revendiquée par la réalisatrice, même si elle brouille parfois les pistes comme lors de son intervention dans On n’est pas couché le 13 juin, où elle évoque un « conte » et des « situations irréelles ».
La question se pose en effet du degré avec lequel la réalité entretient un lien avec l’histoire, de l’existence ou non de cet aspect de conte et enfin de son efficacité à traduire un certain corsetage de la femme turque.

Quand la réalité et la fiction vibrent à l’unisson

Il apparaît d’abord que certaines références sont évidentes pour le spectateur qui connaît bien l’actualité turque de ces dernières années. De cette manière, dans la scène de repas où les sœurs ne sont plus que trois, on entend la voix du vice-premier ministre Bülent Arınç égrener à la télévision « qu’il est indécent pour une femme de rire en public ». Pendant la diffusion de ces paroles dans cette scène, les filles rient à table de leur blagues potaches de sœurs. Dans la vraie vie cette déclaration a été suivie d’une grande vague de protestation et sur les réseaux sociaux, des femmes ont riposté par des photos d’elles en train de rire aux éclats. Quand on sait par ailleurs que la réalisatrice a inséré dans Mustang des situations réellement vécues par elle ou d’autres (être la honte du village pour avoir joué avec des garçons par exemple), on peut dire que le film tisse d’intimes liens avec la réalité.
En est-il pour autant le véritable reflet ?

Toujours à travers le regard du ce même spectateur au fait des évènements ayant secoué le pays ces dernières années, on remarque des allusions évidentes aux révoltes dites du parc de Gezi à Istanbul. Les protestations avaient débuté fin mai 2013 pour contester la destruction d’un parc puis s’étaient muées en une contestation anti-gouvernementale plus générale, opposant dans des affrontements violents police et manifestants pendant plusieurs jours pour s’étendre à plusieurs villes. Ici les allusions se font par touches mais elles sont sans équivoques.

Un t-shirt portant l’un des slogans de ces manifestations #direngezi (“#résisteGezi”) trône dans l’armoire des affaires interdites confisquées par la grand-mère, les deux cadettes de la sororité s’enfuient à Istanbul, ville de tous les possibles, et demandent leur chemin à quelqu’un dans la rue…juste devant le parc de Gezi. Une certaine corrélation existe alors entre le désir de liberté, les revendications de Gezi ainsi qu’une critique implicite de la mentalité des dirigeants turcs.

Cette analyse est confirmée par les propos que livre Deniz Gamze Ergüven lors d’un interview : « Il y a eu un tweet pendant Gezi; ‘On a tellement raison’. Et c’est pareil pour les filles du film. Elles ont tellement raison qu’il est impossible de dire qu’elles ont tort ». Il y a donc dans ces deux situations un même cri du cœur pour la liberté qui vibre à l’unisson et fait résonner le réel dans le film.

On ne peut cependant pas affirmer que le film est naturaliste, car il présente des éléments peu réalistes. Il paraît ainsi un peu étonnant que des jeunes filles surveillées de près par un oncle et une grand-mère réactionnaires aient été capables de se procurer dans un village reculé de la campagne le t-shirt d’une révolte d’abord urbaine et dénonçant un gouvernement conservateur.

Si le fond est lié au réel, la forme choisie s’en éloignerait donc pour offrir des scènes ou des éléments plus irréels, proches du conte. Et c’est peut-être ce que l’on doit comprendre de l’intervention de la réalisatrice dans On n’est pas couché.

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Les limites de Mustang en tant que conte

Il est possible d’identifier de cette manière plusieurs éléments relevant du conte dans Mustang : la présence d’une voix de narratrice d’abord, celle de la cadette Lale, l’enchaînement des péripéties et aussi le titre du film Mustang qui devient une sorte d’animal fantastique, une allégorie de ses cinq sœurs insoumises qui souhaitent se mouvoir librement, libres de leurs corps, crinières au vent…

Certains évènements quant à eux paraissent tout à fait improbables. Il est difficilement imaginable que l’on puisse faire tomber une installation électrique en quelques lancers de pierre et qu’une petite fille à peine âgée d’une dizaine d’années puisse assez apprendre à conduire pour s’enfuir en voiture. L’insolence justifiée des filles et les répliques revanchardes de certaines sont aussi à leur manière irréalistes. Accusée d’indécence à cause d’un jeu à la mer avec des garçons, Lale casse une chaise et essaye de la brûler en criant que cette dernière « est aussi dégueulasse puisqu’elle a touché nos trous du cul ». Il semblerait alors qu’il y ait définitivement quelque chose relevant d’une projection rêvée puisque la réalisatrice elle-même a affirmé que le film était une manière de résoudre des choses qui lui étaient restées à travers la gorge et que dans la “vraie vie” la réaction naturelle se prêterait plutôt à la soumission.

Mais malgré quelques légères nuances – une tante qui essaye de dissimuler leur fugue, Yassine le chauffeur-adjuvant- on ne peut s’empêcher de rajouter à la liste des éléments rapprochant Mustang du conte un certain manichéisme. Les personnages de la grand-mère et de l’oncle ne sont pas vraiment creusés et demeurent figés dans leur rôle d’opposants. Les filles elles, sont pleines de vies, sensuelles, drôles et attachantes, baignées de lumière à travers tout le film. Elles sont aussi extrêmement courageuses, certaines de leur réactions de rébellion virant à l’épique.

         La répétition de certains motifs ou symboles semble par ailleurs un peu superflue par moment; est-il nécessaire qu’une des sœurs s’étouffe avec les sucreries auparavant grignotées régulièrement par leur aînée alors que le plan appuyé sur la boîte les contenant était déjà assez parlant sur leur symbolique nauséabonde ? La seconde scène qui traite du crime de l’oncle est suivi d’un dialogue avec la grand-mère, indiquant sa répétition dans le temps. Par conséquent cette scène n’est-elle pas suffisante en soi, éliminant l’intérêt d’une des scènes précédentes où l’on devine déjà sa faute ?

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          Une magie qui opère malgré tout ?

Ces derniers points mettent en exergue quelque problèmes dans le traitement du parti pris de conte. Car ce dernier n’est en soi pas gênant, puisqu’on peut très bien adhérer à un univers fictif. Le défi est plutôt de parvenir à le rendre crédible à l’intérieur de son propre système et Mustang peine parfois à l’être.

On peut également s’interroger sur le risque que cela représente en termes de représentation de la condition des femmes en Turquie, notamment pour le spectateur qui l’ignore. La nuit de noce s’achevant en une virée express chez le gynécologue pour comprendre pourquoi la mariée n’a pas saigné, n’est pas chose rare dans certaines régions mais pourrait être attribuée à une parabole issue de la forme du conte. La dichotomie campagnes conservatrices/ villes progressistes balaye aussi la réalité plus nuancée d’une Turquie hétérogène qui abrite dans une même ville des franges de la population aux mentalités très différentes – chose également affirmée par la réalisatrice.

Le choix de cette forme a cependant l’avantage et la qualité de conférer humour et légèreté à un sujet sombre et c’est ce qui arrête aussi la comparaison souvent faite de ce film avec The Virgin Suicides. Si certains rapprochements avec le film de Sofia Coppola sont inévitables; sororité d’une tribu de jolies filles, séquestration conservatrice ou encore une des sœurs s’offrant à des inconnus (le personnage de Kirsten Dunst sur un toit, celui d’Elit Iscan dans un parking), Mustang est loin d’être vaporeusement glauque. Les filles ont chacune des personnalités définies et ne renoncent pas toutes à la liberté et à la vie : c’est la force de ce film qui leur donne le courage et la force qu’elles méritent. On peut aussi ici saluer la performance des actrices, et plus particulièrement celle de la plus jeune, incroyable de naturel.

On s’approche peut-être alors de la résolution de la contradiction que semblait receler l’intention de la réalisatrice; ce film est un conte moderne inspiré de la condition réelle des femmes en Turquie et leur imagine pour certaines un destin au dénouement heureux. Plus heureux que celui d’Özgecan Aslan, jeune femme dont le sauvage assassinat a profondément secoué l’opinion publique en Turquie en février dernier, remettant sur le devant de la scène la dégradation de la condition féminine dans le pays. Mustang a alors le grand mérite d’exister et de répondre à une certaine urgence.

Malgré les limites de la forme choisie du conte, notamment en termes de crédibilité, on ressort ému de l’échappée belle rêvée de  Deniz Gamze Ergüven à laquelle on voudrait croire…pour de vrai.

Asya Sagiroglu