Mad Men : Images de l’Âge d’or

« Advertising is based on one thing, happiness. And do you know what happiness is? Happiness is the smell of a new car. It’s a billboard on the side of the road that screams reassurance that whatever you are doing is okay. You are Okay. »

Prononcée au milieu d’une réunion embrumée de volutes de fumée et arrosée de bon whisky, cette réplique, extraite de l’épisode pilote pourrait passer inaperçue si elle ne contenait pas en elle-même tous les éléments qui fondent la philosophie de la série, philosophie incarnée par son personnage principal, le seul l’unique Mad Man, j’ai nommé Don Draper.
Au milieu des cigarettes, de l’alcool consommé à l’excès, d’une agence de publicité  tantôt florissante, tantôt à la dérive, la série de l’excellent Matthew Weiner (Les Sopranos) suit l’itinéraire de Don, incarné par Jon Hamm, image d’une Amérique du succès, loin des crises, gourou d’une société de consommation en plein épanouissement. C’est ce bonheur par la consommation que Don défend sans jamais parvenir à le trouver. Au-delà du tableau de la société changeante des sixties, Mad Men peint ainsi les itinéraires particuliers de marchands de bonheur qui ne parviennent, eux, à trouver leur paix intérieure.

La série tranche par son caractère profondément novateur. L’art de Mad Men réside dans l’attention portée au détail, qui donne au spectateur l’occasion d’entrer dans une atmosphère particulière, de goûter ce bout de société perdu.

Aujourd’hui, en lien entre son cycle « Communication et cinéma » et le début de son cycle consacré aux Séries, Cinépsis sort son plus fameux whisky, renverse la domination féminine et fume à n’en plus finir pour décomposer, pour vous, ce chef-d’œuvre du 7ème Art télévisuel.

Sterling Cooper au complet

Sterling Cooper au complet

 

« What you call love was invented by guys like me. To sell nylons »

Don Draper, épisode pilote.

1960. Dès les premières minutes, le spectateur est littéralement plongé dans la peinture d’une époque. Les téléphones crissent, les jupes sont au dessous du genou, les hommes s’enferment dans leurs bureaux, cigarette à la bouche, le premier whisky de la journée avalé d’une traite. Là réside toute la force de la série. Le téléspectateur effectue un plongeon complet dans l’univers d’une agence de publicité des années 1960, Sterling Cooper.

On ne rappellera pas ce qui est le propre socio-économique de ces années : la croissance constante, la consommation galopante, la femme dominée, les afro-américains méprisés. Les années 1960 sont ici traitées à travers une de leurs caractéristiques majeures : le développement de la consommation de masse. Don, Peggy, Roger, Pete sont tous les acteurs de ce développement, qui passe dans l’intensification publicitaire pour des produits et services toujours plus variés.

Mad Men présente un âge d’or de la communication publicitaire. Le produit et sa promotion s’inscrivent toujours dans un récit de vie, une mise en scène de la capacité du produit à générer le bonheur. Cette création du bien-être est perceptible tant en amont qu’en aval de la campagne. Ponctuant une majorité d’épisodes, les présentations des projets de campagnes au client montrent un Don Draper se comportant comme un acteur sur une scène de théâtre. La présentation du « Carrousel » aux représentants de Kodak est un exemple typique de cette mise en scène du produit qui fait le cœur des campagnes. Don présente le lecteur de diapositive comme le moyen sûr de revivre des souvenirs, l’innovation technique support de nos Madeleines de Proust. Le produit y devient le vecteur d’un bonheur retrouvé. Même logique lorsqu’il s’agit de vendre des Haricots Heinz : le produit est présenté comme un intemporel des repas heureux, quand bien même ils sont pris sur le pouce : « Heinz Beans, some things never change. »

Le Carrousel, la verve de Don Draper à son apogée.

Le Carrousel, la verve de Don Draper à son apogée.

Tout cela fait des créatifs de Sterling Cooper des artisans du besoin. Il ne s’agit pas tant de créer de l’envie pour un produit, mais de rendre le produit indispensable. On voit bien, là, l’influence de la communication sur le développement de l’ère de la consommation de masse. La publicité des années 1960 s’attache à construire un socle de normes et de pratiques qui forment et conditionnent le consommateur. C’est au moment de cet âge d’or que l’objet acquiert une dimension quasi-mythique et s’inscrit dans un système de symboles construit par les publicitaires. On se retrouve ici dans ce que Jean Baudrillard dans La Société de consommation appelle lui-même « La Liturgie formelle de l’objet ». Il ne fait aucun doute que si la consommation était une religion, Don Draper serait son pape.

La publicité à l’époque de Mad Men vit son âge d’or, dans un monde où consommation et standardisation deviennent la règle. Les années 1960 sont celle d’une métamorphose de la communication publicitaire que Mad Men s’attache à peindre. L’apparition de la télévision est un moment important de cette évolution. Elle révolutionne les manières de penser la publicité. Il ne s’agit plus de capter un regard au détour d’une sortie de métro ou d’une page de magazine, mais de donner au téléspectateur l’envie de regarder le film publicitaire jusqu’à la fin. La série montre à quel point la télévision a révolutionné le métier de créatif et a intensifié la création publicitaire par la multiplication des supports.

« Have a drink, it will make me look younger. »

Roger Sterling, saison 6, premier épisode

Les scénaristes arrivent, avec brio, à nous peindre une époque. L’Histoire (avec un grand H) n’est pas subsumée à la réussite et aux déboires de Sterling Cooper. Mieux, Sterling Cooper se fait le témoin principal des événements. On se souvient des épisodes qui transmettent bien l’atmosphère générale au cours d’événements historiques importants, comme l’assassinat de Kennedy (Saison 3, Épisode 12) ou le premier pas sur la Lune (Saison 7, Épisode 7).

Mention spéciale à des caractéristiques sociales que les films à l’atmosphère vintage cachent trop souvent (esthétique du temps béni oblige). On voit ici clairement que cette société que l’on se plaît à désirer est celle de toutes les discriminations, du racisme permanent, de l’homophobie, de la domination de la femme-objet.

On se souvient par exemple de la scène de l’épisode 6 de la première saison dans laquelle les secrétaires de l’agence doivent essayer les rouges à lèvres d’une marque pour laquelle Sterling Cooper doit réaliser une étude. Les hommes, derrières une glace sans teint, observent des femmes hurlant devant la quantité de nuances proposées, s’écharpant quant à savoir laquelle testera le rose poudré ou le corail irisé. La scène revêt un profond caractère symbolique : la femme représente la consommatrice dominée par ses instincts, observée par des hommes qui, eux, contrôlent le système.

L’élégance légendaire de Pete Campbell (Vincent Kartheiser)

L’élégance légendaire de Pete Campbell (Vincent Kartheiser)

Le traitement de ces thèmes donne des scènes magistrales par leur cruauté teintée d’humour. Le temps peint par la série détonne face à ce bon vieux temps fantasmé que l’on trouvera dans tout ou partie de ce qui touche à ces Années. C’est déconstruire une société dont l’esthétique est aujourd’hui le nec plus ultra, mais qui, comparée à notre époque, demeure celle de tous les conservatismes.

On ne saurait oublier une caractéristique plus latente qui touche à notre attachement à ces sixties. Dans nos sociétés supposées malades, le temps ancien, en particulier le temps dont traite Mad Men (1960 – 1970) retrouve un attrait tout particulier. On nous peint une société supposée parfaite, un « bon vieux temps » perdu, qui n’a de bon que la manière dont on se le représente. Nous l’avons vu, dans Mad Men, tout n’est pas rose poudré.

Malgré tout, la série participe d’un mouvement plus général propre à tous les Arts : un attrait pour l’avant qui pousse, souvent, une représentation biaisée des réalités d’alors. Des séries comme Masters of Sex et multitude de films sont ainsi de la même veine que Mad Men, mais ne présentent qu’un monde parfait, empreint d’un style dont la première caractéristique est qu’il s’acquiert d’abord en fumant un paquet de Lucky en une heure.

Don Draper (Jon Hamm)

Don Draper (Jon Hamm)

 

 « Make it simple, but significant. »

Don Draper, saison 4, épisode 6.

Au-delà de son caractère historique, la série détonne par son approche novatrice du scénario. Ce qui m’a toujours frappé, c’est la manière dont les réalisateurs arrivent à faire du téléspectateur initié un membre à part entière de ce monde. L’importance accordée au détail n’y est pas pour rien, l’œil affûté comprend la signification de chaque geste et progressivement, le téléspectateur plonge dans la rythmique des épisodes. Je ne pourrais vous parler des histoires de Mad Men : chaque épisode s’inscrit dans le temps long de la saison, on aime pour l’atmosphère avant d’aimer parce que les scénaristes nous tiennent en haleine. C’est une sensation très spéciale : on jubile devant le moindre petit geste (Betty qui s’apprête à vomir dans la Chevy toute neuve de Don, Peggy Olson sautillant une demie-seconde après avoir obtenu sa promotion), on s’anime lorsque démarre un extrait de la – MAGISTRALE – bande-originale, on rit aux larmes à des moments complètement absurdes (Une secrétaire broyant le pied d’un de ses collègues de bureau avec un tracteur-tondeuse – oui c’est possible), on est fier de notre culture lorsqu’on entend Don Draper citer Nietzsche.

Mad Men s’attache à suivre des itinéraires particuliers, celui de ces marchands de bonheur, de leur relation à ce monde qu’ils s’attachent à construire. Don est constamment en quête de son propre équilibre qu’il ne trouve ni dans les conquêtes féminines, ni dans l’alcool. Les sept saisons s’attachent à décrire sa quête d’identité dans un monde où il ne trouve jamais sa place. N’oublions pas Peggy Olson, figure d’une société qui peine à accorder aux femmes une place ailleurs qu’au foyer. Je ne peux que vous assurer que vous adorerez l’hilarant Roger Sterling, la magnifique Joan Holloway, la beauté froide de Betty Draper, le détestable Pete Campbell, personnages que je m’amuse à résumer en un mot alors qu’eux mêmes dévoilent toute leur profondeur tout au long du régal que sont ces sept saisons.

Enfin, je ne pouvais terminer cet article sans faire une mention spéciale à certains moments de folie furieuse : le charleston de Pete and Trudy, le bad trip de Roger venant de tester le LSD, la honte de Don lorsque sa femme lui chante Zou Bisou Bisou devant la moitié de ses collègues… Bref, il ne vous reste plus qu’à vous plonger dans cet univers dont les portes vous sont maintenant ouvertes…

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Brice Ballot

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Nota Bene : les trois premiers épisodes pourront paraître difficiles ; le charme opère pleinement par la suite.