Lucifer Rising – une transe rédemptrice

 

La genèse de Lucifer Rising, court-métrage expérimental élaboré entre 1966 et 1981, est de ce matériau dont les légendes et les fantasmes sont faits. Œuvre du cinéaste-mage underground Kenneth Anger, ces vingt-neuf minutes hallucinatoires cachent une histoire où occultisme, trauma d’une nation, et fin d’une époque se mêlent avec désordre. Parmi ces multiples péripéties, et parce qu’il est ici question de musique, c’est sur une rencontre déterminante que nous allons nous concentrer : celle d’Anger, filmeur fasciné, et de Bobby Beausoleil, jeune musicien ambitieux promis à un destin sanglant.

Si plusieurs anecdotes circulent, la plus répandue veut que les deux hommes se soient rencontrés en 1966 lors d’un happening organisé dans une église méthodiste de San Francisco et ayant viré à l’orgie. Anger a alors déjà réalisé plusieurs films dont Scorpio Rising, et Inauguration of the Pleasure Dome, et fréquente des figures controversées comme Anton LaVey, le fondateur de l’Église de Satan. De son côté, Beausoleil promène sa gueule d’ange dans le quartier hippie de Haight Ashbury où il vient de monter le groupe The Orkustra, sensation psychédélique locale qui partage parfois la scène avec le Grateful Dead. Anger voit en Beausoleil l’incarnation de Lucifer, personnage qu’il souhaite mettre au centre d’un nouveau projet reprenant ses croyances thélémites, héritées de l’occultiste britannique Aleister Crowley. « Enfant couronné et conquérant », Lucifer constitue pour les adeptes de Thelema le représentant d’une nouvelle ère, l’Eon d’Horus, où la réalisation de soi serait enfin possible. Beausoleil accepte la proposition et s’installe avec le cinéaste qui lui confie, en plus de son rôle, la composition de la musique. À l’automne 1967, alors que la relation entre les deux hommes se détériore, Beausoleil décide de partir. Ses errances lui font croiser la route de The Milky Way, un groupe folk un brin foireux dont le guitariste et chanteur n’est autre que Charles Manson. La suite fut maintes fois contée. Le 25 juillet 1969, Beausoleil, accompagné de deux filles de la « famille », se rend au domicile de Gary Hinman, un professeur de musique qui trafique de la mescaline à ses heures perdues. L’objectif est de récupérer de l’argent mais la situation se complique, Hinman est pris en otage, et Manson appelé à la rescousse. Après deux jours de violence, Beausoleil achève Hinman au couteau et prend la fuite. Il est arrêté le 6 août ; dans la nuit du 8 au 9 d’autres membres assassinent Sharon Tate dans sa demeure de Los Angeles.

Jusqu’en 1972, Kenneth Anger poursuit de son côté la fabrication de Lucifer Rising. Il part tourner en Égypte, en Allemagne, à Londres et à Stonehenge, avec notamment Leslie Huggins, Marianne Faithfull, et lui-même dans les rôles principaux. Si Jimmy Page, le guitariste de Led Zeppelin, est un temps chargé de composer la bande-originale, c’est finalement à Bobby Beausoleil qu’en est, à nouveau, confié le soin. Condamné à la perpétuité, c’est de sa cellule du pénitencier de Tracy que ce dernier parvient à rassembler des instruments classiques ou artisanaux, et forme avec plusieurs prisonniers The Freedom Orchestra. Les séances d’enregistrement, sporadiques, s’échelonnent sur quatre ans pendant lesquels Beausoleil accumulent des connaissances sur les instruments électroniques naissants jusqu’à être invité à programmer des synthétiseurs grand public pour les marques Casio ou Kawai.

Constituée de six mouvements, la partition de Lucifer Rising propose un cheminement de l’ombre à la lumière où l’histoire du personnage principal et celle du compositeur se font écho de façon troublante. Dès la première partie aux circonvolutions synthétiques, guitares funèbres, nuages de cymbales, et batterie métronomique, le spectateur est invité à se laisser happer par le film. Naît en effet le sentiment qu’au creux, et au-delà des images au symbolisme exacerbé, se joue quelque chose de plus profond, intense et vivant. La bande-originale dans son ensemble prête ainsi au film une ferveur tranquille qui accroît le pouvoir de fascination des plans et participe d’une forme d’émotion inattendue. Entre chant des trompettes, bourdons ou motifs mélodiques synthétiques, et élans de guitares, les différents mouvements travaillent également la notion de thème mais au sein de constructions aux contours toujours flous. L’usage des instruments électroniques se place loin de toute approche ludique et convainc tout autant que le traitement des guitares, aux effets sans esbroufe. Tantôt sombre, tantôt irradiante, planante ou hypnotique, la partition parvient à réaliser le souhait de Beausoleil qui désirait produire une musique sonnant comme « un orgue d’église tordu ». Cependant, il ne faudrait pas ici oublier le travail de Kenneth Anger, brillant alchimiste et créateur d’images qui semble choisir avec précision le moment où chacune d’elle doit nous être offerte. Il ne faut pas l’oublier car c’est bien dans la rencontre du visuel et de l’audible que les deux œuvres s’accomplissent avec la plus grande magie.

Mathilde Guitton