Watchmen : Les super-héros sont-ils fascistes ?

            « Qu’est devenu le rêve américain ? » s’interroge le Hibou, face à la violente répression, à laquelle il a participé, d’une émeute anti-super-héros. « Tu l’as devant toi. », lui réplique le Comédien, assumant entièrement le massacre d’innocents qu’il a perpétré pour maintenir l’ordre.
Est-ce à dire que, par une fatalité inhérente à ce type de personnage, les super-héros sont destinés à devenir des schizophrènes (le Hibou, Spectre Soyeux II, Bugman), des sociopathes (Rorschach), voire des forces brutes et cyniques, fascistes en puissance (le Comédien, le Juge Masqué) ?
Watchmen est l’aboutissement de la critique du super-héros qui a parcouru le genre après le 11 Septembre. Après les troubles identitaires et la mélancolie de Spider-Man, après la violence et le doute de Batman, après les échecs de Daredevil, voilà que les super-héros semblent définitivement catégorisés comme des monstres dangereux, des serviteurs d’un ordre inique ou des criminels rêvant de justice. Mais la condamnation est-elle si juste ? Le bien qu’apportent les super-héros est-il nécessairement un mal ? Toute la question est de savoir comment ce genre de personnages peut passer de héros de la liberté à défenseur de l’ordre dominant.

Une piste pourrait se trouver dans le discours que tient Harvey Dent, procureur de Gotham et donc responsable de la justice légale, à Bruce Wayne (doutant de la vertu de Batman), Rachel Dawes et une danseuse moscovite au début de The Dark Knight. À bien écouter ce qu’il dit, le super-héros n’est ni un criminel, ni un usurpateur, mais une émergence spontanée et inconsciente de la volonté du peuple ; au sarcasme de Bruce Wayne sur l’illégitimité démocratique du super-héros : « Qui l’a nommé, ce Batman ? », Dent oppose une élection tacite des citoyens de Gotham : « Nous tous. En abandonnant la ville aux voyous. » Face au mal qui a triomphé à Gotham du fait de l’inaction des gens de bien, un citoyen s’est levé, s’est révolté, et a incarné le désir commun d’en finir avec le crime et de restaurer la justice.
Dent va plus loin, justifiant un régime politique situé au-dessus de la démocratie, en se référant directement à Rome : « Quand l’ennemi assiégeait la ville, les Romains suspendaient [la démocratie, à supposer que Rome en fût une] et nommaient un protecteur. Ce n’était pas un honneur, mais un service public. » En maître de la rhétorique qu’il est, Dent choisit à dessein le terme de « protecteur », et non celui de « dictateur », dont César (que Rachel oppose tout de suite à l’idéalisme de Dent) fut le dernier représentant. C’est l’homme de la loi qui parle ici : Batman serait le magistrat exceptionnel élu par Gotham de manière implicite. C’est l’élection des consciences. On est ici en présence d’un régime supérieur à la démocratie, un régime extraordinaire qui s’abolirait de lui-même une fois l’urgence finie ; ce serait comme une démocratie ultra-directe, sans gouvernement, sans tribunaux, sans élections. C’est le point extrême d’une démocratie libertaire.

À voir The Dark Knight et The Dark Knight Rises, on est tenté de croire à la théorie de Dent. Batman ne désire pas continuer dans son rôle de justicier masqué et se cherche un successeur légal, d’où son sacrifice christique pour sauver l’image de Dent. Mais, en imitant le geste du Christ, Batman fait preuve d’une vertu si haute qu’elle est inaccessible ; d’autant plus que cet acte, par définition, ne peut être reproduit, autrement la société s’anéantirait dans une série de sacrifices individuels tous plus sublimes les uns que les autres. Être aussi vertueux que Batman, c’est être un saint, et cela n’est pas compatible avec l’exigence d’une éthique démocratique que chaque individu puisse adopter. Il n’y a pas de cercle vertueux dans cette vertu égoïste.
Cependant, l’impossibilité de ce sacrifice reste cantonnée à la fiction. Et, comme toute fiction, les films de super-héros ont des vertus morales, grâce aux leçons de vie que l’on retire de ces images d’hommes déchirés par un trop grand pouvoir. La sainteté n’est pas souhaitable dans l’exercice politique, mais les choix qui la motivent peuvent être des modèles de vie. Spider-Man  expérimentant les limites éthiques de ses pouvoirs, Batman acceptant de se retirer, ou Wolverine donnant un sens romantique à sa vie en se servant de ses pouvoirs pour protéger une minorité sont autant d’exemples moraux proposés au spectateur, autant de fictions du pouvoir grâce auxquelles chacun peut se poser la question cruciale quant à l’exercice du pouvoir : « Et si c’était moi qui avais tous ces pouvoirs, qu’en ferai-je ? » Prises individuellement, les figures super-héroïques sont des morales existentielles, qui, en incitant le spectateur à réfléchir, à son échelle, aux responsabilités qui lui incombent, peuvent être des cercles vertueux pour qui veut être citoyen.
Le problème réside alors dans l’imbrication de la politique officielle et de la force super-héroïque. Si les Watchmen basculent dans la folie ou le fascisme, c’est que leur rôle de protecteurs s’est vu passé de charge exceptionnelle à statut institutionnalisé et permanent. C’est lorsque l’État de droit se dote légalement de super-gardiens au nom du maintien de l’ordre qu’il devient fasciste. C’est alors que la dictature super-héroïque s’implante durablement et ne tolère plus d’être contestée par tous ces petits hommes qui ne savent pas ce qui est bon pour eux. La question, c’est de savoir à quel moment l’extraordinaire s’ancre dans le temps long.

Si Watchmen est une vision très critique du rôle des super-héros, et si Daredevil, Spider-Man et Batman s’interrogent sur le bien-fondé de leur existence, on assiste depuis quelques années à un retour du refoulé. Les super-héros solaires que sont les Avengers s’installent peu à peu sur nos écrans et ne semblent pas prêts de les quitter. Ils ont beau être gentils, beaux et tous dévoués à la justice, personne ne les a élus officiellement ; ou peut-être leur élection est à chercher dans leur succès planétaire, acquiescement muet d’une population qui s’est trouvée en eux les figures mythiques à même de porter le flambeau de l’espoir dans les temps sombres où nous vivons. La question que l’on est en droit de se poser, c’est de nous demander si, lorsque les troubles seront bannis (hypothèse des plus utopiques), les gentils surhommes, leurs gros producteurs et les grands États qu’ils représentent accepteront bien gentiment de laisser la place à des citoyens plus humbles.
L’état d’urgence, super-héroïque ou policier, trouvera-t-il une fin de lui-même ?

Watchmen, de Zack Snyder

 

 

Maxime Lerolle