Les multiples facettes du cinéma d’animation japonais : retour sur 3 réalisateurs clés

Sauf cas exceptionnel d’exil volontaire au fin fond d’une grotte perdue, vous ne serez pas sans avoir remarqué la place grandissante de l’animation japonaise depuis un bon nombre d’années désormais. Ce phénomène d’expansion, on le doit d’une part aux séries à la Goldorak et Les aventures de Candy (dont le club Dorothée s’est fait l’étrange pionnier du genre en France, berçant l’enfance de nos parents), et d’autre part aux films d’animation, propulsés en particulier par Ghibli ou l’adaptation follement dynamique d’Akira par Katsuhiro Ōtomo en 1988. Et nous, petits occidentaux, on s’est pris en plein visage ces merveilles visuelles, entre tradition et modernité, réalisme et onirisme, jusqu’à revendiquer ce patrimoine nippon et l’élever au rang de référence mondiale. Loin du féérisme de Disney, on découvre un monde sombre et merveilleux, qui n’hésite pas à pointer du doigt la société dans tous ses états et dans son pluralisme. Alors on a décidé d’embarquer à bord de ce Japanese trip, et on s’est retrouvé à chaque fois un peu plus frappé par la beauté et la vérité que dégagent ces œuvres, à l’instar de cette petite Chihiro secouée par le voyage ébranlant de son père en voiture.

Les séries et les films d’animation se doivent d’être traités séparément, tellement ces deux objets cinématographiques ont créé des engouements différents. En miroir à la furie adolescente autour des animés, et notamment des shonen, tout un pan proprement filmique a trouvé son public et l’a fidélisé : Hayao Miyazaki bien sûr, mais aussi Isao Takahata, Satoshi Kon et plus récemment Makoto Shinkai. Des noms de tous les jours pour les initiés, mais aussi les curieux et les parents divergents qui ont voulu offrir une éducation loin des princesses et des chevaliers servants à leurs enfants. Ce fut le cas des miens, qui m’ont (littéralement) posé devant une télévision révélatrice d’un monde qui prenait vie à travers ces personnages universels, aux traits caucasiens et aux paroles dures et éminemment salvatrices. Et c’est sur cette partie de l’animation japonaise que j’aimerais attirer votre attention. Surtout, plus que de simplement parler de Ghibli, qui fait mouche depuis Le château dans le ciel (Hayao Miyazaki, 1986) jusqu’aux Souvenirs de Marnie (Hiromasa Yonebayashi, 2016), j’aimerais vous présenter les « tapis dans l’ombre », ceux dont on a pu voir les films mais dont on ne parle pas ou peu, pour mettre à l’honneur la diversité et la beauté de ce patrimoine japonais. C’est parti.

Se détacher de Ghibli pour découvrir le monde désenchanté de Satoshi Kon

Suite à la déferlante Ghibli et à tous ses titres bien connus aujourd’hui, je me suis tourné vers l’autre face de la lune, plus méconnue et pourtant tout aussi passionnante, aussi bien dans ses sujets abordés que dans ses personnages. Et c’est le coeur de mon propos ici : vous faire découvrir cette promesse cinématographique d’univers aux facettes multiples qu’offre l’animation japonaise. Satoshi Kon nous livre dans Paprika (2006) un véritable festival d’émotions et un monde coloré à outrance, en miroir avec le carnaval enjoué de Yokai à la fin de Pompoko (1994), de Takahata.

Paprika (2006) – Satoshi Kon

Le photogramme ci-dessus illustre bien le paradigme de Kon, qui s’attache à la culture très festivalière du Japon en allant explorer le vice de l’Homme dans l’excès, le too much, et la vitesse d’exécution. Une vie toujours plus effrénée, dictée par la démonstration de richesse et menant bien trop souvent à la tourmente. On suit ici Chiba, ou Paprika du nom de son alter ego, voyageant dans les rêves de ses patients à l’aide d’une nouvelle machine destinée aux traitements psychiatriques. Vous noterez d’ailleurs la similarité avec Inception, l’oeuvre phare de Christopher Nolan, qui revendiquera lui-même Paprika comme source d’inspiration principale. Avec son film, Kon cherche à démontrer le danger de la modernité et de l’évolution technique : des prototypes sont volés dans le but non pas de guérir, mais de contrôler l’esprit d’autrui en investissant son inconscient. Sans trop en dire, ce long-métrage met en lumière la dystopie scientifique devenue monnaie courante au cinéma, qui vise à interroger sur le progrès et les questionnements éthiques qui en découlent. Satoshi Kon illustre par Paprika son esthétique singulière dans le monde de l’animation : la récurrence de thèmes violents revenant sur une société souvent corrompue et mise à mal dans son fonctionnement. Il m’est dès lors impossible de ne pas citer Paranoia Agent (2004), qui nous propose de suivre un personnage au visage inconnu, jeune garçon muni d’une batte et de rollers agressant les passants dans la rue. Vous verrez facilement la similarité frappante dans la violence sous-jacente de ses oeuvres, qui, quand elle n’est pas mise au premier plan, laisse toujours un goût amer dans la bouche de ses spectateurs.

Dans une optique similaire, Kon joue dans son oeuvre Millenium Actress (2001), sur les temporalités en mêlant histoire et fiction et dévoile le projet de tout réalisateur : faire voyager ses spectateurs à l’instar de ses personnages. Nous suivons Chiyoko, ancienne étoile du cinéma japonais, vivant désormais recluse et en autarcie. Interrogée par un journaliste, elle va alors entamer son épopée, faisant de l’être journalistique et du spectateur les témoins d’une vie rythmée par la fiction et qui cherche sa vérité, son amour envolé. C’est là le projet esthétique et intellectuel du cinéma d’animation japonais : dévoiler une vérité, souvent par la métaphore ou par l’enchantement seulement apparent du monde, pour pointer la part d’ombre et de noirceur que renferme la beauté environnante. Que dire de ce film si ce n’est qu’il bouscule nos souvenirs, nous poussant à nous repasser notre vie passée comme un film dans notre tête, cherchant les clés d’un inconscient (le même que celui des patients de Paprika) qui nous échappe…

La poétique de Makoto Shinkai : la quête identitaire par le prisme onirique

Your Name (2016) – Makoto Shinkai

Makoto Shinkai, grand descendant de Miyazaki selon certains, revendique lui aussi la quête identitaire dans ses long-métrages, en particulier dans son immense succès Your Name (2016), qui a fait l’objet d’un article sur ce webzine. Film époustouflant qui a déjà beaucoup fait parler de lui et a sûrement contribué à populariser l’animation japonaise chez les générations post-Ghibli. Si Shinkai reprend les deux thèmes de Paprika et Millenium Actress, il leur offre toutefois un regard beaucoup plus doux et mélancolique. À l’inverse de la dynamique folle du montage de Kon, Shinkai nous livre plutôt un doux mélange de temporalités qui s’effectue par la commémoration des esprits (tradition nippone d’ailleurs très forte et souvent reprise par le genre animé). Dans Your Name, les deux personnages se rencontrent et se cherchent, s’entremêlent et se perdent. De manière très symbolique, le réalisateur illustre d’ailleurs leur relation par la métaphore du fil, liant comme déliant les éléments. Shinkai engage donc ses personnages dans le développement de leur être et de leur monde, montrant ici à son spectateur la responsabilité qu’il possède et l’impact qu’il peut avoir sur son environnement. Une jolie manière de détourner le propos miyazakien qui vise aussi à responsabiliser son public, jamais sur un ton moralisateur, mais plutôt par une prise de conscience.

C’est enfin la question identitaire que pose Shinkai dans son film en poussant ses personnages à s’explorer en explorant l’autre, changeant de corps et de milieu, passant d’homme à femme et de la ville à la campagne. On voit ici un être en investir un autre, à la manière de Paprika, pour mieux le comprendre et l’appréhender, soulignant l’importance de la relation inter-dépendante des êtres humains. Enjeu clé de l’animation japonaise, cette quête de l’identité se manifeste dans nombre de ses films et vise à confronter le spectateur à lui-même et à sa manière d’envisager le monde dans sa propre conception de soi, et d’autrui. « Aime-toi avant d’aimer les autres » : c’est en regardant en lui que le spectateur trouvera comment regarder ce et ceux qui l’entourent, et c’est ce cheminement qu’emprunte les personnages de Shinkai dans ce film. L’universel, le bienveillant, la recherche du « je » et du « tu » : quelle belle philosophie que nous proposent d’aborder ces réalisateurs, en proie à une société qui efface les individualités tout en creusant les inégalités, paradoxe à bannir pour permettre le vivre ensemble. Je vous invite d’ailleurs à voir Les enfants du temps de Shinkai, sorti en 2019, qui reprend ces interrogations à travers la métaphore météorologique : drôle d’idée peut-être, et pourtant toujours aussi prenant et plein de vérité.

Naoko Yamada : l’art du discours muet mais puissant sur les relations humaines

Naoko Yamada, l’une des rares femmes réalisatrices dans ce monde d’hommes, nous propose une autre facette du genre animé. Dans son film A Silent Voice sorti en 2016, elle s’interroge sur les relations humaines à travers le rôle des mots dans un cadre scénaristique innovant. A Silent Voice choisi de narrer l’histoire de Shoya Ishida, un jeune garçon ayant harcelé Shoko Nishimiya, jeune fille sourde. Au fil du film, on se rend compte que les actes du harceleur relevaient surtout d’une maladresse dans la communication de ses sentiments lorsqu’on le retrouve quelques années plus tard au lycée : il s’en veut et tente de l’exprimer dans un effacement assumé de la société. Surtout, Ishida ne cherche qu’une seule chose : se faire pardonner et faire la paix, sûrement plus avec lui-même qu’avec la jeune fille concernée. Par ce choix scénaristique et sa réalisation réussie, Yamada exprime parfaitement la difficulté des jeunes Japonais, et plus largement de la nouvelle génération, de s’entendre (sans mauvais jeu de mots) et de s’apprécier avec honnêteté dans un monde où l’hypocrisie et le règne de la popularité nous pousse à écraser les autres.

A Silent Voice (2016) – Naoko Yamada

C’est donc avec une douceur extrême que Yamada déroule son intrigue : nous suivons les tentatives et les doutes de Shoya, qui tente de créer un nouveau lien avec Shoko fondé cette fois sur un amour véritable et une sincérité folle que l’on lirait presque dans leurs regards : ce fameux miroir de l’âme qui vaut plus que n’importe quel discours. Le film joue avec les métaphores et les symboliques, faisant parler la nature et se taire les hommes pour provoquer des émotions véritables et dénuées d’artifices. C’est un versant profondément personnel et ancré dans l’introspection que nous offre ici la réalisatrice, illustrant avec brio la crise du langage de notre société contemporaine et s’engageant pleinement dans cette quête d’identité que mettent en avant Shinkai, Kon ou encore Miyazaki, notamment initié par Le Voyage de Chihiro. Magnifique démonstration du rapport humain qui se construit pendant l’enfance, Yamada en aura fait pleurer plus d’un en rappelant la simplicité extrême de ces échanges et de l’amour, là où l’on tend à faire d’autrui son ennemi plutôt que son camarade, son concurrent plutôt que son allié, son contraire plutôt que son alter ego.

Un univers qu’il vous reste à découvrir

Vous l’aurez compris suite à cette rétrospective non exhaustive, j’aime beaucoup l’animation japonaise. Je trouve qu’elle illustre magnifiquement cette double-fonction du cinéma d’animation qui vise à toucher tout un chacun, en proposant plusieurs niveaux de lecture et en universalisant son propos. Loin d’enterrer Disney, elle propose une autre manière d’envisager le monde dans lequel on évolue, par une esthétique qui lui est propre et qui pourtant, s’ancre avec facilité dans n’importe quelle culture.

Vous l’aurez compris, le but de cet article est de vous donner envie d’aller explorer ce genre encore bien plus large, et vous pousser à vous intéresser à tous les films d’animation japonais qui gravitent autour de Ghibli, car ils sont nombreux et ils n’attendent que vous.

Sur ce, bon visionnage petits cinéphiles, et je vous laisse sur cette phrase pleine de bon sens d’un énième film à voir absolument: « Je préfère encore être un cochon décadent plutôt qu’un fasciste! »Porco Rosso (Hayao Miyazaki, il n’est jamais très loin… 1992).

Baptiste Charles


Bandes-annonces :

Photos :

  • www.ghibli.jp
  • extrabeurre.com
  • citazine.fr

Conseils de lecture :

Un monde parfait selon Ghibli, d’Alexandre Mathis (2018), qui constitue une très belle porte d’entrée sur ces oeuvres déroutantes.

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