Le Pari(s) de Rohmer : de la ville décor à la ville affect

Georges Perec écrit dans Espèces d’espaces : « L’espace de notre vie n’est ni construit, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et il se rassemble ? On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de friction, on a parfois la vague impression que ça se coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça se cogne » . G. Perec pose ici une question essentielle : qu’est ce que l’espace, et plus particulièrement qu’est-il par rapport à nous ? Un espace s’habite, et est en relation avec les êtres vivants.
Eric Rohmer est un de ces cinéastes qui a longuement réfléchi, au travers d’écrits (L’organisation de l’espace dans le « Faust » de Murnau, Cahiers du Cinéma) mais aussi et surtout au travers de ses films, à l’espace et à son organisation. En effet, Eric Rohmer est un cinéaste de la ville, qui ne se prive pas de la montrer, de la nommer et de lui assigner un rôle scénaristique et narratif. Il n’énonce son souhait pour les futurs cinéastes de la sorte : « Le réalisateur – auteur de demain connaitra la joie exaltante de trouver son style dans la texture même du réel » . Car en effet, c’est dans la matérialité même du réel qu’Eric Rohmer travaille ses films. La ville renvoie à un espace délimité, elle ouvre l’espace à l’accidentel, à l’impondérable, aux possibles poétiques et narratifs. C’est dans sa banalité que la ville trouvera tout son sens, et toute sa beauté. Plus qu’un décor, la ville devient alors un véritable personnage, qui reflète les émotions des personnages et qui se fond dans leurs cheminements physiologiques. C’est au grès de leurs pérégrinations que nous apprendrons à connaître les personnages et à les cerner d’avantage ; la ville ne sera plus que le reflet de leur âme. De décor, la ville prend le rôle d’actant. Tantôt, elle enfermera les personnages dans leurs contradictions et dans leur profonde solitude, tantôt elle sera le medium de la rencontre amoureuses et des aventures des personnages. La ville nous révèlera alors un rapport particulier des personnages au monde. En effet, la ville est souvent le réceptacle de nos fantasmes et de nos illusions : nous lui accolons des facettes, qui ne collent pas forcément à la réalité. Ainsi, en expérimentant leur rapport à la ville, les personnages confronteront leurs illusions à la réalité. Rohmer écrit dans un entretien aux Cahiers du cinéma en 1962 : « Ce qui m’aide à trouver les idées, c’est le décor. Souvent, même, je pars de là. (…) Je me demande comment on peut placer le repérage après la rédaction du scénario. Il faut d’abord penser au décor. (…) On ne vit pas de la même façon dans des décors différents » . En effet, c’est la nature de ces espaces, et leur organisation géométrique, qui déterminent l’action des personnages. Les lieux servent de point de départ à leur aventure, tant physique que morale.
Afin d’illustrer mon propos, j’ai choisi quatre films d’Eric Rohmer. D’une part, Le signe du Lion. Dans ce long-métrage, Paris est un lieu d’expérimentation de la flânerie, d’un cheminement qui le mènera à parcourir Paris et sa banlieue. Pierre Wesselrin, musicien américain, hérite soudainement d’une grosse fortune. Cependant, la malchance le prend de cours, et lui enlève cette fortune des mains. Pierre se retrouve seul à Paris, en plein été. La ville est déserte, et peu à peu, ce dernier passe de bourgeois à clochard. Mon second objet d’étude sera le cours-métrage réalisé par Eric Rohmer, La Place de l’Etoile. Ce dernier s’inscrit dans un film collectif, intitulé Paris vu par…, dans lequel chaque grande figure de la Nouvelle Vague a réalité un film. Rohmer se distingue particulièrement des autres réalisateurs, puisqu’il est le seul à se servir de la spécificité du lieu, de la Place de l’Etoile, afin de créer son scénario. Dans ce court sketch, Jean-Marc, vendeur dans une boutique de vêtements, pensera commettre un meurtre sur la Place de l’Etoile. La Boulangère de Monceau sera mon troisième support. Ce court métrage est emblématique de l’utilisation de la ville et des espaces. Il reprend la structure des Contes Moraux, puisque c’est le premier. Le narrateur passera ainsi de l’élue, Sylvie, à la boulangère, pour enfin revenir à son réel objet de désir. Enfin, Les Nuits de la pleine lune sera quelque peu convoquées, à titre d’exemple, à propos de Louise et d’Octave, deux personnages importants de part leur rapport à la ville. Dans ces quatre films, une chose est certaine, c’est que le personnage s’inscrit toujours par rapport à un lieu. Entre imaginaire et réalité matérielle, les espaces et les lieux seront donc pour Rohmer le lieu d’expérimentations de caractères et d’aspirations de chacun de ses personnages.

Ainsi, dans ce dossier, la problématique portera essentiellement sur la manière dont Rohmer glisse de la typologie de la ville à sa symbolique. Comment Rohmer met-il en valeur ses personnages, et leurs sentiments, au travers de la ville ? Nous verrons d’abord avec Le Signe du Lion et Place de l’Etoile, que pour ces deux films, l’espace accentue la solitude et l’enfermement des personnages. Avec Les nuits de la pleine lune et La Boulangère de Monceau, nous verrons alors que l’enfermement spatial cette fois ouvre aux possibles poétiques et aux rencontres amoureuses, et que la ville est donc un lieu de croisement, propice aux rencontres. Enfin, la ville, en participant à l’imaginaire des personnages et donnant consistance aux personnages, sera un moyen de créer les personnages et de montrer de manière plus subtile que par le biais des dialogues les réelles aspirations et destins des personnages.

I. Le Signe du Lion et Place de l’Etoile : de la géométrie des lieux à la solitude et à l’enfermement (psychologique et spatial) des personnages

1. La géométrie des lieux (cercles et diagonales) : symbolique de la fermeture

« Rohmer ne triche jamais avec la géométrie des lieux » écrit Joël Magny . En effet, la géométrie de l‘espace est essentielle dans les films de Rohmer. Elle est étroitement liée à la narration et aux sentiments éprouvés par le protagoniste. Les films ne sont pas seulement fidèles à la réalité spatiale des lieux, puisque l’espace dans certain de ses films a un intérêt supplémentaire : c’est la nature des espaces, et son organisation, qui va déterminer l’action des personnages. Ainsi, nous verrons que les lieux donnent naissance à l’action, et sont le miroir de leurs aventures physiques et morales.

Le Signe du Lion et Paris vu par… sont à rapprocher l’un de l’autre, car tous deux mettent en scène des protagonistes pris au piège dans la ville, et par les lieux qui les entourent. Les formes et les motifs architecturaux accompagnent les personnages dans leurs troubles psychologiques. Les formes circulaires, par exemple, sont récurrentes. Dans un article pour le Télérama, Eric Rohmer avoue « J’avais réalisé un court métrage pour Paris vu par… qui s’appelait Place de l’Etoile. On y voit quelqu’un faire le tour de la place. C’est à cette époque [1963] que j’ai pris conscience de mon intérêt pour l’architecture en rond : les rocades, les remparts ». En effet, on pourrait penser à L’Arc de Triomphe et à la Place de l’Etoile en ce qui concerne La Place de l’Etoile, mais aussi aux arches de ponts du Signe du Lion.
Les deux films s’ouvrent sur le motif du cercle. Pendant le générique du Signe du Lion, un long plan séquence remonte le cours de la Seine, en travelling avant. La séquence commence au niveau du Pont Neuf. Le caméra avance, mais la perspective reste bouchée par le pont et ses trois arches. Dans La Place de l’Etoile, les trois premières minutes du sketch plantent le décor. Les formes circulaires sont omniprésentes, puisque les cercles partent du centre et s’étendent en périphérie du centre de la place. Ainsi, la voix off présente de manière objective les lieux, dont le centre est l’Arc de Triomphe. Après avoir décrit les lieux, la caméra amorce un travelling horizontal circulaire, dans le même sens que la circulation des voitures. Un peu après, une insère montre le cercle qui sert à rallumer la flamme qui se trouve sur la tombe du soldat inconnu. Ce cercle est formé de rayons qui partent du centre, tout comme les douze rues qui partent de la Place de l’Etoile. La caméra montre alors ce dernier cercle, celui qui traverse ces douze rues, et que les piétons empruntent eux aussi afin de traverser les routes. Les lieux se présentent donc comme une imbrication de cercles concentriques, autour desquels le héros, Jean-Marc gravitera.

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Mais le motif du cercle se retrouve avant tout dans le déroulement de la narration : lors du récit, la boucle se boucle, et le récit revient ainsi au point de départ. Si à première vue, les décors de la Place de l’Etoile se distinguent de ceux de Saint-Germain-des-Prés, l’utilisation de ces motifs géométriques met en parallèle ces deux films. Des tours et détours perdent nos personnages dans les labyrinthes de la ville, et les renvoient à eux-mêmes. Ces formes circulaires confrontent le personnage à lui-même, à ses peurs et à son enfermement, mais aussi à sa solitude. Dans le sketch, le personnage se persuade d’avoir tué quelqu’un, et essaye de fuir la réalité dans une course effrénée autour de la Place. Pierre, lui, marche dans Paris jusqu’à n’en pouvoir plus et s’effondrer par terre. Cette déambulation dans Paris sera pour lui une expérience de l’abandon et de la solitude. Mais finalement, ces deux personnages effectuent des boucles dans leur parcours, et finissent par revenir sur leurs pas. Jean-Marc finira par réemprunter son chemin habituel de la place de l’Etoile, lorsqu’il découvrira que sa « victime » est en fait bel et bien vivante. Pierre ira de Paris à la banlieue, pour finalement revenir Paris, et plus précisément à son point de départ : Saint-Germain-des-Prés. Ainsi, bien qu’en plein air, ces espaces extérieurs se renferment et deviennent le lieu de l’enfermement (physique et psychique). Les lieux extérieurs seront donc paradoxalement des lieux circonscrits, qui ramènent immanquablement les personnages à leur solitude et détresse.

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Malgré les possibles qu’offre Paris, Pierre partira de Saint-Germain-des-Prés, pour revenir à ce même endroit, et l’employé préfèrera tourner en rond plutôt que prendre une des douze rues perpendiculaires à la Place. Mais on pourrait aller plus loin dans ce « retour au même », puisqu’en plus de revenir au même endroit géographique, ces personnages retrouvent leur situation de départ : Pierre, qui devait hériter, s’est fait devancé par son cousin et est passé à cote de cet héritage, mais finalement à la fin du film, il retrouve cet héritage et récupère sa « richesse » passée. Comme au début du film, il invite alors des gens à venir fêter cet héritage dans son appartement. Jean-Marc, qui commençait à devenir quelque peu psychopathe à cause du « meurtre » dont il se persuadait être le coupable, finit par retrouver son quotidien paisible et ordonné du départ, lorsqu’il découvre que le clochard ivrogne est finalement toujours en vie et toujours aussi agressif.

Dans Le Signe du Lion, on remarquera que l’espace, progressivement, se rétrécit, et se referme sur le personnage. C’est la géométrie des lieux, en particulier, qui véhicule au spectateur ce sentiment d’enfermement. La perspective est évacuée du champ, le point de fuite est bouché, l’espace accordé à Pierre se rétrécit, de la même manière que Pierre perd peu à peu espoir. Une ligne diagonale traverse souvent l’écran, par exemple, le coupant en deux. En effet, les rampes des ponts, les murs des immeubles et les quais forment des lignes droites, et coupent le plan en deux triangles, dans lesquels le personnage vient s’insérer. Peu à peu, ces triangles se rétrécissent, et Pierre se retrouve pris au piège dans l’image.
Le cadre se plie, tout comme le récit. En effet, le récit est coupé en deux, puisqu’il présente d’abord un personnage plein d’espoirs et fêtant son héritage en compagnie de filles et de l’alcool, avant de présenter le même personnage déchu, seul, noyant sa misère dans l’alcool. Le cadre, ici, plié en deux, le confronte alors à ce qu’il est devenu.

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2. Deux temporalités, deux rapports différents à la ville.

Le silence, dans ces films, fait écho à la solitude des personnages. En effet, ces deux films sont presque muets. Les dialogues sont rares et éparses. Dans Le Signe du Lion, les violons remplacent tantôt les dialogues, et s’accordent aux fluctuations sentimentales de Pierre.

Dans Le Signe du Lion, Paris en été devient ville déserte. Ses amis sont tous partis en vacances ou en rendez-vous professionnels, et ainsi personne ne peut l’aider à se sortir de sa clochardise. Devenu clochard, les passants le fuient, les filles ne le regardent pas et les bancs se vident lorsqu’il s’assoit. Le silence est donc omniprésent dans ce film, et les violons ne font que combler, voire accentuer ce silence. Dans cette ville faite de pavés, ce sont les talons des chaussures que nous entendons le plus dans le film. Les pas de Pierre sur le sol se répètent, s’enchainent, et laissent entrevoir un mouvement inéluctable de marche incessante, de fuite en avant. De simple marche, Pierre entre alors dans une déambulation sans but. La marche devient alors l’action principale, centrale du film. Petit à petit, elle s’étend au delà de lui-même : la marche incessante et lente, c’est aussi celle du fleuve, celle des rues qui s’enchainent, ou encore la marche des péniches sur le cours de la Seine. Ce moment commence lorsqu’il se rend compte qu’il a perdu son billet de métro de retour. La musique et les pas lents et lourds sont l’occasion pour lui d’expérimenter le temps de la durée. Il jette sa montre, et quitte l’espace du temps des horloges, du temps du récit, pour entrer dans celui de la durée. En effet, la Seine s’écoule lentement, les péniches avancent au rythme de Pierre et ce dernier se fond dans cette temporalité. La musique, et paradoxalement le silence qui se trouve derrière ce fond musical, donnent de la consistance à la perception de la durée. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si la musique du générique revient dans le film à partir du moment où Pierre entre dans une déambulation qui n’a aucun but. Il se fond alors dans l’univers et dans sa temporalité, qui est différent du temps des montres. Cette marche, cette flânerie, est l’occasion pour Pierre de se livrer à une expérience sans précédents : la marche est un cheminement philosophique, qui confronte le personnage à ses pensées, et qui induit un principe de métamorphose. Car en effet, si Pierre à la fin du film paraît retourner au point de départ, sa longue déambulation aura surement était pour lui initiatrice d’un changement interne et intime. Durant cette flânerie, un bouleversant itinéraire est en fait à l’œuvre. Le cheminement se fait de manière objective (la marche), et figurée (le cheminement interne et psychologique). Agnès Varda déclare dans Limelight « marcher pour moi, c’est surtout quelque chose de très profond » , à propos de son film Cléo de 5 à 7. En effet, dans beaucoup de films de la Nouvelle Vague, des personnages marchent (A bout de souffle, Cléo de 5 à 7), à la seule différence près que là, la marche n’a aucun but particulier, hormis l’errance et la flânerie. Dès l’ouverture du film, cet itinéraire était annoncé en fait, par le trajet du fleuve. Pierre se fondra donc dans la durée de cet univers, dans la durée du monde dans lequel il flâne, au cours de cette flânerie .

Analyse de séquence (52’ à 57’40):

Cette séquence est un point de basculement important dans le film, puisqu’en effet, à partir de ce moment, Pierre « laisse tomber ». Il ne cherche plus à trouver de l’aide auprès de ses amis, ou à trouver une chambre d’hôtel.
La musique du générique commence, comme pour nous rappeler cette longue traversée du fleuve, son écoulement lent et progressif. Les violons soulignent les signes d’épuisement de Pierre : il se frotte les yeux, ses pas sont lourds et sa marche lente. Les fondus enchainés qui lient les plans nous renvoient à la continuité (de la vie et du temps). La caméra prend alors peu à peu de la distance avec lui, puisqu’il est filmé en travelling avant, Pierre est de dos, et nous le suivons. La caméra prend alors le rôle d’une voiture, qui roule le long de la route, et le dépasse. Pierre se fond dans le vaste mouvement de ce qui l’entoure. Des contrepoints à Pierre apparaissent alors : les deux filles sur le banc, le couple au bord de la Seine, la femme et ses enfants et les trois amies assises sur le banc qui discutent et mangent. Ces contrepoints appuient le sentiment de solitude dans lequel se trouve Pierre puisqu’ils montrent à chaque fois des groupes de personnes, et des champs contre-champ qui opposent Pierre seul aux groupes. Lorsque le personnage s’assoit sur le banc, avec les trois filles à côté, la caméra quitte à un moment les filles et nous montre ce que Pierre regarde : il regarde les voitures défilés, ce mouvement continue. Ses pensées se perdent, alors que les dialogues des filles se font entendre à l’arrière en sourdine. Il y a comme un moment d’arrêt, le temps s’arrête. De plus, tout au long de la séquence, nous entendons ses pieds trainer sur le sol, et ses pas qui s’enchainent. Ce son régulier accentue la perception du mouvement continu inéluctable. Il en va de même pour le fleuve qui s’écoule, inlassablement, devant les gens. L’avancée du bateau crée un parallèle avec l’avancée de ce personnage dans Paris, qui marche. Peu à peu, au cours du film, la caméra délaisse le personnage. Pierre n’est plus filmé pour lui-même, dans le sens ou la caméra suit moins ses mouvements. Il est souvent filmé entrant dans un plan fixe, et y sortant. Car Pierre, peu à peu, fait parti de son environnement. Il n’est que passage, au milieu de cette vie, de ce monde, de cet espace.
Finalement, au cours de cette séquence, la fonction narrative est délaissée au profit de la flânerie pure.

A l’inverse, dans La Place de l’Etoile, la forme courte choisie par Rohmer lui permet de resserrer le temps et de pousser le personnage dans ses retranchements et contradictions. La durée de l’univers dans lequel Jean-Marc est plongé est celui de la rapidité : les voitures roulent vite, les passants courent pour traverser la route entre deux voitures, les passants doivent se rendre sur leur lieu de travail et son pressés. La temporalité est celle de la rapidité, celle d’un monde plus industrialisé, et non celle de la Seine et de la nature comme dans Le Signe du Lion. Le format court permet donc à Rohmer de montrer un autre rapport du protagoniste à la ville.
Alors que l’un est dans l’errance la plus complète, et n’a d’autres choix que de vagabonder pour tuer le temps, l’autre vit d’une manière programmée et rythmée. Pourtant les deux personnages se font accaparés par le rythme de cet univers, et ne peuvent que le subir : Pierre souffre de cet lenteur, son identité se désintègre, alors que Jean-Marc court à toute allure et en perd la tête.

3. La dureté et saleté des lieux face à la fragilité des personnages. Lorsque les personnages doivent affronter les lieux, l’espace devient plus qu’un décor, c’est un personnage perturbateur.

Enfin, la dureté des lieux s’oppose ici à la fragilité des personnages. Jean-Marc et Pierre sont confrontés la dureté du sol. Le prénom du protagoniste du Signe du Lion nous rappelle déjà l’espace, la minéralité de la roche, et les bâtiments haussmanniens. Ces pierres, ce sera l’élément contre lequel Pierre se cogne. Sa fragilité est mise à l’épreuve. Peu à peu, le personnage s’alourdit, s’affaisse, et se rapproche du sol. Ce mouvement descendant est d’ailleurs suggéré par la catabase. En effet, Pierre descendra à plusieurs reprises sur les quais de Seine. Lors de ces descentes dans les entrailles de Paris, il fait l’expérience de la perte des repères, du malaise proche de la mort. La luminosité l’éblouit, il vacille et manque de tomber de perdre conscience. Pierre, « Gémissant et courbé marchait à pas pesants » (La Fontaine, « La Mort et le Bucheron »). Devenu clochard, il doit alors faire face au regard réprobateur de la société, qui le méprise. Ce lieu lui renvoie cette image dégradée de lui même sur le reflet de la Seine. Pierre fera l’épreuve de la matérialité de son corps : son corps lui fait mal, il se heurte à la dureté du sol et il a faim. La démarche de Pierre est de plus en plus lourde et gauche, son corps se courbe au fur et à mesure de sa déambulation, jusqu’à se recroqueviller dans le berceau du clochard qu’il rencontre à la fin du film. Il fait l’épreuve de son incarnation.

L’espace devient alors bien plus qu’un simple espace. C’est un personnage perturbateur à part entière. Pierre se bat contre cette « saleté de pierre », il la touche et la frappe. Son prénom prend alors tout son sens. Paris et ses pierres, Paris et ses rues sales, Paris et sa poussière sont le reflet de sa dégradation. En s’insurgeant contre cette « saleté de pierre », il extériorise son mal-être quant à sa perte d’identité. Georges Perec écrit dans Espèces d’espaces : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner » . Or à cet instant, Pierre ne vit plus, il subit la vie. Paris dans la première partie du film était ravissante, les invités sortaient en pleine soirée de l’appartement de Pierre afin d’aller admirer Montmartre. Dans la seconde partie du film, Paris est vue sous un jour inconnu. Elle n’est plus qu’une vision dégradée et poussiéreuse d’elle-même, tout comme Pierre. Jean-Marc lui empruntera un autre itinéraire après son altercation, car il associe la Place de l’Etoile à son « meurtre ». Pour Jean-Marc, cet espace inquiétant qu’est la Place de l’Etoile sera surement le catalyseur de son geste agressif. En effet, tous les jours, ce héros enfreint les règles de circulation. Il doit, pour se rendre à son lieu de travail, traverser les chaussées à contre-courant des feux de circulation. Cette « infraction », minime certes mais quotidienne, pourrait éveiller chez ce personnage un certaine culpabilité. Ses apparences bourgeoises nous révèlent que ces manquements ne sont pas à son habitude, du moins en apparence. Circulation frénétique, piétons imprudents, et talons aiguilles menaçants lui rappellent quotidiennement cette peur latente de l’agression. Jean-Marc charge ce lieu de ses craintes et peurs, jusqu’au jour de l’altercation où cette peur intériorisée atteindra son apogée .

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Cet univers est donc marqué par la réversibilité des signes. Le monde dans lesquels évoluent les personnages est à la fois cruel et poétique. La fragilité des personnages est montrée petit à petit. Alors que les deux films présentaient une première image solide des personnages (un employé modèle et un riche bourgeois), celle-ci est vite mise à mal. La réalité spatiale confronte les personnages à leurs propres failles. Jean-Marc se permet de s’élever au dessus des règles, et mépriser les ouvriers qui font des travaux dans la rue et l’empêchent d’emprunter son chemin habituel. Par crainte de salit ses chaussures, ou de traverser ce passage sal et poussiéreux, le personnage dévie son chemin. C’est cette crainte mélangée de mépris qui pousseront le personnage dans cette aventure. Pierre montre assez vite qu’il n’est pas le type de personnage qui prend en main sa vie, mais plutôt celui qui la subit. Seul l’argent lui assure sa qualité de vie. Mais lorsqu’il découvre que son héritage ne lui reviendra pas, et qu’il perd son logement, il se retrouve dans la rue. Plutôt que d’affronter son destin, il le subit. La rue deviendra le lieu de sa déchéance progressive. C’est donc la cruauté de ces lieux, ou du moins ce qu’ils en croient, qui va nous dévoiler la fragilité de ces personnages.

II. La Boulangère de Monceau et Les Nuits de la pleine lune : la ville de Paris comme lieu des rencontres amoureuses, des possibles poétiques et romantiques. L’enfermement spatial pousse cette fois à la rencontre.

 

1. Espaces intérieurs contre espaces extérieurs, ou imbrication des espaces ?

Les films de Rohmer sont largement portés sur les espaces extérieurs plutôt que sur les intérieurs. Les personnages évoluent dans l’espace moderne de la rue. Alors que les intérieurs symbolisent des endroits clos, qui servent à filmer des cadres de vie intimes, l’extérieur est celui de la rencontre, du hasard, des possibles et du mouvement. Paris en particulier est la ville des rencontres, des coïncidences, et de la disponibilité. La ville de Paris, par toute l’histoire et les représentations inconscientes et communes qu’elle suscite, est donc particulièrement propice à cet univers des rencontres amoureuses. Les surréalistes poétisaient la ville, exaltaient l’amour qui s’y trouvait. Nos personnages sont des surréalistes à leur manière. Octave, tout particulièrement, partage cette philosophie de la ville. La ville le sollicite, il aime rester aux terrasses des cafés regarder les jeunes filles passer et déambuler devant lui, il voue un culte à ce mouvement incessant de la gente féminine parisienne. C’est un spectacle à tout point de vue, un spectacle des sens, mais aussi des tenues vestimentaires et des coupes de cheveux.
Les intérieurs dans Les nuits de la pleine lune sont froids, inhospitalités. L’appartement de Rémi par exemple, est organisé, géométrique, simple et gris. Il est à l’image des toiles de Mondrian. Cet appartement ne nous renvoie pas à un lieu de vie, mais plutôt à un lieu de passage. La preuve en est que Louise fuit cet endroit, cette banlieue, pour retrouver son cocooning parisien : « Je me sentais comme prisonnière dans mon appartement de banlieue. J’étais comme en exil. » A Paris, l’intérieur y est plus chaleureux, mais n’en reste pas moins un lieu de passage plus d’un lieu de vie, ou comme elle le dit « un pied-à-terre ». Il lui sert seulement à y dormir entre deux soirées parisiennes, ou éventuellement, y inviter des hommes. Octave lui est une caricature des personnages rohmériens, car il n’aime pas seulement Paris, il attend tout de cette ville, et repousse au plus haut point les banlieues.
Les personnages ne se contentent donc pas de vivre dans ces lieux, de les subir ou les apprécier, ils en parlent et font leur propre théorie des lieux. Car dans les films de Rohmer, la capacité à habiter l’espace est la clef du bonheur. Dans Les Nuits de la pleine lune, il y a ceux qui s’insèrent naturellement dans leur espace (Rémi et Octave), et ceux qui n’arrivent à y trouver leur place (Louise). Cette problématique du lieu s’assortit de la naissance de villes nouvelles, comme Marne-la-Vallée, qui ne sont pas synonymes de vies nouvelles et heureuses. Louise n’arrive pas à vivre loin de Paris, mais est déstabilisée par les possibles qu’offre Paris. Ainsi elle glisse d’espaces en espaces.
Dans La Boulangère de Monceau, les intérieurs sont très rares. Le narrateur flâne dans le quartier de Villiers à la recherche de Sylvie. Nous le voyons quelques instants chez lui, dans son appartement, mais même ici il ne peut s’empêcher de regarder par la fenêtre, à l’extérieur, car les rues sont les lieux possibles de rencontre avec Sylvie. L’intérieur le remmène à sa solitude. Ainsi, même la boulangerie sera un espace ouvert sur l’extérieur, entouré de vitres, où la transparence règne. Cette boulangerie n’est que le médium d’une rencontre possible avec Sylvie, il y va pour écourter son déjeuner et passer plus de temps dans les rues.
Il y a donc une certaine dualité dans les films de Rohmer entre les espaces intérieurs et extérieurs, ou pourrait-on dire entre l’espace de l’intimité, du privé et celui de l’espace publique. Il y a donc quelque chose de paradoxale ici : les personnages de Rohmer cherchent à créer leur espace privé et intime (celui de la rencontre amoureuse) dans l’espace publique et anonyme. Ces deux espaces, privés et publiques, interagissent. Cependant, cela n’est possible que dans la mesure où les personnages délimitent fictivement l’espace. Le narrateur de La Boulangère de Monceau délimite soigneusement le quartier, celui de Villiers. La voix off nous présente l’espace en même temps qu’elle le clôture sur un périmètre restreint. Octave lui, a « besoin de (se) sentir au centre. Au centre d’une ville, au centre d’un pays qui serait presque le centre du monde ». En fait, la délimitation qui permet de séparer l’extérieur de l’intérieur vient du sentiment que nous avons à donner des contours aux choses. Ce qui n’est pas moi, est extérieur à moi. Mais je suis en relation avec l’extérieur, j’interagis avec lui. Ces personnages interagissent en échangeant des mots, des regards furtifs, des échanges de nourriture ou des caresses volées. Ainsi, un espace intérieur est créé au sein de l’espace extérieur, qui est celui qui regroupe les deux personnages. Dans cet extérieur des possibles qu’est la rue, un univers intime est recréé.

2. Les aventures amoureuses sont en parties déterminées par les lieux et leurs possibles poétiques. La rue comme espace dramatique, lieu de l’action et des connexions

Ainsi, les aventures amoureuses des personnages sont en parties déterminées par les lieux et leurs possibles poétiques. Les rues deviennent des espaces dramatiques, propices à la rencontre. En effet, les rues sont un lieu d’action et d’interconnexions. On y croise des gens, une foule anonyme. Comme le dit Octave, « Je rentrais à Paris pour écouter la radio, mais je savais que la rue existait, qu’il y avait les cinémas, les restaurants, les rencontres avec les femmes sublimes. Les milliers de possibilités qu’exprimait la rue c’était là, possible, en bas. Je n’avais qu’à descendre ». En fond sonore, nous entendons les gens du café, le brouhaha ambiant, qui travaille l’imaginaire d’Octave alors même qu’il parle. Un quartier, c’est des dizaines d’intersections de rues, de croisements, de lieux de déambulation. Ainsi, une ville, c’est un lieu retravaillé par l’imaginaire. Les possibles que la ville nous offre nous la font voir d’une autre manière.
Mais ces lieux sont investis de représentations subjectives et imaginaires, propres aux personnages. Certes, les personnages ont une réelle foi perceptive, ils croient en ce qu’ils voient. Comme le dit Merleau-Ponty, « nous voyons les choses mêmes, (…) le monde est cela que nous voyons ». Cette foi nous permet d’agir. Mais ce que le narrateur de La Boulangère oublie, c’est que chacun de nous possède son monde privé, le monde des représentations, et que « ces mondes privés ne sont mondes que pour leur titulaire ». Ce n’est que par la médiation d’une matérialité extérieure à nos pôles qu’il y a communication. En soit, disons le plus simplement : la boulangère n’est que médium de leur relation, car entre deux la communication n’aboutit pas au départ, mais ce n’est que par une matérialité extérieure à eux deux mais qui leur est commune (la boulangère) que le narrateur et Suzanne démarre leur relation à la fin du film. Le narrateur se rendait tous les jours à la boulangerie, dans le but de se nourrir mais également de nouer des liens avec la boulangère qu’il apprécie. Se con côté Sylvie voyait quotidiennement le narrateur aller et venir, et pensait qu’il venait ici pour elle. La boulangère est donc le point de jonction de leur rencontre, de leur rendez vous. Mais chacun applique à la boulangère son monde de représentations.
Encore une fois ici, c’est l’espace qui crée le support et l’action de cette fiction. C’est le parcours effectué par le narrateur qui produit aussi bien sa rencontre avec celle qu’il épousera, qu’avec la boulangère.

3. Il s’agira d’en réduire le hasard, pour mieux contrôler : réduction des lieux d’action à des endroits bien délimités et enfermement spatial.

Les personnages pensent donc sincèrement être libres. La ville offre des possibles poétiques, et ils sont les récepteurs de ces possibilités. Seulement, pour être maitre de leur destin, les personnages doivent réduire ces possibilités, s’adonner à un calcul des probabilités. Dans un espace illimité, cet calcul est impossible, et par conséquent, la probabilité de faire advenir ce qu’ils veulent est quasiment nulle. Jean-Louis Trintignant le dit dans Ma Nuit chez Maud : « La probabilité de rencontrer une personne dont je ne connais ni le domicile ni le lieu de travail est évidemment impossible à déterminer ». Ainsi, en délimitant le lieu à quelques rues du quartier de Villiers, le narrateur de La Boulangère… s’assure d’avoir ce qu’il veut. Les personnages se méfient trop du hasard pour le laisser intervenir seul, ils doivent l’aider un peu. Tous les personnages des Contes Moraux possèdent un souci du plan, de l’organisation de leur vie en fonction d’un but. Ils refusent de dévier durablement de ce plan, et poussent donc le hasard à agir. Le narrateur va alors se lancer dans une quête, selon une stratégie précise : faire advenir le hasard et conquérir Sylvie. Il est dans le contrôle. En supprimant son temps consacré au repas, ses « chances de rencontrer Sylvie seraient ainsi multipliées par dix ». Ses heures du déjeuner sont alors consacrées à une réelle « investigation ». Contrairement au Signe du Lion, il ne s’agit alors pas d’une déambulation sans finalité, mais bien plus d’une quête précise. La déambulation ici est souhaitée et voulue.
Seulement, les personnages sont pris à leur propre jeu et s’illusionnent sur leur liberté. Le narrateur de la Boulangère de Monceau par exemple, avait réduit son espace à un quartier, celui de Villiers, afin d’être maître de la situation et d’avoir une chance de rencontrer Suzanne. Mais il ignore qu’il est surveillé à son insu par Suzanne, de son appartement. Et, à vouloir prendre au piège Suzanne dans un espace réduit, c’est finalement lui qui est pris au piège dans cet espace. Ainsi, en allant dans cette boulangerie, il pensait pouvoir « manger tout à (son) aise sans être vu de Sylvie ».
Finalement, les personnages sont, de la même manière que Pierre et Jean-Marc, tout aussi enfermés dans leur espace. Le narrateur de La Boulangère… est pris au piège dans ces ruelles, dans ce quartier. Louise passe son temps à faire des boucles entre Paris et Marne-La-Vallée, et le film lui même fait une boucle, en terminant le film sur le plan qui avait ouvert le film.

III. L’imaginaire des lieux participe à la création des personnages et à leurs aventures. La ville comme rapport particulier au monde, et comme manière de montrer les réelles aspirations et destins des personnages.

 

1. Délimiter les lieux, c’est en fait une manière de faire exister les personnages et leur histoire. En plus de cela, les espaces offrent un récit plus subtil et permettent une meilleure compréhension des personnages.

Regis Debray écrit dans Eloge des Frontières que la première frontière est la peau, et que la frontière permet avant tout de délimiter des choses et donc de les faire exister. Il en va de même pour les pays, qui grâce à leurs frontières, acquièrent une singularité, se distinguent des autres, et peuvent alors ainsi exister et de démarquer. Ainsi, dans les films de Rohmer, en délimitant ses espaces, il donne de la consistance aux personnages, les plantant dans un lieu et dans leur environnement.
George Perec écrit dans Espèces d’espaces : « L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête ». En effet, ces personnages, pour pouvoir habiter leur espace, devront en faire la conquête, apprendre à le connaître, à s’insérer dedans ; dans la plupart de ces films, il ne font que subir l’espace, et ne le dominent pas. Pierre subit littéralement cette espace, se dégrade et devient à l’image de ce Paris sale ; Louise se balance entre deux espaces, jusqu’à s’écraser métaphoriquement contre l’un deux et ne plus s’en relever, lorsqu’elle découvre que Rémi la trompait à Marne-la-Vallée, quand elle en faisait de même à Paris ; Jean-Marc transfère le stress et le mouvement incessant qui se déroule dans cet espace à des événements de sa vie ; enfin le narrateur de La Boulangère… essaye en vain de maitriser l’espace pour retrouver Sylvie, mais ce n’est que le hasard qui l’aidera à cela. Ainsi, comme le montre G. Perec, ces espaces resteront des doutes pour ces personnages qui ne les maitrisent pas.

Les espaces ne sont pas seulement des endroits géographiques, ils nous renseignent aussi sur les personnages. En effet, les voix off paraissent souvent donner toutes les informations nécessaires. Dans La Boulangère de Monceau, par exemple, le narrateur nous donne des informations sur Sylvie (« je ne la connaissais encore que de vu, nous nous croisions assez souvent ( …) nous avions échangé quelques regards furtifs, et nous en restions là »), sur ses perspectives d’avenir et ses sentiments envers cette fille (« je m’apercevais à quel point je tenais à elle », « je n’avais eu qu’une seule pensée, la retenir à tout prix »), ses impressions quand à ses techniques d’approche (« ma victoire était indiscutable »), ce qu’il pense de la boulangère (« elle n’entrait pas dans mes catégories », « ce qui me choquait ce n’était pas que je puisse lui plaire moi, mais qu’elle ait pu penser qu’elle pouvait me plaire elle de quelque façon »). Ainsi, on pourrait penser connaître le personnage avec un peu trop de facilité, la voix off étant un moyen de d’évoquer les sentiments des personnages de manière plus directe et franche. Cependant, Rohmer, grâce aux espaces, montre habilement que le récit ne s’arrête pas là. Si la voix off nous donne des renseignements, ils ne sont que superficiels en fait. L’espace lui, va livrer à sa façon, des traits du personnages de manière plus subtile. Construire un espace, en effet, c’est construire du sens ; et intégrer un personnage dans cet espace, c’est le faire correspondre à ce sens. Par exemple, le fait que le personnage fasse des allers retours entre la boulangerie et son travail, montre son ambivalence sentimentale : tout comme ses trajets qui vont et viennent, il va et vient d’une femme à l’autre. Lorsqu’il commence à tourner dans le quartier, on voit la place de Villiers. Un poteau horizontal, avec une horloge au sommet, coupe le plan en deux parties délimitées. Ce poteau permet de le cadrer, et de l’observer comme un insecte pris au piège. L’image se plie en deux, alors que le récit lui aussi se plie en deux puisqu’il commence une série d’allers et retours répétitifs et qui n’aboutissent à rien puisqu’il ne la croise plus. Dans Les nuits de la pleine Lune, il en va de même. Même s’il n’y a pas de voix off, Louise prend elle-même le rôle de la voix off, en se livrant lors de ses diverses conversations avec Octave. En effet, lors de leur première rencontre dans le film dans son appartement, elle avoue « je veux l’aimer, je veux le garder ». Pourtant, la structuration de l’espace démentira ses paroles et nous fera accéder à une vérité qu’elle n’ose pas s’avouer. En effet, ses retours incessants trahissent son amour inconditionnel pour Rémi. Elle n’arrive pas à s’installer, à trouver un chez soi, car ni Paris ni Marne-la-Vallée ne lui conviennent. Ses allers retours entre ces deux points géographiques montrent sa détresse. Louise qui pensait prendre sa vie en main en annonçant à Rémi qu’elle voulait avoir son pied à terre à Paris se retrouve prise au piège par ses décisions, le film s’ouvre et se referme sur le même plan. Enfin, Louise ne semble pas arrêter de bouger, elle dit aimer et vouloir sortir pour garder sa jeunesse. Pourtant, ses mouvements résultent d’une somme d’états stationnaires. Les plans la cadrent souvent pendant plusieurs minutes au même endroit, avec de la recadrer à un autre endroit pendant un certain temps. Lors de la première soirée en compagnie d’Octave et Rémi, Louise pense être libre, mais elle est enfermée dans divers endroits. Elle est d’abord filmée chez elle, assise prenant un café, puis chez Octave, sur le canapé, puis à la soirée, ou la caméra la filme par des plans fixes alors même qu’elle danse. Le resserrement dramatiques et spatial, et au niveau des cadres, limitent les déplacements de Louise, et trahissent son incessant mouvement. Les lieux sont les véritables acteurs déclenchant le drame et le malaise ressenti par Louise. Ils sont comme un piège tendu à la jeune fille, piège qui se referme sur elle à la fin du film.
Pourtant, si ces films se construisent autour de l’espace et par lui, ils commencent d’abord sur un vide. En effet, dans La boulangère de Monceau, l’espace est paradoxalement construit sur un effondrement, un espace en travaux. C’est le signe d’un personnage en quête d’un programme de vie, mais dont sa quête n’a pas encore abouti. Tout personnage d’une fiction commence avec un manque, et le film doit aboutir à trouver des réponses à ces failles.

2. Des espaces dramatiques qui conduisent les personnages à se conduire en fades reproductions de héros romanesques.

Nous pourrions dire que la littérature, c’est des tours et des détours (au niveau syntaxique et narratif). Les personnages de Rohmer, à leur manière créent leur histoire, en vagabondant dans les rues de Paris, en empruntant des détours et des impasses, en faisant des allers retours. On remarque, de plus, que les personnages de Rohmer aiment se prendre pour des héros de roman, ou peut-être plutôt en faire la caricature. Si l’objet de ses films, c’est le roman (car ils en découlent, s’en inspirent, les citent, les aiment) le romanesque est mis à l’épreuve dans ses films. L’auteur suit la tradition instaurée par Cervantes : le roman se déploie et critique dans le même temps l’illusion romanesque . Cette critique se fait au travers d’un héros baigné dans les clichés et fantasmes issus de ses lectures. A ce titre, la ville nourrit l’imaginaire des personnages, et leur donne l’envi d’agir en héros romanesques. Le narrateur de la Boulangère… demande à cette boulangère si elle est « romanesque ». Phrase romanesque, pour une situation romanesque. Ils sont dans une ruelle sombre, seuls, mais non loin des regards extérieurs. Les corps sont rapprochés. Le lieu travaille les fantasmes du narrateur, à ces personnages qui prennent des risques pour vivre leur histoire d’amour, pour vivre des aventures. Or il n’y a rien d’extravagant dans ce qu’ils vont vivre, il lui demande seulement si elle veut bien sortir avec lui, aller diner au restaurant. Pour cela il met en place un stratagème, en fonction du nombre de sablés qu’il prendra, la réponse sera positive ou négative.

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Dans La Place de l’Etoile, c’est aussi certainement le lieu qui pousse le personnage à réagir (ou agir) de telle sorte lors de leur altercation. Car Jean-Marc n’est en rien responsable de ce qu’il s’est passé, il n’a fait qu’agir légitimement à l’agression du clochard. Le spectateur le sait, mais Jean-Marc réinvente une toute autre réalité. Ses fantasmes, ses peurs, ses émotions lui font percevoir la réalité d’une toute autre manière. Comme je l’ai montré dans la première partie, l’environnement, l’espace communiquent à ce personnage des craintes. La peur de l’agression est latente jusqu’à l’agression réelle. Il ne voit pas avec la même sérénité ce qu’il lui arrive que le spectateur ne le voit. Comme l’écrit Joël Magny, « (…) l’être humain n’est pas une caméra, et ne voit le monde que reflété par sa conscience, déformé par sa subjectivité, positivement comme négativement » . Ainsi, l’espace fait de Jean-Marc un héros romanesque : il applique à la réalité ses fantasmes, ses peurs, et vit des événements. Jean-Marc dramatise la situation, et fait d’un événement banal (du point de vue du spectateur) un meurtre. Il prend gauchement les traits d’un Michel Poiccard qui n’assumerait pas son acte, et prendrait la fuite après avoir tué un homme au détour d’un croisement de deux routes. Ces espaces dramatiques conduisent les héros à une dramatisation des événements, mais Rohmer ne nous illusionne pas. Au contraire, il critique ces illusions, grâce à une caméra « objective » qui tente de dédramatiser l’événement quand le héros fait le contraire.
Louise voudrait vivre de grandes histoires, être « jeune » et « profiter de la vie », car ce qu’on doit faire à son âge. On pourrait se demander si Louise a tant que cela envie de sortir, ou si ce ne sont pas seulement les conventions sociales qui la poussent à se donner cette image d’elle. Finalement, elle se retrouvera seule dans son appartement, un soir, n’ayant personne avec qui sortir ; et sa première soirée, en compagnie de Rémi et Octave, finira dans les larmes. Elle ne trouve pas dans Paris les nuits scintillantes qu’elles voudraient tant vivre.
Enfin, Pierre du Signe du Lion, voudrait se croire sous la protection d’une bonne étoile. « Le soleil gouverne mon signe, et les astres mon étoile » clame-t-il avec fierté. Il est sous la protection de la constellation du Lion figure mythologique de la force, de la grandeur, et du pouvoir. Pourtant, à la fin du film on pourrait se demander si Rohmer ne critique pas son personnage, ou sa morale. En effet, lorsque la caméra quitte Pierre, rayonnant de bonheur à l’annonce de sa nouvelle et heureuse fortune, la caméra s’envole inhabituellement vers le ciel, vers les étoiles, vers cette constellation qui est censée le protéger. Mais ne nous envoie-t-il pas un signe, un message implicite selon lequel l’argent tue, et la bonne étoile ne peut rien à cela. Ne pourrait-on pas comparer le destin de Pierre au destin d’Aldo (Le Cri, Antonioni) ? Beckett écrit dans En attendant Godot : « Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable ». Je pense que cette situation éclaire parfaitement Pierre, qui lui aussi ironiquement rencontre de nombreux soucis avec ses chaussures : il ne s’en prend pas à la bonne personne, car la bonne étoile n’est pas responsable de ses malheurs, seuls ses actes peuvent influer, à moins que le hasard facilite les choses.

3. « Un décalage fortuit dans le temps ou l’espace, et le hasard n’aurait pas eu lieu » Joël Magny, Eric Rohmer.

L’espace aurait peut-être un rôle important à jouer dans le hasard. Car en effet, dans ces films, c’est le vagabondage des personnages, leurs tours et détours dans l’espace, qui les mènent au hasard, et donc à leur destin. Le narrateur de La Boulangère de Monceau, en choisissant cette boulangerie parmi toute celles du quartier de Villiers, a finalement abouti à ce qu’il voulait : croiser Sylvie et l’inviter à aller diner avec lui, et à plus long terme, se marier avec elle. Car en effet, comme il le dit, ses chances de la trouver étaient faibles : « Des milliers de personnes habitaient le quartier, c’est peut-être même l’un de ceux dans Paris où la population est la plus dense. Fallait-il rester en place? Fallait il tourner en rond ? J’étais jeune et l’espoir un peu niés peut être l’habitait-il de voir Sylvie soudain surgir a sa fenêtre ou sortir tout a coup d un magasin et se trouver comme l’autre jour nez a nez avec moi. J’optais donc pour la marche et la flânerie ». Pourtant son appartement se trouvait juste en face de cette fameuse boulangerie.
Le hasard les a fait se rejoindre au croisement de deux rues. Ainsi, les lieux qui servent de point de départ à l’action, sont aussi ici le moteur qui permet au personnage d’aboutir à ses fins. Les rues sont un lieu de convergence, où les trajectoires se croisent, et où le hasard advient plus facilement. Ainsi, tout hasard proviendrait de la rencontre fortuite de deux chemins. Mais comme le montre Pascal Bonitzer dans Eric Rohmer, au cinéma il en est autrement : au cinéma, « tout est déterminé par le cinéaste ». Ainsi, la liberté du personnage est en fait illusoire, puisque le personnage n’est que le pantin du cinéaste. Il en va de même en littérature, puisque l’auteur est seul responsable du destin de ses personnages. Rohmer choisit donc de donner sa vision du monde, de donner un sens aux choses, par sa manière de filmer. Dans ses films, il privilégie souvent le hasard, plutôt que les actes volontaires et raisonnés. Rohmer organise le désordre, en faisant intervenir le hasard.

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Finalement, Rohmer a réussi son pari. Grâce à son travail sur les espaces, Rohmer rend saisissable l’impondérable, l’accidentel et l’invisible. Ses personnages, bien qu’enfermés dans des espaces, sont mis en valeur par ces mêmes espaces : le spectateur y discerne ses réelles aspirations, ses sentiments les plus profonds et le réel visage de ces personnages qui se cachent bien souvent derrière leurs illusions. Si la rue est fondamentalement un lieu où les fantasmes se déploient, elles sont aussi le lieu de la solitude. Ces espaces donnent lieu à des marches ou à des courses, et par le même biais à des cheminements intérieurs.
Pour conclure, je finirais sur une citation d’Eric Rohmer. « Le peintre est toujours quelque peu truqueur, il fait des trompes l’œil, des fausses perspectives ; l’architecte est celui qui construit quelque chose qui existe, il rend réelles des choses et ensuite il les filme ».

Bibliographie

Espèces d’espaces, Georges Perec. Editions Galilée, 1974.
Le gout de la beauté, Eric Rohmer. Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma.
– Cahiers du Cinéma n° 138, Décembre 1962.
Eric Rohmer, Joël Magny. Rivages/Cinéma, 1985.
– Agnès Varda interviewé dans Limelight. N°55, 1994.
Rohmer en Perspectives, sous la direction de Sylvie Robic, Laurence Schifano. Collection « L’œil du cinéma », Presses universitaires de Paris Ouest, 2014.
Rohmer ou le Jeu des variations, séries d’articles publiés sous la direction de Patrick Louguet. Collection « Esthétiques hors cadre », 2012.
Eloge des Frontières, Regis Debray. Edition Gallimard, 2010.
Eric Rohmer, Les jeux de l’amour du hasard et du discours, Michel Serceau.
Eric Rohmer, Pascal Bonitzer. Cahiers du cinéma, 1991.
Rohmer et les Autres, sous la direction de Noel Herpe. Collection PUR. « Entretien avec Michel Jaouen : les villes ne sont pas des décors ».
– Emission des Nouveaux chemins de la connaissance de France Culture : « Philosopher avec Eric Rohmer ».

 

Solène Trinquet