La Vie d’Adèle, ou les jolies mésaventures d’une adolescente en perdition

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     Est-il encore nécessaire de faire l’éloge de La vie d’Adèle ? Oui, si l’on en croit ceux découragés par avance par la longueur du film ou ceux qui ont déjà fait une overdose d’un film qu’ils n’ont pas vu mais dont ils ont trop entendu parler. Oui, si l’on se fie au nombre de spectateurs par salle – 4 pour ma séance, matinale certes. Oui, si l’on considère certaines critiques qui, il semblerait, se veulent négatives pour se distinguer de la masse qui vante ses mérites. Pourtant, filmer durant trois heures une histoire extraordinairement banale est un sacré défi relevé par Abdellatif Kechiche avec brio.

    Il est toujours malaisé d’entrer dans l’univers de Kechiche : on se sent rapidement oppressé par ces plans très rapprochés et longs, qui nous imposent un cadre intimiste faisant souvent abstraction de tout contexte et décor. Mais ce qui gêne les premières minutes du film se transforme rapidement en un atout primordial. Avec une telle proximité, chaque mouvement devient émotion. Kechiche prend en effet son temps pour filmer chaque scène, longue mais jamais trop, laissant les sentiments naître sur le visage de ses personnages ; la tristesse, la joie ou la colère. Et de permettre au spectateur de partager ces mêmes sentiments. 3 heures dès lors, ne sont pas de trop pour montrer toutes les étapes et les facettes d’une relation sentimentale : l’ennui, la rencontre, l’entente, la discorde, la rupture, la souffrance, la solitude. Qu’est-ce qui peut alors différer des autres histoires d’amour ? Qu’est-ce de plus qu’une histoire de tous les jours ? Si l’homosexualité en est une caractéristique, elle n’oriente pas assez l’histoire pour en faire un film de genre – car Kechiche a refusé la stigmatisation: il s’agit avant tout d’un film qui parle de la différence d’ambitions sociales comme obstacle à l’amour que de la spécificité sociale de l’homosexualité, mais aussi, et surtout, de l’incomptabilité (fantasmée ou grossie peut être par les personnages) entre deux caractères.

La pathologie langagière de la jeunesse

     Kechiche s’est tout d’abord immiscé dans le monde de la jeunesse lycéenne avec une justesse rare. D’autres réalisateurs l’avaient fait avant lui (récemment, Ozon dans Dans la maison, ou plus tot, Christophe Honoré dans La Belle Personne), en mettant également en évidence les cours de littérature perçus comme des facteurs de la construction de soi – il s’agit là d’une tradition très française. Mais Kechiche se concentre aussi sur le langage, simple, loin de tout sentimentalisme, sur les maladresses, la gêne qui entoure les relations adolescentes, et qui atteignent leur paroxysme dans les échanges peu performatifs entre Adèle et ses amies, pour le moins insistantes quand à son orientation sexuelle, mais qui ne parviennent jamais à réellement communiquer avec elle.

Aime-moi, je te suis

     De la rencontre presque destinée entre les deux jeunes femmes naît d’emblée un déséquilibre : Emma se montre initiatrice face à la jeune Adèle encore lycéenne, brillamment interprétée par Adele Exarchopoulos. Deux caractères s’opposent alors : Emma, sure d’elle, appartient au monde lesbien depuis des années, alors qu’Adèle le regarde encore d’un œil étranger et intrigué. Elle lui apprend le sexe, la sensibilise à l’art et vulgarise la pensée de Sartre : tout un monde émanant d’Emma que Adèle regarde d’un œil émerveillé. Dès lors, elle est celle qui juge (14/20 au lit), et Adèle dépend de son regard pour exister, enfin. Cette complémentarité devient problématique lorsqu’Emma reproche à Adèle plus ou moins implicitement son manque d’ambition et de créativité (elle veut devenir institutrice) et se consacre de plus en plus à la peinture, alors que le monde d’Adèle et ses regards ne mènent plus qu’à Emma, et que son lycée et sa famille disparaissent tout simplement du champ de la caméra en signe d’enfermement mental.

     Le potentiel, Adèle l’a – on vante ses qualités de modèle et d’écrivain – mais elle préfère la transmission à l’art, incarné dans l’égoïsme de Emma. Il faut remarquer la force de Kechiche, qui tout en peignant la vie d’Adèle à travers son seul regard réussi à créer l’absence d’Emma pourtant encore inconnue dans l’attente de « quelque chose », puis l’absence d’Emma regrettée et toujours aimée alors qu’elle disparaît presque totalement du film. Comme si Adèle n’était qu’une passade dans sa vie (et on aimerait croire le contraire), alors qu’Emma était inscrite quoiqu’il advienne dans la vie d’Adèle. Cet éloignement progressif des deux femmes se traduit par une Léa Seydoux lointaine, presque autosuffisante et parfaite dans sa maîtrise, montrée dans ses instants de gloire face à l’ennui et la solitude d’Adèle à taton dans l’obscurité de ses pulsions boulimiques. Emma comme une statue désabusée d’ivoire bleu entourée d’un aura mystique – ce qui ne sera pas sans influence sur le succès médiatique de Léa Seydoux, pourtant bien moins présente qu’Adele Exachorpoulos à l’écran, qui possède à elle seule le charme. Heureusement, Kechiche évite le manichéisme en montrant une Emma fière de son amie et de sa muse, plus tard blessée par son infidélité.

     On perd alors peu à peu la notion du temps; c’est que face à la soif d’amour insatiable d’Adèle, la présence permanente de ses yeux tristes et humides et sa constance, c’est à en oublier que le temps passe et que la relation se détériore. Adèle est confrontée à l’incapacité à intégrer le monde élitiste artistique d’Emma, déjà constitué avant sa présence et inchangé après son départ : sa trivialité apparaît touchante face aux envolées parfois pédantes des esthètes en présence, et ses formules de politesse maladroites en abondance sont incapables à lui créer des liens durables. Le sexe apparaît alors comme ultime espoir de réconciliation, presque désespéré, pour tenter de sauver ce qui peut être sauver (« je peux te payer en nature »). Les plans répétitifs, eux, témoignent de la vacuité de la vie d’Adèle sans Emma pour la meubler.

Beautés et laideurs du désespoir

     Pourtant, et c’est un défi au vu de la quantité de larmes, on ne touche jamais au mélo. Par la sobriété de la bande originale d’abord, rarement extradiégétique, mais aussi par l’autodérision des personnages, qui, lucides et non sans humour, aperçoivent le ridicule du désespoir. Et telle peut être définie la ligne cinématographique de Kechiche qui n’hésite pas à montrer la trivialité – de la nourriture, des corps, mais aussi de la tristesse, alors même que les actrices peu maquillées ne sont pas réellement mises en valeur. Si le refus de la sublimation est le bienvenue dans les scènes sexuelles, on peut cependant déplorer l’aspect « catalogue » des positions possibles entre deux femmes. Mais ce que certains taxent de voyeurisme n’est qu’une facette impossible à négliger du réalisme tant recherché, et ces scènes ont tout au moins le mérite de briser l’image d’une sexualité plus douce entre femmes : la lascivité à fleur de peau devient alors énergie puissante autour d’une réflexion mystique sur l’orgasme féminin, et l’attouchement timide se transforme en désir de fusion qui tient à la dévoration autant qu’à la dévotion. D’ailleurs, comment ne pas penser ces scènes en rapport avec les tableaux de nus admirés au musée ou créés par Emma ? Cette libération du corps se retrouve également dans les scènes sublimes et oniriques de danse offertes par une Adèle qui se découvre enfin comme femme et comme sensualité. De telles scènes si crues soulignent d’autant plus les jeux de regard et un silence plein de significations. De la même manière, la relative lenteur du film et le contrôle permanent des personnages disparaît brutalement au climax du film, une scène déchirante de rupture violente et accélérée, presque choquante après la longue construction d’une relation durable.

Scènes de genre 

     Certes, l’opposition de deux cultures (les huîtres contre les spaghettis, Sartre contre Bob Marley, Question pour un champion contre l’art) est symbolique, donc schématique. Mais est-ce une marque de raffinement ou de barbarie que de manger des animaux encore vivants ? Sartre n’est-il pas le plus populaire (au sens premier) des philosophes ? La relativité se questionne et s’impose. Parlons donc plutôt de la querelle entre sensualisme et intellectualisme plutôt que de lutte des classes. Plus que par choix partisan annoncé clairement – on le sait, le réalisateur défend avec hardiesse les basses classes de la société, c’est avant tout en filmant en intégralité sous le regard d’Adèle que Kechiche « choisit son camp » dans la querelle amoureuse. La déshumanisation d’Emma passe uniquement par des moyens cinématographiques : l’absence de regard de sa part surtout, elle qui n’est jamais filmée dans son ennui ou sa recherche d’identité, puis jamais dans sa tristesse due à la rupture. C’est par l’ellipse et par l’omission volontaire qu’est représentée la cruauté. Somme toute, Emma devient l’objet d’attente incarné et la disparition brutale lorsqu’Adèle ne cherche qu’à offrir son trop plein de présence. Mais une fois de plus, tout n’est pas si simple : on aperçoit Emma belle de désespoir lorsqu’Adèle accepte d’endosser le mauvais rôle et d’être infidèle.

     Surtout, et fort heureusement, Kechiche n’a pas eu le mauvais goût -et en cela il se distingue une fois de plus de la BD- de finir par la mort d’Adèle. Elle part après avoir aperçu Emma heureuse avec sa nouvelle compagne. Elle part simplement et sans larmes, sans nous souffler la moindre interprétation symbolique. Peut-être qu’elle se ballade, peut-être qu’elle rentre chez elle ; nous ne le savons pas, mais rien n’annonce que quelque chose va changer ou que sa tristesse va se dissiper. Ni happy end ni mélo final, la fin, située dans l’indécision totale, est finalement la marque la plus aboutie de la démarche réaliste de Kechiche. L’ordre initial, qui n’en était pas un, ne pourra donc jamais être rétabli.

     A La Vie de Marianne, roman favori d’Adèle, répond La Vie d’Adèle, une initiation cruelle à l’épreuve du réel : la confrontation de l’appétit d’Adèle, corporel et boulimique au mur de la déception.

CMD

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