Invasion Los Angeles : critique et réflexion d’une société capitaliste

« L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir… C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout. »

Guy Debord, La Société du spectacle

John Carpenter est un cinéaste et cinéphile absolu, audacieux et indépendant. Il manipule les codes du genre de l’horreur, du fantastique et de la science fiction rendant ses films aussi satiriques que cultes. Olivier Assayas déclare dans Les Cahiers du cinéma : «  l’intégrité de John Carpenter, l’exigence maniaque de son travail formel font de lui sans doute un des auteurs les plus audacieux du cinéma américain ».

Invasion Los Angeles (dont le titre original est They live) sorti en 1988, est une adaptation de la nouvelle de science fiction Les fascinateurs, écrite par Ray Nelson en 1963. Le pitch est simple et très efficace. John Nada anti-héros marginal vagabonde dans la ville de Los Angeles, à la recherche d’un travail. Sur un chantier il rencontre Frank Armitage, qui lui propose de résider dans un bidonville où se développe un réseau de rebelles anti-capitalistes. John trouve un carton rempli de paires de lunettes de soleil dans les locaux de l’Église du refuge. Ces lunettes permettent à ceux qui les portent de voir la réalité du monde qui les entoure. Derrière les publicités se cachent des messages subliminaux dont le vrai message est un appel à la consommation : « obey », « mary and reproduce » « consume » « do not think », « watch TV » , « buy », « stay asleep » « conform the rules »… Les lunettes permettent également de voir le vrai visage des technocrates et des représentants du pouvoir qui dominent les masses. Ce sont des extraterrestres infiltrés dans les plus hautes sphères du gouvernement, de la sécurité et de l’information. John et d’autres rebelles, vont s’aventurer dans une bataille contre les envahisseurs.

En dépit de beaucoup de bastons, de muscles, de bruitages superficiels, de lunettes de soleil et d’une bande son au synthé so 80’s… Invasion Los Angeles est un film subversif et décalé, entre science fiction et film politique. L’esthétique maligne et l’ironie dénoncent la façade cachée de la société américaine, dirigée par des extraterrestres garants de l’information, du soft power, de la sécurité et de la politique.

Le film dénonce une vérité dérangeante sur les lobbys, le pouvoir des mass-médias, la société consumériste et la lutte des classes. Ainsi, les premières minutes du film empruntent à l’esthétique du documentaire, montrant le héros témoin des contrastes entre les quartiers bourgeois de Los Angeles et les bidonvilles où sont parqués les parias de la société. Invasion Los Angeles, est une satire politique et sociale qui dénonce la lutte des marginaux contre les puissants. En filigrane, Invasion Los Angeles est une critique du reaganisme, de la structure sociale américaine et de l’hébétement des masse. Carpenter avait déclaré que son film était « une révolte contre la gauche, la droite, la censure et le politiquement correct, mais dissimulée sous l’apparence d’un divertissement fantastique ». Nous pouvons souligner la colère du réalisateur face à la situation économique et politique des États Unis à la fin des années 80. Le nom de l’anti-héros, John Nada, n’est indiqué qu’au générique. Le personnage n’a pas d’identité propre, ainsi en espagnol « Nada » veut dire « rien ». On ne sait pas grand chose sur lui, il représente plus qu’il ne présente. Nada est la figure de personnalisation de la révolte. Il est important de rappeler que chez Carpenter, les manipulateurs ne sont pas des hommes, ils sont bel et bien des extra-terrestres. L’homme est déshumanisé dans son rapport à la consommation, le dépossédant de toute individualité. Or, l’homme demeure homme derrière les lunettes de John Nada alors que l’infiltré est un extraterrestre.

Cette idée de domination venue d’ailleurs renforce l’image d’une Amérique qui n’est plus ce qu’elle était. Carpenter semble dépourvu de toute illusion sur le pouvoir et la politique de Reagan et regrette une Amérique disparue. Ainsi au début du film, John Nada déclare : « I believe in America » avant de découvrir la vérité et de se rebeller contre les règles qu’il ne veut plus suivre. À la fin du film, il tend le majeur à la police. Nada n’a pas peur pour sa vie, il veut simplement se battre contre une société qui ne lui ressemble pas. Le message de révolte est largement paranoïaque, les extraterrestres étant partout et personne ne pouvant y échapper. Les extraterrestres infiltrés parmi les hommes, sont des hommes politiques, des chefs d’entreprise, des journalistes ou des publicitaires. Les secteurs de l’information et de la sécurité étant des piliers des totalitarismes, Carpenter offre du capitalisme une réflexion critique et pessimiste. Les lobbies se servent des mass-médias pour soumettre les foules à la consommation. Le film est une réflexion sur le monde de la publicité et le pouvoir des images. Ainsi, le premier plan du film montre un mur de graffitis, représentant une certaine vision de l’organisation de la ville. L’image communique un message, elle est un médium de transmission d’informations. Les écrans reflètent le pouvoir des technocrates. Quand il flâne dans la ville, Nada observe un écran où figurent beaucoup de symboles de pouvoir, comme le mont Rushmore ou la symbolique du vautour. La question de la perception survole Invasion Los Angeles. La vérité, derrière les lunettes, dévoile l’ignorance et la pétrification intellectuelle de la population. Les masses sont complices du système de consommation, de manipulation et de domination tant qu’elles n’ont pas accès à la vérité. Dans Invasion Los Angeles, Une lecture du film de John Carpenter, article des Cahiers du cinéma, Hélène Frappat déclare que « le héros de Invasion Los Angeles parvient à transformer son nouveau regard en un instrument de lutte contre les puissances mortifères qui cherchent à dominer la planète ». John Nada se bat littéralement avec son ami Franck, pour le convaincre de porter les lunettes. Nous pourrions résumer le film par la phrase emblématique « they live, we sleep » inscrite sur le mur de l’Église Épiscopale du bidonville.

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Hélène Frappat affirme aussi que le film « raconte le cheminement d’un personnage qui va apprendre à voir, l’apprentissage de la vision étant à la fois, comme John Carpenter l’a souligné, une question d’éthique et de mise en scène » et « apprendre à voir, c’est prendre conscience d’être vu ».  Carpenter décide de montrer la réalité du monde, en noir et blanc, la réalité n’est pas transformée par les artifices de la couleur. Ce choix esthétique redonne à la réalité toute sa noirceur. Un rebelle qui pirate les chaînes de télévision affirme que les technocrates « sont en sécurité tant qu’ils ne sont pas découverts ». Le peuple est passif, c’est pour ça qu’il n’a pas accès à la vérité. Les masses refusent de se « réveiller ». Invasion Los Angeles soulève incontestablement la question de la consommation. Pour comprendre les dénonciations sur la société de consommation dans le cinéma de Carpenter, nous proposerons une réflexion à la lumière des écrits de Jean Baudrillard et de Guy Debord. Dans La Société de consommation, Baudrillard affirme que notre société « s’équilibre sur la consommation et sur sa dénonciation ». Consommer est un mythe social qui va de paire avec une idée de « prestige ». Les grandes entreprises technocratiques ne provoquent non pas des besoins mais des désirs irréfrénables. Il existe alors une abondance d’objets et de signes soutenus par les mass-médias dont le but est d’avoir une influence sur un large public. Guy Debord, dans La Société du spectacle parle au Chapitre II, d’une « marchandise comme spectacle ». L’auteur offre une critique sur l’impact de la consommation sur nos manières de vivre. Il parle d’une « aliénation » de la société de consommation.  Le « spectacle » désigne le « rapport social entre des personnes médiatisées par des images ». La culture de l’image et de la publicité maîtrise le monde et assujettie les cerveaux. Ainsi, « le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil. ». Cette intoxication médiatique est une désinformation à but économique  au service d’une classe dirigeante énigmatique, une sorte de nébuleuse anonyme qui détient le pouvoir de l’information et de l’argent. Le pouvoir accorde aux masses une illusion de liberté et de libre arbitre, or la notion d’individualité, est, selon Carpenter, incompatible avec le capitalisme.

On pourrait alors se demander si Invasion Los Angeles est un film sur la liberté retraçant la révolte d’un marginal qui a perdu toutes ses illusions sur l’Amérique. L’œuvre a une universalité et une intemporalité notable, ainsi, la société et le rapport à la consommation n’auraient pas tant changé que ça. Nada recrute des forces pour renverser le pouvoir capitaliste mais les rebelles se font assassinés dans l’assaut des forces armées… Le pouvoir policier est plus fort que la volonté du peuple. Les caméras télécommandées surveillant la population dans Invasion Los Angeles ont une résonance actuelle quand on pense aux systèmes de surveillance dans les grandes villes occidentales. Dans une certaine mesure, cette œuvre peut être qualifiée de rétrofuturiste, c’est un passé qui aurait pu être un futur mais entre temps, un nouveau médium, Internet, fait irruption dans le champ de l’information et de la communication. Invasion Los Angeles peut être une uchronie qui anticipe une génération lobotomisée par son écran de téléphone portable. Il y a à peine 30 ans, parler tout seul dans la rue, avec un téléphone, était un événement inconcevable…

Invasion Los Angeles est aussi bien un film divertissant figurant une esthétique typique des années 80, qu’un film subversif dont la critique politique et sociale est indéniable…

Charlotte Renaudat-Ravel