Inside Genious Davis

Inside Llewyn Davis     Le récit hilarant de l’échec à tous égards (professionnel, financier, sentimental, personnel, métaphysique…) d’un chanteur folk en fin de vie, accumulant les bourdes, poursuivant un chat à travers le temps et l’espace, le tout augmenté d’une dimension onirique et magnifique, où un spectateur énervé devient un agent méphistophélique, l’abandon d’un chat la perte de l’innocence, un phare sur la route une dame blanche.

Ce qui joue, c’est un survival, un road-movie hilarant entre une ville et une autre, un biopic musical d’une cruauté et d’une tendresse toutes les deux autant inattendues. L’un des films des Coen où l’univers est le plus vivant, le plus établi, le plus crédible, qui est le récit d’une perte des illusions politiques avant la levée de tous les libéralismes, une chronique artistique, un questionnement sur le choix de vie. Mais jamais pédant, jamais moraliste, toujours drôle et intelligent, dansant au bord de l’abîme. Cette partie endiablée (c’est le cas de le dire) se disputera en formidables duels, la mise à tabac du début (qui sera répétée à la fin), Llewyn et sa soeur, Llewyn et son ex, Llewyn et le chanteur BCBG, Llewyn et sa soeur, Llewyn et un jazzman vulgaire et amer, Llewyn et un éditeur, Llewyn et son père. Toujours pour un même échec dans l’échange, une même rupture teintée de colère, quand bien même aura percé une teinte d’espoir ou une plaisanterie bien sentie.

Llewyn est ce monstre à deux têtes privé d’une d’entre elles (son ancien partenaire de duo est mort), contraint à résister seul face à la terrible brutalité du monde, devant assumer seul ses choix musicaux et de vie, cherchant une autre moitié dans un monde froid et individualiste. Il n’est pas à plaindre, peut-être: méchant, méprisant, asocial, il n’a peut-être rien pour lui. Il n’est même pas capable de garder le chat de ceux chez qui il squatte, de gérer comme un mensch ses affaires de cœur, de fermer sa grande gueule. Celui qui verra le film aura le soin d’apprécier d’autres traits de salaud de ce cher Llewyn au fil de son périple.

Et pourtant… à l’intérieur, Llewyn Davis, ça ressemble à quoi. Miracle : nous avons la réponse, le temps d’un film. Llewyn, à l’intérieur, c’est de la graine de chanteur, sans aucun doute, une mélancolie poignante, certainement, un comique involontaire, malgré lui.

On pourrait, dans cette optique, relire chaque scène, de la traversée en métro au dîner chez les parents du disparu. Une spirale autour de quelques idées noires qui s’entrechoquent avec violence et puissance. Ce qui a lieu entre la folk et le jazz, entre le chat et la voiture, entre le rookie plus si jeune et les deux gosses rigolards, on l’a compris, va plus loin, bien plus loin, que la simple chronique de mœurs humoristique et bien ficelée.

On pourrait s’en tenir à ça, on devrait peut-être, à un film incroyable et magnifique, plein d’émotion et de rire, bourré de personnages géniaux, inventif et rebondissant, un parcours en dents de scie et tournant en rond. On devrait s’en tenir à ça, spectateurs respectueux face au prodigieux talent des Coen, et de leurs collaborateurs, si une mauvaise vision, préfabriquée par les esthètes et les cyniques, ne voulait ne nous le faire voir pour autre chose qu’il est, en mode relatif, contre les autres Coen. Mais ça, c’est tomber dans le panneau.

Le réalisateur à deux têtes à toujours deux ou trois coups d’avance, et plus d’un tour dans sa manche. Il faut oublier les distinctions habituellement faites dans leur filmographie, entre thrillers cyniques et délires surréalistes. Ces préjugés ne font cacher la profonde cohérence d’une oeuvre en perpétuelle mutation.

Ce qui est tout à fait à l’oeuvre dans ce nouveau film, un chef-d’oeuvre, l’un des plus beaux de ses auteurs. D’aucuns le loueront comme un film plus personnel, d’autres le bouderont comme un film prétentieux et poseur (tout ce que les réalisateurs de The Big Lebowski avaient évité jusque-là?) ; mais en fait, la réussite splendide de l’oeuvre est d’avoir évité les deux écueils, est est comparable à celle de leur comparse de toujours cette année, Sam Raimi, mais sur le plan inversé. Avec Le Monde Fantastique d’Oz, Raimi réussissait à la fois à réaliser un vrai film Disney, et en même temps éviter d’être avalé par sa machinerie et y poursuivre ses obsessions. Avec Inside Llewyn Davis, au vu de ses atours (le récit minimaliste de la semaine d’une vie d’un chanteur folk), on avait peur de voir les Coen céder aux sirènes du film arty et soi-disant intime. Si, effectivement, ils s’en tiennent à cette chronique austère et musicale, c’est pour la grossir, l’élargir, l’enrichir, d’une puissance mythologique et romanesque totalement étrangère au genre.

Les Coen sont des cinéastes de genre, chaque film fonctionne comme le recalibrage esthétique et métaphysique d’un genre à l’ombre des fantômes des cervelles géniales des frères. Avec Miller’s Crossing, le film noir hard-boiled devient réflexion sur la morale et l’humanité, entre libertarisme et gnosticisme. Avec Le Grand Saut, la comédie politique à la Capra ou Sturges devient portrait mélancolique de l’instabilité des êtres. Ils peuvent utiliser une autre référence: Cormac McCarthy (No Country for Old Men) pour confronter l’horreur du monde et leur propre ironie douce-amère ; Charles Portis (True Grit) pour revenir à la Genèse de l’Amérique. A chaque fois, cela passe par une mise en scène neuve et dynamique, une écriture brillante et intense, des personnages bigger-than-life.

C’est avec la même envie qu’ils s’attaquent à la vie de Dave Von Ronk, qu’ils intègrent des dizaines de références à leur récit en apparence si médiocre, de l’Odyssée à Chandler en passant par Huston. Cette richesse intertextuelle, qui ne cesse de se mettre en avant (le chat appelé Ulysse) pour mieux dissimuler son véritable squelette, n’étonnera pas des auteurs de O’Brother. Mais ce qui fait d’Inside Llewyn Davis une petite merveille, c’est que cette fois, cette profusion d’idées et de thèmes a lieu malgré la ligne narrative au lieu de la diriger. Au lieu d’utiliser leur ressources pour mener le film vers d’autres horizons génériques (comme à leur habitude), ils travaillent de l’intérieur une intrigue tenant sur un coin de nappe.

Ce changement de style n’est pas nouveau. Il fait partie d’une sûre et lente évolution, qui a trouvé une semi-rupture dans A Serious Man, leur fable pseudo-autobiographique. A la fin, le jeune héros, alter ego évident des cinéastes, rencontre enfin le grand rabbin dans son bureau. Guettant et redoutant les paroles du vieil homme, il avait la surprise, et le soulagement, de le voir réciter les paroles de Jefferson Airplane, son groupe fétiche. Rencontrer le monstre mythologique, et le voir continuer sa jolie petite histoire, c’est cela. Les Coen pouvaient alors trouver dans True Grit et l’Amérique des origines un récit génétique et utopique sur le sillon de leurs propres thèmes. Ils peuvent à présent, dans la folk des 60s et les parkings enneigés d’une petite ville, trouver la blague terrible résumant leurs peurs et leurs espoirs.

Quelles peurs, quels espoirs? On pourra nous reprocher de ne pas raconter l’histoire du film, ce qui se passe. Mais c’est parce que le travail de narration des frères, transformant des anecdotes presque minable en des jalons essentiels, est si prodigieux qu’il ne peut qu’être gâché par les mots. Ce travail est d’autant plus prodigieux que, à présent, comme avec True Grit, les Coen semblent à présents délaisser toute esbroufe, comme s’ils avaient déjà largement montré leurs compétences (en particulier à leurs débuts: Arizona Junior, Miller’s Crossing, Barton Fink,- dialogues incroyables, prises de vue acrobatiques, découpage ultra-dynamique…) pour mettre leur génie au service d’une histoire, une simple histoire. Sans avoir peur de passer du rire aux larmes (!), du fantastique le plus mystique au réalisme le plus cru. Comme jamais auparavant. Des prises de vue fortes sans prendre le pas sur les personnages, une photographie splendide et charbonneuse signée Bruno Delbonnel, des chansons filmées dans leur intégralité résumant grosso modo le film en deux ou trois versets… Au niveau du jeu, l’opposition chère aux Coen du jeu blanc de l’un (ici Oscar Isaac dans le rôle-titre) et l’over-act des autres (une Carey Mulligan énervée comme jamais, un John Goodman devenu indispensable au cinéma américain actuel…)… tout cela pour la plus belle élégie de la lose vue depuis longtemps, peut-être depuis John Huston.

On pourra reprocher le côté trop bien tourné l’ensemble, somme toute conventionnel de la part des Coen, ou l’appui trop fort de certaines thématiques et certains symboles dans le film. C’est-à-dire : on sent que le film a été écrit, mis en scène, préparé. On pourra trouver ce blâme absurde s’il ne concernait pas exactement le cœur du film, comme celui de beaucoup des films des Coen : l’interprétation, le principe d’incertitude et le rôle actif du regard. D’autant, que dans ce second ars poetica après Barton Fink, le héros est un artisan de bonnes histoires, le cul entre deux chaises, entre compromis et indépendance, entre milieu prolétaire et réseau bobo (excusez de l’anachronisme). Il se fera manger tout cru par la société et dépasser sans vergogne par des petits malins, dont le fameux Bob Dylan et autres Joan Baez. Qu’est-ce qui est si touchant, qui brise le coeur à ce point, tout en titillant nos zygomatiques autant? la même chose. Le choc rude et absurde entre le rêve et le réel, entre notre inconscient héroïque et notre monde minable, entre le potentiel et l’action.

Désolé d’avoir fait pousser le film vers des délires interprétatifs et de la philosophie de comptoir. Car Inside Llewyn Davis nous invite exactement à l’inverse, se moquant avec férocité et pitié de toute forme de prétention et de superficialité. Mais c’est parce qu’il croit vraiment au rôle de la musique, entre les docks et les villes tristes. Le rôle? Quel rôle? Le rôle d’un film comme Inside Llewyn Davis. Pemettez une ultime pirouette, pour revenir au ton du film: oubliez les idées, vos idées, les nôtres, retournez à la joie feuilletonesque d’un film, porté par la vie et les goûts de ses auteurs tout à la fois. Ce n’est pas de la croyance qui crée un film, mais un film vecteur de sagesse. Un conte noir et terrible qui illumine, un peu, nos vies et nos rêves, qui jette une lumière nouvelle aux chansons du passé, qui fait rire un moment des amis perdus.

Joachim ROSENWALD (EDHEC)

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