“GRAVITY”. Faut-il sauver l’astronaute Ryan ?

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De quoi Gravity est-il le nom?

     Nous ne sommes pas nés à quelques encablures du « Champo », de la « Filmo », ou des cinémas de l’Odéon et nos parents n’avaient pas la prétention (ni même l’intention) de se dire «cinéphiles ». Nous n’étions pas destinés plus que les autres (pas moins non plus, restons lucides) à regarder des films d’auteur hermétiques, déroutants voire totalement insipides. Encore moins à y prendre plaisir. Nos premières émotions cinématographiques furent basées sur des ingrédients simples (du pop-corn, du rire franc – parfois gras -, de l’émotion, de la tension et du désir) et il nous semble que c’est sur la base de ces émotions cinématographiques primordiales (primaires ?) que nous avons pu construire nos jugements cinéphiles. Lorsque nous nous sommes mis à fréquenter les salles obscures du quartier latin en même temps que les bancs des classes préparatoires littéraires, c’est par conviction que nous avons tenu à ne jamais rechigner les programmations « grand public », refusant qu’une hiérarchie préconçue puisse limiter notre curiosité en matière de septième art. A nos yeux, il y a « cinéma » dans toute production filmique, de même qu’il y a « texte » (merci Roland Barthes) dans toute production langagière. Et nous avons vu Gravity.

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     Prendre la plume pour évoquer le cas Gravity est pour nous tout sauf un réflexe intellectualiste, tout sauf une complainte aigrie d’ « happy few ». Nous ne plaidons pas contre une réalité commerciale de la production cinématographique, contre un cinéma susceptible de répondre à la demande émotionnelle du plus grand nombre et de provoquer l’adhésion du public. Nous sautons sur l’occasion d’un film paradigmatique pour appeler à s’affranchir d’une certaine catégorie de la production cinématographique. Nous appelons à l’émergence d’un sens critique individuel. Nous plaidons pour un dépassement, persuadés que c’est sur le jugement critique de tels films que doit se baser la sensibilité du cinéphile (ce qui implique par là-même que nous reconnaissons la légitimé d’être d’un tel film, même si nous déplorons parallèlement qu’on puisse réaliser de tels bénéfices grâce à une si piètre production). Gravity n’est pas seulement un pur film à sensations, c’est un syndrome, le «syndrome Avatar » (du nom de ce fameux film 3D de James Cameron, dont les effets spéciaux peinaient pourtant à excuser l’indigence d’un scénario où des gentils hommes bleus sauvaient leur planète dʼune junte de méchants hommes verts), syndrome caractérisé par le règne d’un sensationnalisme brut et hypertrophié qui suspend de la moindre visée réflexive dans les rets d’une démagogie bien-pensante, complaisante et en 3D (s’il-vous-plaît).

     Il en est dans Gravity comme dans ces publicités de fast-food qui ne prennent même plus la peine de la mise en scène, tant le nom de la chaîne commerciale est entré dans l’imaginaire collectif, et se contentent de donner à voir une portion de frites : tout est servi sur un plateau (lequel sera vidé par le consommateur lui-même dans une poubelle prévue à cet effet). Avec Gravity, ce n’est pas une faim passagère qui est assouvie, c’est une soif de sensations, un sensationnalisme brut. Nul raffinement, nul contournement, nulle circonvolution : vous veniez pour être comblés, vous voilà rassasiés. Venez comme vous êtes, partez comme vous étiez : après consommation, il ne reste rien ou presque (seulement des catégories de jugement floues telles que le « cool », le « bof », le « fun » ou le « pas top»). Ce dispositif à susciter de l’affect, au sens où l’entend le philosophe Yves Michaud dans L’Art à l’état gazeux, présente en un sens une pureté commerciale rarement atteinte : la gageure du film, qui consiste à placer l’intrigue dans un cadre composé de vide intersidéral, semble en effet conduire à la mise à nue de la fabrique des émotions.

     C’est du prêt-à-(res)sentir que déverse sur nous sans relâche Gravity. Mille fois revue l’histoire poignante de cet enfant mort en bas âge, qui doit nous faire nous apitoyer sur la mère-héroïne. Mille fois revue cette scène héroïque de sauvetage sacrificielle où le «second rôle » (Georges Clooney) finit par lâcher la main salvatrice du « premier rôle » (Sandra Bullock). Mille fois revue cette séquence-émotion boursouflée de pathos, durant laquelle le héros se résigne à subir son sort avant de se reprendre en prononçant un speech émouvant sur la nécessité de survivre (malgré tout). À trop jouer sur le vibrato d’une corde (de violon, sûrement) usée, cassée et rafistolée cent fois, Gravity verse dans le « kitsch » le plus extrême, ce « kitsch » dont Kundera rappelle dans L’Insoutenable légèreté de l’être qu’il automatise la survenue des émotions en les réduisant aux stéréotypes dʼelles-mêmes, ce « kitsch » qui se trouve sans doute cristallisé dans cette grosse larme de l’héroïne qui vient, dans une séquence-émotion, s’écraser en 3D sur le spectateur.

    « Gravity n’est pas un film, c’est une expérience ! », vous diront les amateurs du genre (en oubliant de préciser qu’elle est payante). C’est une « expérience », certes, mais « de laboratoire » : prenez plusieurs millions de personnes et faites leur miroiter le film de l’année, entassez sagement ces millions de spectateurs dans plusieurs milliers de salles et prenez soin à ce qu’ils chaussent bien tous leurs lunettes 3D (ces détestables œillères du spectateurs, souvent plus aptes à voiler la béance d’un scénario qu’à parfaire une hypothétique immersion), garantissez leur un minimum de sensations fortes. Pavlov fera le reste. Pleurez (de compassion et d’empathie larmoyante). Riez (d’un rire décontracté façon Georges Clooney). Tremblez (au gré des explosions et du fracas). Admirez (la prouesse technologique du 3D). Il s’en faut de peu pour que l’un de ces animateurs de foule qui commandent les applaudissements dans les émissions de télévision ne surgisse à l’écran et ne se mette à guider les réactions du public. Gravity semble en fait se réduire à une seule et même injonction : consommez. « Prenez et consommez : ceci est de la sensation ». Il nous semble d’ailleurs très éclairant qu’après plus d’une heure de séance, dans une salle de multiplexe bondée du cinéma de Châtelet, l’un des spectateurs se soit exprimé alors que Georges Clooney était à l’écran : « What else? ».

Élias Burgel (ÉNS Ulm), Matthieu Parlons

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