Girlfriend experience ou la poétique de la série « éprise d’elle-même »

Je me crois seule en ma monotone patrie,

Et tout, autour de moi, vit dans l’idolâtrie

D’un miroir qui reflète en son calme dormant

Hérodiade au clair regard de diamant..

Ô charme dernier, oui ! je le sens, je suis seule.

Hérodiade, Mallarmé

  The-Girlfriend-Experience

 

Passé le moment de trouble – assez fugitif et assez vain finalement – qui cherche à comparer la série (diffusée sur Starz et OCS) et le film (lui aussi excellent) de Soderbergh, le constat saute aux yeux et à l’esprit : Girlfriend Experience est une série passionnante, d’une incroyable maturité fictionnelle et qui fera date pour au moins trois raisons :

 

  1. Premièrement, elle prouve que la mise en images de la prostitution n’est pas condamnée au voyeurisme ;
  1. Deuxièmement, elle montre, comme rarement avant elle, que la série est un genre narratif et poétique, qui se distingue pleinement de la littérature et du cinéma par un jeu qui lui est propre, entre la parole et le silence, l’absence et la présence, le plein et le retrait ;
  1. Troisièmement, elle confirme, dans son inspiration sourdement mallarméenne, que la question esthétique et éthique de notre époque est le Self, en ce qu’il est à la fois intensifié et diffracté par toutes nos surfaces médiatiques.

Le sexe comme medium

Dans Girlfriend Experience, le sexe est là à la fois comme un décor, comme un véhicule, comme une « médialité » (au sens d’Agamben).

Il est inscrit dans, par et sur le corps d’une actrice intense (Riley Keough), à la croisée de tous les modèles actuels de la jeune fille moderne (on pense notamment à Kristen Stewart et à Marine Vatch). Il n’y a, d’ailleurs, aucun doute sur le fait que Jeune et jolie (de François Ozon) soit l’une des sources les plus investies de la série. Sauf qu’ici, on n’est jamais dans un récit de prostitution classique, où il s’agirait de dénoncer la bourgeoisie et son hypocrisie, l’orgie des corps et leur marchandisation, pas plus que la société de consommation et son hypersexualité.

Toute la puissance de la série, et c’est là sa prouesse, est d’éviter l’écueil visuel du voyeurisme, l’erreur narrative du journal « intime » et le fourvoiement démonstratif du décryptage social ou politique. La pratique prostitutionnelle est totalement déliée d’une injonction à se dire dans un dispositif de parole, d’explication, de dénonciation ou de justification. A l’image de son héroïne, toute faite d’un mystère sans énigme, la série montre, avant tout et sans l’expliciter, un tempérament, un refus et une quête trempés dans leur époque !

Non circonscrit, le sexe devient lui-même un climat et produit ainsi sa propre prosodie : ses rythmes, ses éclats, ses silences, ses faussetés. Girlfriend Experience n’exalte pas le sexe pour le sexe, mais le prend pour un vecteur d’expression, en même temps qu’un désir d’annulation de Soi. Il enregistre et retranscrit les opérations d’une musicalité supérieure : les arabesques du Self !

 

Vides et pleins de la relation

Ce refus nourrit en profondeur le « plaisir du texte », qui consiste – en permanence – à interpréter et évaluer la part d’oblation, d’abandon ou de simulation de l’héroïne. Que donne-t-elle d’elle-même ? Son corps ou bien un autre type de « disponibilité » ?

Tout au long des épisodes, Christine Reade (c’est le nom du personnage principal) se met progressivement (voilà sa « Bildung ») à enchaîner des rencontres qui laissent les spectateurs indécis sur la nature de leur investissement affectif, sentimental et amoureux. Elle donne son temps de cerveau et de vagin (voire plus encore !) disponible, sans que l’on sache jamais ce qu’elle livre et ce qu’elle éprouve vraiment. Sinon, et c’est essentiel, qu’elle simule rarement la jouissance sexuelle.

Car, comme l’indique son titre, la série pose moins la question de la prostitution (fausse piste programmatique) que celle, hyper actuelle et obsessionnelle, de l’expérience. Et s’attelle ainsi – sans y toucher ! – aux petites expériences que notre époque écranique réaménage : la rencontre, la réputation, l’attention et, donc, la disponibilité.

Si bien qu’une drôle de pensée vient même à l’esprit du téléspectateur, qui consisterait à comparer la série à un autre programme de télévision tout entier dédié à la mise en scène de l’attention et de la disponibilité, à la fois sentimentale et sexuelle, à savoir The Bachelor ! Ce ne serait, d’ailleurs, pas la première fois qu’il faille chercher dans les programmes de téléréalité les ferments et les croisements intertextuels d’une (très bonne) série (on se souvient des relations entre Lost et Survivor ou entre Homeland et Big Brother…).

Il reste que, dans le même temps où la plupart des séries récentes (Breaking Bad, The Knick, Vinyl, etc.) portent de manière réflexive sur les conditions de consommation de l’expérience sérielle (en l’occurrence, l’addiction à leur propre administration audiovisuelle), l’originalité de Girlfriend Experience est, précisément, de mettre en lumière ce qu’on pourrait appeler la « valeur de disponibilité » : « disponibilité » au triple sens d’une mise sur le marché (de produits, de services, de corps et d’expériences précisément), d’une passivité paradoxalement émancipatrice et d’un empowerment par délégation de son pouvoir d’agir (ce que la théorie anglo-saxonne appelle « agency ») à l’autre.

 

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L’« expérience » comme prise, l’« expérience » comme déprise

Au bout du compte, une question s’impose : en 2016, l’« expérience » se vit-elle ou se performe-t-elle ? Voilà la question transversale à tous les développements narratifs et à toutes les expérimentations formelles de la série.

Seule certitude : ce qui est mis en scène dans la série, c’est la montée en puissance conjointe d’une prise sur le corps et d’une déprise sur le monde.

La dialectique est, dès lors, constamment mise en scène dans l’éclat de son mystérieux ressort : se (faire) prendre pour se déprendre. Héroïne à la fois jouissante et mutique, Christine neutralise et se neutralise. Rien de moins politique, toutefois, que cette « déprise ». Celle-ci prend, plutôt, une dimension lyrique, au sens barthésien, de renouement avec le monde, d’extase par le principe du déjeu. « Déjouer le paradigme » (et la contrainte sociale en général) en érigeant le hasard comme le motif intime, profond, de la rencontre : la rencontre heurtée avec les autres et avec le Soi.

Plusieurs scènes le montreraient comme on ne l’avait jamais vu à l’écran auparavant : on voit ainsi Christine jouer à « chatroulette », swiper des webcams jusqu’à ce qu’elle tombe sur un homme qui, pourtant sans qualités, l’inspire sexuellement. Sans s’adresser à lui, elle commence à se caresser, puis tourne l’écran avant de le fermer complètement, à l’abord de l’orgasme.

Une agency ambiguë

Plus généralement, l’ensemble des surfaces qui habitent cette série (les médias, les tablettes, les smartphones mais aussi les vitres, les vitrines, les cloisons des open spaces, etc.) s’apparentent plus à des glaces qu’à des écrans. Transparente et glacée, la surface garde ainsi toujours une puissance d’opacification, qui permet à l’héroïne – en coupant avec l’autre – de mieux se voir, se regarder, se mirer.

Rien n’est pourtant moins frigide que le personnage : elle simule la disponibilité mais pas sa jouissance, disions-nous. Mieux : elle est là pour faire jouir ! Et pour se faire jouir ! Saisissantes, ces scènes nous délivrent un double secret sur l’expérience sexuelle interfacée : l’autre se confond lui-même avec l’écran, et se présente comme un producteur de reflets du moi auto-érotisé ; le secret de la masturbation, c’est que le vide devient le moteur de la jouissance. Le repli se dispose toujours comme l’ombre de la puissance, et inversement !

En « escortant », Christine se brande, se branle, se branche ! Y compris lorsqu’elle rencontre « physiquement » les clients, l’autre est, avant tout, le moyen de se brancher à elle-même : elle suce, elle caresse, elle reçoit, mais au bout de l’autre, elle se touche ! Elle se branche à elle-même ! Telle se redéfinit alors la dialectique : circuit fermé de la relation ouverte aux « moi-écrans »…

« Sexe et solitude », une cosa mentale

Littérairement, c’est l’écrivain Bruce Benderson qui, le premier, a mis en lumière les liens entre Internet et le sexe à travers la question de la rencontre et de la solitude. Le web a remplacé le bar et la rue, écrivait-il ; et c’est maintenant la tablette et le smartphone qui organisent le hasard et le défilement des visages. La galerie n’est plus seulement marchande, elle se fait tactile (gallery), et aligne les corps comme de nouvelles vitrines à lécher !

Toutefois, rien de didactique ou d’édifiant dans notre série. Son art consiste, justement, à ne pas dire notre époque par les moyens les plus évidents, mais de revenir, par le motif-prétexte de la prostitution, à la question de l’expérience de la solitude. Trop « téléphonés », les moyens auraient été le Selfie, le réseau social, le like, ou tout autre menue monnaie du « narcissisme à plusieurs » qui traduit nos réseaux « sociaux » de l’infatuation connectée. Rien de tout cela dans la série. A l’inverse, le sexe est représenté de manière avant tout mentale et les médias apparaissent comme les opérateurs d’une synaptique démultipliée de la rencontre de soi avec soi.

Au risque du spéculaire

De manière le plus souvent sidérante, la série renoue ainsi, sans lourdeur aucune, avec les questions fondatrices de l’identité : l’image, le miroir et l’écriture de soi.

En 2016, le « souci de soi » (Foucault) se « machine » le plus volontiers selon une opération de catalogage, de défilement et d’enregistrement des performances. Et le fait est que l’héroïne est sans cesse photographiée, enregistrée, interfacée. Mais elle enregistre elle-même les autres…  Et s’enregistre, elle aussi… Beaucoup !

La seconde scène inouïe de la série en termes d’auto-érotisme présente une sophistication du « stade du miroir » (de la psychanalyse) comme on ne l’avait, là encore, jamais vue. Inquiète d’être stalkée par un client abusif, Christine installe dans son appartement un système de vidéo-surveillance.  Aussi la voit-on un soir en train de faire défiler la bande enregistrée de la veille, jusqu’à ce qu’elle tombe sur sa propre image dans sa chambre à un moment où elle se masturbe. Exactement de la même manière que Lacan décrit le stade du miroir, Christine est d’abord surprise de se voir, comme s’il s’agissait d’une autre (ou d’un autre). Puis elle se met à ralentir le flot d’images pour se regarder, fascinée. Elle est littéralement happée par elle-même, selon le principe formel de l’image fractale.

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« Selfmédiativité » de la série ou l’obsession de l’autonomie

Dans une fausse scène d’aveu final (9ème épisode), la mère de Christine dit à son père que leur fille a toujours été « égoïste » (« Selfish »), comme si elle lui livrait, par là même, une définition ultime de sa psychologie.

Il est vrai que la solitude traverse de part en part le personnage. Mais moins psychologiquement qu’esthétiquement et intellectuellement.

Entre la poétique mentale d’une Hérodiade et la quête absurde d’un Bartleby, Christine pose, en des termes jusqu’alors inédits dans une fiction, la question de notre époque « fière » de ses techniques et de toutes les formes de publication de soi qu’elles permettent : jusqu’où l’autonomie (empowerment et agency) peut aller ? Jusqu’où suis-je, seul, la mesure de ma propre performance-reconnaissance-jouissance ?

Et, en cela aussi, Girlfriend Experience est une série radicale. L’une des leçons les plus fortes de la série est, alors, qu’il y a, finalement, plusieurs moyens et plusieurs chemins pour rester vierge.

Au point de redéfinir le statut même de personnage comme catégorie fictionnelle. De la même manière que The Affair (la série de Hagai Levi et Sarah Treem) redessine complètement les contours de la notion artistique de « point de vue » (http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1401889-the-affair-sur-canal-plus-un-bijou-televisuel-du-jamais-vu-depuis-in-treatment.html), Girlfriend Experience confère un nouveau périmètre à la notion de personnage principal : dans la série, le personnage devient « principal » en ce sens que, se repliant sur soi, il supprime progressivement – et sans raison apparente – tous les autres personnages de son environnement. On comprend aisément le désarroi de certains spectateurs soucieux d’une narration classique et confortable…

Mimétique, la solitude se fait même narrative. L’arc diégétique se met en effet à se distendre et à se déprendre de ses intrigues, comme l’héroïne se déprend des impératifs professionnels, amoureux, relationnels, familiaux, juridiques, etc. Jusqu’à produire le cas unique d’un dernier épisode, totalement en rupture avec les autres, comme une coda autarcique, conclusive et abymante. Ce qu’on appelle dans le langage des industries sérielles un « stand alone » ou un « loner ». Comme le « ptyx » mallarméen, Girlfriend Experience se clôt sur son propre hapax…

Mallarmé encore !

 

Voilà comment Mallarmé livrait à son ami Henri Cazalis le portrait intime de sa poétique : “Pour moi, la poésie me tient lieu de l’amour parce qu’elle est éprise d’elle-même et que sa volupté d’elle retombe délicieusement en mon âme.”

Comme pour la poésie de la fin du 19ème siècle, travaillée par les limites internes de son autoréférentialité, Girlfriend Experience exalte la forme-série à un niveau de beauté telle que, « éprise d’elle-même », elle se confond avec le destin – « spiritualisé » – de son héroïne. Et produit un effet sans équivalent sur le spectateur actuel : une jouissance « dans l’âme »…

Olivier Aïm