Elle est ici, Jeanne

Jeanne d’Arc. Les adaptations au cinéma du mythe de la guerrière sainte sont légion. DeMille, Dreyer, Bresson s’y sont aventurés, pour ne citer qu’eux, et c’est maintenant au tour de Dumont de donner suite à Jeanette, l’enfance de Jeanne d’Arc, pour repropulser la jeune Lise Leplat Prudhomme au sommet de l’art du jeu d’actrice. C’était « mon premier Dumont », aussi mon analyse de ce film plus qu’ambigu, hétéroclite et iconoclaste sera-t-elle sûrement fallacieuse par endroits, mais c’est po grave.

J’étais tombé sur la bande-annonce avant je ne sais plus quel film, et l’atmosphère pesante et éthérée des scènes dans la cathédrale m’avaient d’emblée donné envie d’aller jeter un œil à ce film qui avait l’air assez étrange, et j’aime bien quand c’est étrange. L’apparition du logo Un certain Regard, et une amie qui m’a dit qu’en effet le film était bien chelou ont eu pour effet d’enfoncer le clou. Me voici donc dans la salle un mardi à 14h30 (ne me jugez pas), la lumière décline, l’écran s’allume.

Une œuvre complexe à appréhender

Première remarque, ce film n’en est pas un. C’est un savant mélange entre une pièce de théâtre, et des scènes certes plus cinématographiques ; c’est un hybride. La première partie du film se déroule sur les plages Normandes, et sa construction est tout à fait théâtrale, assez gauchement d’ailleurs (mais c’est voulu). Les personnages apparaissent un par un au milieu d’un décor sablonneux et désert, chacun annoncé par un maladroit « Mais tiens, voici xxx qui arrive » qui pourrait presque être suivi par un regard malaisé droit vers la caméra, à la The Office. Les acteurs défilent et récitent leur texte de manière hésitante, comme les jeunes acteurs de ce beau film de Kechiche, L’Esquive. Les textes littéraires et obséquieux — car totalement surannés — sont déclamés par des acteurs amateurs aux accents assez vulgaires. Des mouvements d’yeux hésitants semblent presque attendre un OK COUPEZ, les corps semblent figés dans des positions inconfortables comme sur une scène de théâtre devant des centaines d’yeux ébahis. Les acteurs butent même sur certaines de leurs paroles. Enfin un film qui utilise ça, que ce soit pour conférer un faux aspect d’improvisation, de non-script, un faux aspect théâtral, peu importe. Vous avez déjà vu un personnage qui tousse dans un film sans qu’il crève cinq ou six scènes plus tard ? Qu’est-ce que ça fait du bien de voir un réalisateur utiliser enfin un langage réaliste chez ses acteurs, même si je ne doute pas que ce ne soit bien évidemment pas le premier…

Un avantage de ce cringe permanent, c’est que le film en devient super drôle, et ce de manière assez fine. On pourrait croire que le drame sérieux est bien plus légitime, pertinent que la comédie, mais c’est faire preuve de snobisme que de penser ça, et certaines comédies véhiculent des messages beaucoup plus profonds, et bien mieux, que des drames qui se la pètent. Je reste aujourd’hui convaincu qu’il est bien plus difficile d’écrire une comédie qu’un drame ; le rire est un art.

Un jeu iconoclaste

Dumont rejoint ici la grande guilde des réalisateurs qui ont créé leur propre jeu d’acteur. Sans vouloir se conforter dans la méthode Stanislavskienne, Lanthimos, Alverson et ici Dumont, pour ne citer qu’eux, sont allés diriger leurs acteurs d’une manière totalement novatrice et subjective qui brise les règles habituelles. Quoi de plus efficace pour apporter cette inquiétante étrangeté qui crée un univers totalement nouveau, qui fait voyager le spectateur, et qui construit presque un cinquième mur pour appuyer de manière bien plus pertinente — car encore plus métaphorique — son propos ?

La deuxième partie du film donne un ton différent. L’arrivée de Luchini marque non pas une pierre d’achoppement, mais un jalon tremplin pour l’univers du film. Sa performance ne dure que quelques secondes, mais quelle maîtrise. Ce bon Fabrice semble faire preuve d’une maîtrise totale de son visage, et alterne des écarquillements d’yeux, des rictus vibrants, des tics nerveux, tout cela noyé dans une sorte de malaise physique dont je ne savais même pas qu’il était possible de le jouer. J’ai un respect profond pour les acteurs et les actrices, je considère que c’est la profession qui permet de se développer au maximum, car un acteur qui meurt aura vécu des dizaines de vies. Un acteur s’octroie la sagesse d’expériences aussi diverses que profondes qu’une seule personne n’a pas le temps de s’offrir en une vie, aussi remplie soit-elle. Le deuxième point qui me transcende chez les acteurs est cette capacité à maîtriser leurs corps. Un véritable acteur maîtrise tous les aspects de son corps. Technique d’Alexander, sophrologie, méthodes de respiration et contrôle individuel des muscles sont autant d’astuces de jeu qui transforment un acteur en un être qui dépasse presque l’humanité. Ne cherchez pas les hommes bioniques ou les exosquelettes, lisez La Formation de l’Acteur et vous découvrirez comment rire du stress, comment maîtriser son langage corporel, comment dominer l’indominable. Un maître acteur est un surhomme, et il n’y a rien de plus sexy au monde à mes yeux.

Un logos intestable

La scène du procès, ou plutôt les scènes du procès, font donc entrer le film dans une ère nouvelle. Le jury arrive, et nous voilà plongé dans une version contemporaine de 12 Angry Men. Chaque personnage aura ici sa propre manière de s’exprimer, c’est la polyphonie de Dostoïevski adaptée au jeu d’acteur. En un film, Lumet a réussi à instiller dans chaque membre du jury une personnalité et une histoire folle qui jouent directement sur la perception du spectateur. Dumont n’en fait ici pas autant, mais étonne par le langage de chacun de ses acteurs. Ils sont comme enfermés dans les grandes ou petites idiosyncrasies de leur personnage, et chaque discours donne lieu à un émerveillement devant le travail de la locution et du langage corporel. Et la déclamation faussement grandiloquente des textes cacherait presque une mise en abîme géniale de Dumont, qui jouerait alors sur l’ambiance théâtrale de la première partie du film. On pourrait même avancer que le réalisme du jeu de chaque acteur pourrait camoufler une critique subtile, une hiérarchisation des personnages que chacun joue… Le monologue de Benoît Robail époustoufle par sa diction gutturale archaïque, tout droit sortie du langage paysan du Moyen-Âge, et par ses mouvements de corps qui forcent au respect même malgré les non-aléas du non-direct. Serge Holvoet campe un clerc ravagé par les frustrations et les refoulements d’une foi aveugle et soumise à des règles trop autoritaires, et ça se lit sur son visage même : ses tics nerveux sont hallucinants de sincérité.

The bones of electricity howls in the bones of her face

Tous ces clercs semblent ployer sous le poids d’une religion à la sévérité absconse, là où la petite Jeanne, bien qu’autoritaire comme aucune gamine de 10 ans, fait preuve de plus de liberté, presque de sérénité méditative. Ses petits tics nerveux ne trahissent pas une personnalité bridée, mais plutôt des excentricités puériles. Ces tics faciaux, je les ai retrouvés chez Daniel Radcliffe dans les premiers Harry Potter, ou dans le personnage de Brian dans Dr. Quinn, Femme médecin (les vrais savent). Daniel Radcliffe souffrait de dyspraxie, ce qui pouvait expliquer lesdits tics qui nous ont tous fait fondre, mais Lise Leplat Prudhomme l’a ici feint, sans doute pour accentuer la jeunesse — et par extension la jeunesse d’esprit — du personnage, à mettre en opposition avec les faciès émaciés du clergé conservateur.

Les scènes du procès sont à apprécier pleinement. Là où le reste du film est plus atmosphérique, plus éthéré, plus artistique, cette partie est plus philosophique, et il faut davantage se concentrer sur l’argumentaire que sur l’ambiance. Donnant suite à un bref intermède, avec un humour tout droit sorti de Kaamelott, entre les tortionnaires et les serruriers, la joute verbale entre Jeanne et son jury est fascinante pour peu que l’on ne s’y perde pas, et pose de véritables questions sur la religion. Je ne doute pas d’ailleurs que Dumont se soit un peu moqué des « débats à la con » de croyants, notamment lorsque le jury délibère sur le pardon ou non d’une faute qui aurait offensé non seulement une personne, mais aussi Dieu lui-même, en citant verbatim le Notre Père et en occultant toute notion de jurisprudence religieuse. Seul point noir, la petite Jeanne crie trop et j’ai vraiment trouvé ça insupportable. J’ai donc pris sur moi et souffert l’impétuosité insupportable de sa voix stridente durant ces longues minutes…

Un récit minimaliste

Les décors du film sont par ailleurs assez antinomiques, mais pas tant que ça. Je m’explique. La première partie du film met en scène une plage assez classique, un « château » représenté par un gros cube de béton avec une vague oriflamme plantée dessus et des prisons campées par d’anciens bunkers Normands… Ces décors minimalistes et anachroniques m’ont rappelé Synecdoche, New-York, ou encore Dogville. Une manière pour Dumont de planter l’histoire dans une intemporalité, de généraliser sa morale ? Une simple bizarrerie cocasse ? Chais po. Les visuels de la cathédrale d’Amiens, quant à eux, sont à couper le souffle… L’église est une véritable citadelle d’ivoire, une ville dans la ville, le gothique flamboyant dévoile ses espaces infinis blancs nacrés qui s’élèvent jusqu’à des hauteurs absurdes, la verticalité vertigineuse se perd dans des méandres architecturaux façonnés à l’extrême et des détours sculpturaux d’un autre Âge, on sentirait presque l’air glacial qui s’échappe de la pierre, on entendrait presque les échos infinis des fidèles dont les prières marmonnées et les chants en chœur montent à l’unisson au faîte de ce colosse de pierre… Et toute cette ambiance est sublimée par les costumes presque ésotériques des membres du clergé. Mais la gloire baroque, quelques siècles à l’avance dans les scènes de l’audience, rappelle cette intemporalité, et souligne encore et toujours l’excentricité du film de Dumont.

La fin du film commence de manière assez poétique avec Jeanne qui semble s’envoler vers le seigneur, comme délivrée du poids, du fardeau de l’humanité représentée par les hommes (serait-ce un film féministe ??). On pensera ici à l’argumentaire de Kundera au début de L’Insoutenable Légèreté de l’Être, qui discute le caractère positif ou négatif d’un tel fardeau, entre envol et proximité avec la terre, l’authenticité, à travers le prisme de textes de Nietzsche et Parménide. Mais cette humanité dont elle se délivre, sont-ce les passions, ces bassesses qui clouent les hommes sur la terre, et les empêche de voir assez clairement pour atteindre un statut supérieur de sage, de divinité ? Non, car Jeanne fait preuve de passions, c’est le moins que l’on puisse dire : elle crie, elle est têtue, elle fait preuve d’une certaine arrogance, ou d’une indifférence que l’on prend pour du mépris qui lui-même trahirait une certaine arrogance. Je pense que l’on a juste affaire à une élévation spirituelle à travers la prière, une élévation de l’âme. Parce qu’une scène après la petite finie quand même bel et bien réduite en cendres, dans une scène courte, mais qui fait malgré tout écho au fameux plan de Falconetti dans l’adaptation de Dreyer.

Une ambiance sonore éthérée

C’est le bon moment pour parler de la musique de Christophe (ouais ouais, le mec qui a fait Aline). Basculant dangereusement vers les gouffres amers du kitsch voire du cringe, la BO s’en sort plutôt bien. Les instrus sont plutôt modernes, les textes plus traditionnels car ancrés directement dans l’histoire, sans pour autant faire dans le ridicule. Et la voix cassée de l’interprète ajoute à tout cela un peu de pathos, enfin ça marche plutôt bien. Mais le rôle de la musique ne s’arrête pas là. On pourrait penser que les notes de Christophe s’inscrivent dans l’extradiégétique classique des OST de films, mais la scène où Christophe apparaît en vrai, en diégétique cette fois, m’a prouvé le contraire. Les musiques pourraient représenter les fameuses voix divines dont on affuble Jeanne d’Arc, historiquement parlant, ou plus généralement la parole divine. L’éloquence légendaire de Guillaume Evrard, et toutes les scènes d’extase de Jeanne (dont la formidable scène d’intro/générique d’entrée qui, bien que longuette, ne lasse en rien) sont ornées de la musique de Christophe. On pourrait même aller plus loin et dire que le spectateur représente Dieu lui-même, puisque Jeanne semble regarder directement dans la caméra lors desdites extases. Et puisque que le spectateur est impuissant devant l’écran et les images inconnues qui défilent devant lui, Dumont ne serait-il pas en train de dire que Dieu ne sait lui non plus pas du tout ce qu’il fait ? J’en doute, il a l’air assez catho quand même le bonhomme.

 

Bref, Jeanne est globalement une œuvre contemplative. Pas moins d’un quart des spectateurs aura quitté la salle pendant ma séance, et on ose encore ne parler que des quelques personnes qui s’échappent des séances de Noé ou Denis… Enfin bref. Ce film n’est pas pour tout le monde, car il alterne habilement entre la nécessité d’une écoute attentive des dialogues, et celle d’une susceptibilité particulière à une ambiance générale, et on a tous un peu la flemme parfois quand même. Enfin bon, après Ruiz et Serra, encore un réalisateur dont le visionnage d’un film me donne envie de découvrir toute l’œuvre. Mais pas tout de suite.

Paul Escudier